Le chercheur en sciences humaines et sociales : un modèle de l’intellectuel au XXIe siècle
À quoi ressemble une vie de chercheur ? Le flou programmatique de sa fonction aux yeux d’un public profane se mêle aujourd’hui à un trouble existentiel exprimé par les intéressés eux-mêmes. « La vie de laboratoire », pour reprendre le titre d’un vieux livre de Bruno Latour et Steve Woolgar, inaugurant dès la fin des années 1970 un courant abondant d’études savantes sur les conditions de production des faits scientifiques, s’est tellement transformée ces vingt dernières années qu’elle suscite de plus en plus de réflexions, oscillant entre colère et résignation, entre combat contre ses nouvelles normes et intériorisation mécanique de la plupart d’entre elles.
La figure particulière du chercheur en sciences humaines et sociales (SHS) incarne à elle seule la difficulté actuelle à faire exister les faits scientifiques dans le débat public : les faire connaître en dehors du monde académique, autant que les produire, compte tenu des contraintes qui pèsent sur les conditions de travail. Car tout a changé depuis vingt ans dans l’exercice du métier de chercheur en SHS : le nombre croissant des universitaires ; la précarisation des statuts et des conditions de vie, liées à cette massification et aux politiques publiques de plus en plus contraignantes, mais aussi la réputation sociale ternie, après un temps qui les consacrait comme des figures admirées du débat public.
Cette difficulté nouvelle du métier de chercheur procède en effet d’une perte de prestige symbolique des sciences humaines et sociales. Au cœur du paysage scientifique, leur place de plus en plus réduite depuis les années 1980 a valeur d’indice d’un déplacement d’un rapport au savoir intellectuel. Alors qu’elles attiraient la majeure partie du monde intellectuel dans les années 1960-70, elles ne suscitent plus le même entrain. Si ces disciplines disposent encore d’un appareil institutionnel solide (revues, diplômes, associations professionnelles, laboratoires…), elles « apparaissent menacées par des discours qui tendent à re-naturaliser le monde social », observe le sociologue Mathieu Hauchecorne dans La vie intellectuelle en France (Seuil).
Re-naturaliser le monde social : c’est dans ce mouvement en forme de retournement que se traduit la crise des sciences sociales, quand on se sait que son projet fondateur, tel qu’il s’est construit à la fin du XIXe siècle, consistait précisément à dénaturaliser le social. Négligeant largement l’apport des SHS, les politiques privilégient désormais l’économie ou le droit, plus efficients à leurs yeux techniciens. L’intellectuel en tant que figure souveraine de ce champ qui comprend philosophe, historien, sociologue, linguiste, géographe ou anthropologue, disparaît en partie de la scène publique. Celle-ci ne lui accorde plus la place solidement occupée depuis le début du XXe siècle.
Pour le pouvoir politique et la machine étatique, la seule intellectualité qui vaille se positionne plus dans la dureté fantasmée des recherches scientifiques positives que dans la mollesse supposée de la réflexivité sur le monde social. Institutionnalisées dans les facultés de lettres et de droit au cours des années 1960, acmé de leur prestige symbolique, les sciences sociales souffrent depuis d’une position d’infériorité scientifique.
La dégradation générale des conditions de travail et la prolétarisation accrue de beaucoup de doctorants caractérisent l’état actuel du monde de la recherche, dans ses grandes largeurs.
La place accordée aux intellectuels dits médiatiques, et plus généralement aux publicistes et polémistes en tout genre, que les médias de masse, en particulier sur les plateaux télé, mettent en scène avec un cynisme aveugle, renforce cet effet de marginalisation des chercheurs sérieux dans le débat public. À la fois trop nombreux, dilués, banalisés, invisibilisés par l’effet de masse, occultés par les logiques médiatiques dominantes, ils ont perdu le caractère distinctif de leur condition symbolique.
La dégradation générale des conditions de travail et la prolétarisation accrue de beaucoup de doctorants caractérisent par ailleurs l’état actuel du monde de la recherche, dans ses grandes largeurs. De nombreux travaux insistent depuis vingt ans sur la pression croissante à la publication, sur la précarité des chercheurs en attente de titularisation, sur la bureaucratisation croissante de l’enseignement supérieur, sur la place de l’évaluation par les pairs, sur l’enjeu croissant d’un contrôle de l’intégrité scientifique, sur le financement de la recherche sur projets, sur le rôle des chercheurs dans les entreprises…
Cette situation nouvelle dans l’histoire de la vie intellectuelle en France renvoie à la fragilisation économique et statutaire de l’Université française, soumise à des règles et des principes d’organisations inspirés du paradigme néolibéral contemporain. Depuis dix ans, l’autonomie des universités s’est traduite par un désengagement financier de l’État et par la stagnation du recrutement d’enseignants sur poste de fonctionnaire.
« Dans ce contexte, ce sont donc surtout les enseignants-chercheurs qui ont supporté la charge de perpétuer les missions de l’université », expliquait récemment Éric Agrikoliansky dans un article d’AOC. « Ces derniers voient ainsi leurs tâches se multiplier et se complexifier sans que leur rémunération ou leur reconnaissance sociale ne s’accroissent corrélativement », écrivait-il, en rappelant que « les universitaires exercent aujourd’hui plusieurs métiers en même temps : enseignants, chercheurs, gestionnaires de leurs formations, tuteurs responsables de l’orientation des étudiants et de leur mobilité internationale, inventeur de nouveaux formats pédagogiques et de la numérisation des cours, manager des personnels administratifs et administrateurs de leurs composantes ». Sans parler des tâches d’évaluation et de recrutement des pairs et des établissements qui se développent avec la mesure de « la performance » et l’engagement dans les instances collégiales des universités.
L’État cherche ainsi à diffuser l’esprit d’entreprise dans la culture de l’Université. Selon Olivia Chambard, auteur d’une thèse sur « La fabrique de l’homo entreprenans », « l’intégration d’un champ lexical entrepreneurial dans l’espace des politiques de l’enseignement supérieur et des pratiques éducatives constitue un signe parmi d’autres de la transformation de l’enseignement supérieur, engagée depuis le début des années 2000, et notamment d’un renouvellement de ses rapports avec le monde économique ».
Être reconnu : c’est à cet impératif que s’ajuste la possibilité d’exercer sa fonction de chercheur.
Comme le souligne Nicolas Thély, directeur de la Maison des sciences de l’homme en Bretagne, dans la préface de l’ouvrage collectif Être un chercheur reconnu ?, « les chercheurs souffrent d’un manque de temps pour réfléchir aux transformations de leurs métiers et de leurs statuts ; ils sont confrontés à de nouvelles attentes de la part des décideurs et des grands opérateurs de la recherche académique : une publicité plus étendue de leurs travaux allant de la vulgarisation à la science fondamentale, une interaction concrète avec la société civile, un partenariat encouragé avec le monde de l’entreprise ». Ces recommandations, « souvent perçues comme des injonctions », ont bouleversé les conditions de travail et le statut de l’enseignant-chercheur.
Pour accablante qu’elle soit, cette transformation du métier de chercheur, indexée à cette massification de l’enseignement supérieur, à l’introduction du paradigme néolibéral dans son organisation et au sentiment généralisé de déclassement dans la hiérarchie des fonctions sociales, n’en reste pas moins perméable à diverses manières de s’en accommoder.
L’une des manières les plus vertueuses et proactives d’exercer le métier de chercheur aujourd’hui est de parvenir à être « reconnu » comme tel, en dépit de tous les obstacles rencontrés sur le chemin de la notoriété : reconnu pour la qualité de ses travaux, par ses pairs, par des publics, ou par des proches. Être reconnu : c’est à cet impératif que s’ajuste la possibilité d’exercer sa fonction. Sinon, à quoi bon faire de la recherche ? Reconnu, soit ; mais reconnu comment, par qui, par quelle instance de légitimation, et pour quoi faire ? À l’image de la majorité des corps professionnels, le manque de reconnaissance apparaît très partagé dans le monde de la recherche, quelle que soit la discipline, quel que soit le statut, quel que soit le degré d’avancement dans la carrière.
C’est à cet enjeu précis de la reconnaissance que s’est attaché le projet de recherche sur les conditions de travail des chercheurs, proposé à Nicolas Thély par Marion Lemoine-Schonne, Christian Le Bart et Matthieu Leprince, publié dans la série d’ouvrages « Métier de chercheur.e », coéditée par la Maison des sciences de l’homme de Bretagne (MSHB) et les Presses Universitaires de Rennes (PUR). Le livre croise 18 témoignages de chercheurs et donne un aperçu éclairant du métier (un métier comprenant au moins 24 000 personnes – doctorants, post-doctorants, enseignants-chercheurs – comptabilisées au sein de l’une des 300 unités de recherche relevant de l’INSHS).
Comme l’indique la diversité des profils de chercheurs ici interrogés et des expériences au sein du monde académique, plus ou moins institutionnalisées et élargies au monde extra-universitaire, la palette des formes de reconnaissance reste très large, et la légitimité octroyée très variable, entre la place accordée par les pairs, les publics ou les proches. Si le succès public semble souvent une marque d’excellence et le signe d’une reconnaissance accomplie (le chercheur a su parler au-delà du monde académique), il peut aussi être considéré comme une marque d’infamie, lorsque le chercheur est prêt à dévoyer la science et à renoncer à la rigueur pour se procurer un succès facile.
En réalité, plutôt que de se laisser coincer entre le marteau de la pureté académique et l’enclume de l’impureté médiatique, le chercheur s’ajuste dialectiquement à ces deux niveaux d’intervention, et tente de circuler entre des sphères diverses de reconnaissance. Dans cette zone ouverte et jamais fixe, s’entremêlent des enjeux de légitimité, de visibilité, de notoriété, d’estime et de prestige. « Les indicateurs de reconnaissance internes (au monde académique) et externes (visibilité extra-académique) ont en commun de ne jamais clore une fois pour toutes la question de la reconnaissance », souligne le politiste Christian Le Bart en conclusion de l’ouvrage. « Aucune marque de reconnaissance n’échappe aux débats sur sa valeur relative ».
Comme l’écrit l’historien Patrick Boucheron, modèle échevelé d’un chercheur contemporain prenant au sérieux la question de la double appartenance au monde infra et extra-académique, le métier de chercheur a la particularité d’être « un métier comme les autres et un métier pas comme les autres ». Comme les autres, il se laisse traverser par des luttes de reconnaissances, selon le paradigme théorisé par le sociologue Axel Honneth et d’autres (Charles Taylor, Judith Butler, Nancy Fraser, Emmanuel Renault…). En cela, dans ce cadre d’une économie morale, le chercheur ne se distingue pas spécialement des autres individus.
Mais, souligne Boucheron, le chercheur est aussi un métier à part, dont la quête de reconnaissance publique révèle le fondement même : « si le chercheur a pour métier de produire des savoirs et de les rendre socialement disponibles, il ne peut le faire qu’en adoptant lui-même un point de vue qui l’engage et qui l’expose ; voilà pourquoi la question de la reconnaissance s’exprime avec des modalités propres, qui sont à la fois très intimes et très objectivées, notamment lorsqu’on tente d’évoquer la manière dont se nouent la fabrique de l’autorité et celle de la notoriété ». Cette fabrique emprunte des chemins diversifiés, dont chaque auteur invente à sa manière la formule.
Patrick Boucheron, lui, assume jouer le jeu d’un mouvement pendulaire entre deux façons d’exister et de travailler, en soi et au-delà de soi, autocentré dans un monde défini par des règles académiques et recentré vers le cœur du débat public, fût-il enrobé dans des formes hyper médiatiques. Aucune option n’est jamais sûre, ni forcément efficace. Ce n’est qu’à l’épreuve du temps et des occasions historiques que s’organise le déploiement d’une parole sans cesse en mouvement. « Exercer une responsabilité intellectuelle consiste à se donner un projet d’influence : faut-il répondre à tel polémiste ? Non sans doute, mais peut-on supporter de se laisser insulter sans répliquer ? Sans doute faut-il alors s’interroger sur ce que l’on doit défendre : son nom, son renom ou la renommée d’une profession. Chaque jour apporte son cas de conscience ; affirmer quelques règles d’action tout en négociant sans cesse leur application ; le faire en tâchant de n’être pas seul, mais inspiré et soutenu par une politique de l’amitié », estime Patrick Boucheron, soucieux d’expérimenter, au théâtre, à la radio et à la télévision, de « nouvelles formes d’adresse du savoir historien », mais aussi « sans doute, plus profondément, de nouvelles manières d’envisager le travail de l’histoire ». « Il s’agit moins de chercher ce que Georges Duby appelait des audiences élargies que d’intensifier des expériences de pensée, c’est-à-dire en réalité de nouvelles scènes pour sa mise à l’épreuve ».
Tout l’enjeu des chercheurs est donc de ne pas se laisser piéger par l’injonction institutionnelle à valoriser leurs travaux, au risque de brouiller les frontières qui définissent l’activité scientifique.
Cette « politique de l’amitié » dont parle Boucheron s’inscrit dans une forme de réactivation sensible de la forme de l’intellectuel collectif, dont on perçoit les signes ici et là dans la vie académique et publique. Des collectifs se multiplient sous des formes variées : nouvelles revues, pétitions, livres collectifs, groupes thématiques de travail, forums de discussion, intensification de regroupements par projets… Il n’existe pas un jour durant lequel un texte collectif ne circule dans l’espace médiatique, sans compter les conversations internes aux réseaux scientifiques eux-mêmes. Plus on est mobilisé autour d’une question, plus celle-ci pourra résonner ; peut-être parce que l’urgence des enjeux politiques du monde contemporain exige des prises de conscience collectives qui ne peuvent se contenter d’interventions individuelles, vaines et vaniteuses dans leur prétention au superbe isolement.
Tout l’enjeu des chercheurs est donc de ne pas se laisser piéger par l’injonction institutionnelle à valoriser leurs travaux, au risque de brouiller les frontières qui définissent l’activité scientifique. Attachés à l’idée d’une autonomie de la science, au nom des règles de production de savoir (défendre des méthodes, des protocoles, prendre du temps…), ils plaident surtout pour une autonomie relative de leur existence, sachant que cette tension entre une autonomisation du champ scientifique et une inclusion dans le débat public au nom d’une légitimité savante traverse toute l’histoire de la vie intellectuelle.
Si certains veillent à séparer de manière rigide la séparation entre les deux territoires, au nom d’une conception scientiste achevée, nombre d’entre eux, fidèles à l’héritage historique de leur fonction, s’inscrivent volontairement dans cette confusion qui tient plus d’une porosité féconde et d’une circulation heuristique entre deux horizons complices. Comment construire une pensée sans s’accrocher dans le même temps à ses effets possibles dans le monde réel ? Comment, symétriquement, agir politiquement sans s’appuyer sur une réflexion préalable ?
Le chercheur-modèle, autrement dit l’intellectuel « authentique », est celui qui tente d’instaurer une collaboration dans la séparation, comme une manière de conjurer la distinction entre l’intellectuel oracle à l’ancienne et l’intellectuel-expert spécifique. « Il faut pour être un vrai savant engagé, légitimement engagé, engager un savoir », affirmait Pierre Bourdieu (conférence à Athènes en mai 2001, publiée dans Le Monde diplomatique de février 2002), en critiquant les savants qui se croient doublement savants parce qu’ils ne font rien de leur science, mais en critiquant aussi les intellectuels organiques qui, incapables d’imposer leurs idées dans le champ scientifique, paradent dans le champ politique en prétendant que l’intellectuel n’existe pas. Au milieu des années 1990, Bourdieu voyait bien que le chercheur avait un rôle sans précédent à jouer, et qu’il n’était plus possible de « rester comme ça sur son petit tas de science » (entretien dans Vacarme, « A contre-pente », janvier 2001).
À la mesure du témoignage de Fanny Bugnon, maîtresse de conférence en études sur le genre à l’université de Rennes 2, dans Être un chercheur reconnu ?, les chercheurs d’aujourd’hui tentent de développer « une multipositionnalité à l’intersection des univers académiques, associatif, institutionnel et politique ».
Sous plusieurs formes, le champ intellectuel traduit donc aujourd’hui le désir d’imbriquer un discours « militant » dans la pensée savante, en refusant une dissociation artificielle. Contre les effets « dépolitisants » de cette dissociation, une grande partie des intellectuels se sent aujourd’hui tenue d’intervenir dans le débat public, par le biais de récits issus de l’histoire, de la sociologie, de la philosophie, de l’économie, de la géographie, de l’anthropologie, du droit, de la littérature… Si certains trouvent dans le noyau du discours scientifique la matière d’un élan politique, si d’autres font jouer avant tout leur surmoi militant, beaucoup articulent l’un et l’autre dans une combinaison pragmatique qui ne disqualifie en rien la science. Au contraire, elle l’élève.
À voir depuis une dizaine d’années la liste des sujets de débats sur lesquels les intellectuels s’engagent publiquement – des violences policières aux droits des minorités, des classes sociales délaissées à la question climatique, du sort des migrants à la surpopulation des prisons, des défis de l’automation algorithmique à la valorisation des communs, de l’extinction du vivant à la justice fiscale…–, on saisit mieux comment les penseurs échappent à leurs dilemmes intérieurs entre pensée et action.
Déconstruire et déjouer leur opposition supposée en les réconciliant dans le cadre d’un même geste : c’est à cette nécessité que s’accrochent les chercheurs pour cadrer le sens de leur travail et orienter celui de leurs interventions. Avec la science, pour la société ; pour la science, avec la société. Cette intensité et cette étendue des prises de parole construites dans cette articulation entre science et engagement n’ont jamais été aussi sensibles qu’aujourd’hui, contrairement à une idée reçue. Elles sont à leur manière le signe que rien de la pensée savante aujourd’hui ne se contente de sa fermeture sur elle-même, en dehors des quelques savants fiers de leur détachement spéculatif vis-à-vis du réel.
À rebours de l’idée reçue d’un vide abyssal dans le monde des idées, le foisonnement des systèmes de pensées, des écritures et des objets renouvelés, des approches théoriques, des méthodes de recherche, des modes d’adresse aux lecteurs et citoyens, caractérise aujourd’hui le paysage intellectuel. Dans les revues, les tribunes, les conférences publiques, les colloques, les livres, les cours, dans les théâtres, les amphithéâtres, les résidences d’écriture, dans les lieux les plus reculés de France autant que dans toutes les grandes villes, la vie des idées s’agite à la mesure d’une curiosité et d’une attente des publics confrontés à l’incertitude anxiogène de notre époque, à la mesure surtout d’un nouvel élan de créativité chez les chercheurs.
L’arrière-fond persistant d’un tropisme anti-intellectualiste n’entrave pas l’intensification de la vie intellectuelle, qui, à défaut de posséder ses « maîtres à penser » prestigieux, abrite de plus en plus d’auteurs aux profils éclatés, à la modestie obligée, aux idées euphorisantes.
Si elle peut paraître contre-intuitive, voire exagérée, cette revitalisation de la vie intellectuelle se jauge à l’éclatement et à l’abondance de ses objets, directement indexés à l’accroissement du nombre de ceux et celles qui y participent depuis trente ans, mais aussi aux effets de circulation renouvelés des outils de médiation des idées. La fin de ce qu’on a appelé « l’intellectuel total » a, de fait, rendu possible la démocratisation de la fonction : de cette démocratisation intellectuelle, une abondance est née, sacrifiant le prestige et l’autorité sur l’autel de la dissémination et du bricolage aventureux.
Conscients de la faiblesse de leurs ressources, du manque d’écho de leur parole, les chercheurs actuels compensent les défauts de leur condition par leur envie de répondre à l’appel sourd venu des profondeurs de la société. Faible mais pragmatique, discret mais intense, le chercheur se réinscrit dans l’histoire du présent : c’est le modèle de l’intellectuel du XXIe siècle.
Marion Lemoine-Schonne, Matthieu Leprince (dir.), Être un chercheur reconnu ? Jugement des pairs, regard des publics, estime des proches, MSHB-PUR, 204 pages.
NDLR Jean-Marie Durand est l’auteur de Homo Intellectus, enquête (hexagonale) sur une espèce en voie de réinvention, La Découverte, 272 pages.