Société

Le goût de la politique

Philosophe

Bien que les débats relatifs à l’alimentation – en particulier à l’agroalimentaire – soient nombreux, le goût en tant que tel est certainement l’un des cinq sens les moins politisés. Pourtant, ses potentialités analytiques sont bien réelles : entre la portée politique de l’art de la table et la conception anthropophage des rapports de domination, en quoi le paradigme du goût éclaire-t-il les mécanismes de la vie politique aujourd’hui ?

De toute évidence, les questions d’alimentation, à plus forte raison quand elles touchent l’agroalimentaire, recouvrent une dimension politique et critique. C’est pourquoi, au départ, le dessein de mon dernier livre résidait dans le refus de se voir condamné à ne parler aujourd’hui du sens du goût qu’en vue de glorifier les performances de la grande cuisine et célébrer l’hédonisme gastronomique.

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Au-delà d’une dénonciation des injustices à l’encontre des animaux, des atteintes à la santé ou au milieu, le goût se laisse saisir à partir d’un caractère politique plus fondamental. Dimension occultée, d’une part, par le halo consumériste d’une cuisine érigée en loisir, et, de l’autre, par une industrialisation se prévalant de nourrir sous peu 9 milliards d’hommes, subodorant ainsi que l’innovation industrielle relèvera ce « défi » par le truchement des biotechnologies et l’agrochimie. Mais de quelle autre potentialité politique le goût est-il fondamentalement la matrice ?

Décrire les prédispositions politiques que les différents sens recèlent, c’est prendre acte du privilège qui a été reconnu, avec et au-delà la pensée philosophique, à la vue et l’ouïe. Parce que les lois s’écrivent, s’affichent, et que la voix corrobore la délibération publique, la force des sens « objectifs » réside dans leur puissance proprement médiatique : la parole s’articule avec un espace commun, social et politique, ouvert à la communication.

Mais ces sens dominants ne disent pas tout, loin de là, des motivations à l’œuvre dans la délibération et dont une large part repose sur des caractères relatifs au goût. L’intérêt majeur de ce sens, notait Rousseau dans l’Émile, est d’ignorer tout état d’indifférence, les saveurs sont insignes, marquées, polarisées, parce que ce sont les sentiments, les affects, qui commandent les goûts et les dégoûts. Ainsi les préférences viennent s’opposer à la neutralité, voire à une certaine indifférence de la vue et caractéristique de la théorie, laissant à la sensualité et aux passions enfin une place de choix.

Pour quelle raison la question du goût n’a-t-elle jamais émergé en Occident ? Lorsque le goût, entendu par Aristote comme étant le sens de la nutrition s’est vu rabattu du côté de la vie et des fonctions physiologiques, il n’était plus envisageable qu’il fonde une différence anthropologique. Témoin d’une indistinction entre l’homme et les bêtes, le goût échouerait à dire l’humanité de l’homme, à faire ressortir le propre de l’espèce humaine. Qui plus est, le dépassement des limites de la physiologie soulève d’autres difficultés comparables. Manger plus que nécessaire, n’est-ce pas encore et autrement se conduire en animal ? L’homme qui goûte et mange n’a rien d’un animal politique, de ce zoon politikon au cœur de la polis.

Le goût porte en son sein une sensibilité réfractaire au jeu ordinaire de la discussion politique et aux médiations de la représentation.

En quoi alors la revendication consumériste d’un hédonisme en rébellion contre la raison et sa moralité constitue-t-il une alternative ? En appeler au dépassement des frontières vitales ne fait que rejouer le dualisme du corps et de l’âme en soulignant le mutisme politique des saveurs. Aussi l’homme ne pourrait-il faire société dignement qu’à travers la tablée et son embryon de forme politique ? Une des difficultés d’une telle solution, laquelle n’en continue pas moins de s’imposer, est que le microcosme politique de la table n’a que faire des saveurs, saveurs au reste sacrifiées au caractère public et à l’idéal du rassemblement.

Et c’est là que le bât blesse : si le goût est apolitique en tant qu’il est ce sens privé, source d’une jouissance et d’une consommation exclusive, destructrice, il ne trouve d’issue politique qu’à se laisser surpasser dans la transgression sublimatoire que lui offre la table. Sous ce jour, le goût demeure l’autre du politique, source de sacrifice de l’agora à l’égoïsme, sans partage. Si la philosophie n’a pas manqué de faire le procès moral et politique du goût, les sciences sociales, de leur côté, n’ont fait que poursuivre ce dessein en privilégiant majoritairement l’analyse de la commensalité. En d’autres termes, il n’a jamais été question que d’entériner une sociabilité, qui n’est pas proprement politique mais davantage une propédeutique à la moralité reposant sur un art des convenances et l’ordre des bienséances. C’est là une manière de politiser la table en dépolitisant le goût.

Contester ce réductionnisme, c’est s’attacher à faire ressortir davantage la ligne de force politique et critique du goût en tant que goût, dans au moins deux directions. D’abord dans le rapport du goût avec la nutrition se dessine un curieux modèle de gouvernement des hommes. L’hypothèse est ainsi formulée : soumettre l’autre pourrait commander de l’ingérer au lieu d’en rester à lui opposer, par voie juridique, policière ou disciplinaire, une résistance externe.

Réclamer d’autrui qu’il obéisse, n’est-ce pas la preuve qu’il n’a pu être subjugué, domestiqué, c’est-à-dire digéré, incorporé, dissous, ramené à soi ? Asséner des ordres, commander, discipliner, amadouer, c’est user d’une force de coercition symptomatique d’un échec de l’assimilation et sans garantie de soumission. Toute configuration répressive exprime-t’elle une défaillance dans les moyens d’exercice du pouvoir ? Par contraste, la consommation représenterait ce stade, sans retour en arrière possible, irréversible, de la subordination d’un tiers ainsi ramené au même.

Par là-même, le pouvoir politique se laisse penser également en marge des techniques de la représentation : en effet, la nutrition va substituer au modèle extrinsèque de la représentation le paradigme intrinsèque de la consommation en conservant, après transformation, au-dedans de soi une partie d’un être sitôt détruit. Au-delà d’un paradoxe apparent, la consommation de l’autre est individuation, c’est-à-dire négation et conservation de l’autre.

On entend l’écho favorable que lui accorde Lévi-Strauss lorsqu’il veut distinguer deux types de société. Pratiquant l’anthropophagie, certaines sociétés s’attachent à ingérer des individus porteurs de forces redoutables dans le but de les neutraliser. Les secondes, les nôtres, se seraient converties à l’« anthropémie » (du grec émein, vomir) lorsque, confrontées à la nécessité de neutraliser des êtres redoutables, elles auraient délibérément adopté une « solution inverse, consistant à expulser des êtres redoutables hors du corps social et en les tenant temporairement ou définitivement isolés, sans contact avec l’humanité, dans des établissements destinés à cet usage ».

Dans des sociétés primitives, la fonction et la valeur du « contact » priment aux dépens de la configuration occidentale qui leurs « inspirerait une horreur profonde »[1]. Manger l’autre ordonnerait donc une forme supérieure, voire indépassable, de subordination, partiellement conciliable – en dépit des apparences – avec une éthique du respect, voire de l’amour, d’autant que l’accueil prime sur l’expulsion, la consommation sur la projection, l’assimilation sur la représentation, la digestion sur des pratiques disciplinaires des corps.

En règle générale, la pensée occidentale, s’étant refusée à considérer le sens et la fonction notoire de l’oralité dans le processus d’émergence et de structuration des formes sociales ou morales, n’a vu dans l’introjection, réelle ou symbolique, qu’une entrave au système supérieur de la vie contemplative de même qu’une contravention aux mécanismes politiques.

Autre direction, a contrario Nietzsche a pu poser que notre « palais » excellait à effectuer un tri, sélection au terme de laquelle n’est conservé que ce qui vaut d’être estimé et éligible. Au reste, l’interprétation de ce passage[2] en question par Habermas traduit ses réserves, voire son effarouchement, s’il faut laisser à l’ingestion buccale de pénétrer dans le sanctuaire de vérité et d’un espace démocratique de délibération : « Nietzsche intronise le goût, “le oui et le non du palais” comme unique organe d’une “connaissance” au-delà du vrai et du faux, au-delà du bien et du mal »[3].

Habermas va souligner, de sorte à en pointer l’irrationalité, le rôle exorbitant du goût érigé en instrument de la raison politique. Comment tolérer que le goût, organe aveugle et égoïstement immoral, puisse commander une faculté de penser, elle-même redevable d’une obligation de communication, d’où provient sa puissance politique ? Habermas ne laisse place à aucun doute : les schèmes du goût restent étrangers à la forme publique et dialectique de la raison.

Ici, le tour de force de Nietzsche n’est pas seulement de rapporter la raison aux affects, mais de laisser ces derniers apparaître dans leur primauté. Possibilité que seule la gustation justifie pleinement, mais inaudible et injustifiable sous le rapport de la raison et à l’aune du consensus. Ainsi, ce n’est pas l’alimentation qui se laisse évaluer sous un jour politique, pour en dénoncer seulement les injustices et les dérives morales, mais c’est le goût qui porte en son sein une autre sensibilité réfractaire au jeu ordinaire de la discussion politique et aux médiations de la représentation.

La question au sens large de la représentation n’est nullement une question fortuite. Elle préfigure toujours une position a priori hostile à l’organe du goût dans la mesure où les saveurs ne peuvent être, au moins aisément, représentées et donc communiquées. En effet, les saveurs n’ont fait problème qu’à devoir apparaître détachées, dissociées, désincorporées, c’est-à-dire projetables dans l’imagination et l’espace public. En revanche, si la valeur du goût s’établit en adoptant d’autres critères – à l’instar du rapport au corps vivant, à la puissance de stabilisation du corps social ou au jugement critique –, les objectifs privilégiant la représentation et la communication sont alors secondaires, subitement surannés.

Ici, il n’y a pas tant à défendre une référence insoutenable au cannibalisme qu’à mettre en avant un schème politique où l’assimilation alimentaire entre de facto en ligne de compte dans la stabilisation du pouvoir. Tout organisme devant résister à de multiples causes de destruction, la fonction défensive, déléguée au sens du goût, repose sur une activité d’autorégulation qui concerne aussi le corps politique. Impossible à atteindre, le point d’équilibre réclame de résister au flux extérieur tout en étant suffisamment ouvert à l’autre afin de capter des forces nécessaires à notre propre expansion.

Est-ce réhabiliter dangereusement un schéma biologique du politique et conclure qu’une assimilation, accomplie, se résumerait à la captation des propriétés utiles à la conservation de l’individu ? En réalité, les échanges organiques témoignent d’une activité productrice de forces supplémentaires et créatrice de valeurs. Avec les jugements sélectifs du goût, l’autorégulation se place sous la garde, d’après Nietzsche, de la « volonté de puissance » qui « valorise » la vie et édifie des normes d’existence. En ce sens, l’horizon biologique trouve ses limites.

Sitôt que le goût a une propension à détecter les aspects prétendument insignifiants de l’existence, il jouit d’une aptitude à réévaluer les valeurs les plus basses tout autant qu’à dévaloriser si nécessaire les valeurs prétendument supérieures.

En s’affranchissant du régime ordinaire de communication, le goût s’emploie à recréer d’autres rapports. Si toute appréciation réclame d’identifier des nuances, une telle exigence culmine avec le goût. En ce sens, la « saveur » repose sur une modalité spécifique de jugement dans laquelle le goût des aliments renvoie à la rectitude du juge. Toute saveur étant bonne ou mauvaise, agréable ou désagréable, l’emprise des affects interdit l’état d’indifférence, voire la placidité, qui caractérise la représentation en tant qu’instrument politique.

Qui plus est, la fonction directrice des affects détermine l’orientation d’une préférence en sommant celui qui goûte de s’auto-évaluer. Ce sentiment est-il problématiquement autosuffisant et en vase clos ? L’essentiel tient à ce que la modalisation affective du goût le porte à se défier de schèmes logiques préconstruits.

L’assimilation autorise à repenser la catégorie de la consommation indépendamment du préjugé qui frappe cette dernière, selon lequel toute destruction, même en vue d’une transformation en forces nouvelles, serait préjudiciable. La consommation devient le paradigme d’une puissance qui ingère, digère, régénère, crée, recrée, produit, amasse pour capitaliser. Elle est ce qui porte – au sens propre du mot consummacium – à l’accomplissement, à la perfection, en transformant des choses et des expériences dont elle majore le potentiel.

Aussi, l’homme de goût, « normal », au sens de Canguilhem, instaure une norme de vie supérieure à une autre et qui « comporte ce que cette dernière permet et qu’elle interdit »[4]. Il maîtrise, dira Nietzsche, « l’art de répondre » sans attendre de son semblable une réponse car le goût reste indiscutablement « mon goût » [5]. Refuser le cadre du dialogue pour tracer son « chemin », c’est se déprendre de l’obligation de réciprocité en même temps que du principe d’égalité entre les interlocuteurs.

Le goût est employé à désavouer la fonction cardinale d’une disputatio affectée à résoudre une contradiction et à répondre à des objections. En substituant à la discussion une relation d’autorité charismatique, vient-on rompre le cercle démocratique et consensuelle des appréciations ? Identifier la prépondérance d’un goût réclamera, au-delà de sa forme autoritaire, sa transformation en opinion publique, c’est-à-dire l’étendue de ses ramifications et le travail invisible de la décision démocratique.  Un être au goût « aigu » jugera ce qui est bon pour lui comme l’étant pour l’autre. Son propre besoin s’érigeant en archétype, il n’est plus question de rechercher dans l’assentiment d’autrui l’existence d’un sens commun. Mais comment renoncer à l’« accord » de l’autre et au principe d’un consentement mutuel sans faire le lit de l’arbitraire ?

Sitôt que le goût a une propension hors du commun à détecter les aspects mineurs et prétendument insignifiants de l’existence, il jouit d’une aptitude à réévaluer les valeurs les plus basses tout autant qu’à dévaloriser si nécessaire les valeurs prétendument supérieures. Son aptitude à sensibiliser comme à épauler de nouvelles sensibilités lui vaut singulièrement de normer l’existence et de refondre le politique. Toute norme prend son sens et sa valeur face à ce qui, selon Canguilhem, en dehors d’elle « ne répond pas à l’exigence qu’elle sert »[6].

Le goût dresse, redresse, conteste, affirme, il impose une exigence à une existence, dépréciant ce que la référence à sa norme interdit de trouver normal. Il n’est pas de préférence pour un nouvel ordre politique – dont on sait combien son appel gronde désormais – qui ne s’accompagne de l’aversion de l’ordre inverse. Comme ce qui diffère du préférable n’est « pas l’indifférent, mais le repoussant, ou plus exactement le repoussé, le détestable », il est entendu exemplairement qu’une « norme gastronomique n’entre pas en rapport d’opposition axiologique avec une norme logique »[7].

A défaut d’être régie par un substrat logique, une norme de goût reposera sur une polarisation entre le préférable et le détestable, entre le positif et le négatif, entre l’appétit et le dégoût, à l’avantage de la part maudite de la discursivité politique et démocratique.

 

NDLR : Olivier Assouly a publié Philosophie du goût. Manger, digérer et jouir, Pocket, collection « Agora »


[1] Tristes tropiques, chapitre XXXVIII, Paris, Plon, coll. Terre humaine, 1976, p. 464

[2] Par-delà le bien et le mal,  § 224.

[3] « Die Verschlingung von Mythos und Aufklärung », in Mythos und Moderne, K. H. Bohrer (éd.), Francfort, Suhrkamp, 1983, p. 422

[4] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, Quadrige, 2005, p. 119

[5] Ainsi parlait Zarathoustra, « De l’esprit de pesanteur ».

[6] Canguilhem, Le normal et le pathologique, op.cit., p. 176

[7] Ibid., p. 178

Olivier Assouly

Philosophe, Professeur à l'Institut Français de la Mode

Rayonnages

Société

Notes

[1] Tristes tropiques, chapitre XXXVIII, Paris, Plon, coll. Terre humaine, 1976, p. 464

[2] Par-delà le bien et le mal,  § 224.

[3] « Die Verschlingung von Mythos und Aufklärung », in Mythos und Moderne, K. H. Bohrer (éd.), Francfort, Suhrkamp, 1983, p. 422

[4] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, Quadrige, 2005, p. 119

[5] Ainsi parlait Zarathoustra, « De l’esprit de pesanteur ».

[6] Canguilhem, Le normal et le pathologique, op.cit., p. 176

[7] Ibid., p. 178