La gauche et les siens : enjeux (3/3)
La recherche des plus-values latentes
Loin de se réduire à un simple passage de témoin entre deux segments de la classe possédante, l’avènement d’un régime d’accumulation axé sur l’appréciation des actifs financiers conduit l’ensemble des agents économiques à redéfinir leurs priorités. Depuis longtemps déjà, les entreprises jaugent leur succès à la valeur que les bailleurs de fonds confèrent à leur titre plutôt qu’au volume de leur chiffre d’affaires : ainsi s’explique que la plupart des grandes firmes cotées en bourse utilisent plus volontiers leurs ressources pour racheter leurs propres actions sur le marché secondaire – de manière à les renchérir en les raréfiant – que pour recruter, augmenter les salaires de leurs employés ou investir dans leur outil de production. La portion du produit consacrée au rachat d’actions s’élève même aux dépens de la distribution des dividendes, tant il est vrai qu’à l’instar des entreprises dont ils détiennent des parts, les actionnaires se soucient plus encore de la valorisation que du rendement des actifs qui composent leur portefeuille.
Les sociétés cotées en bourse ne sont pas les seules institutions à accorder davantage d’importance aux plus-values latentes qu’aux résultats d’exploitation : la tendance est encore plus marquée dans le monde des startups, où les entrepreneurs les plus ambitieux ont appris à se faire apprécier tout en accumulant les pertes, mais aussi du côté des gouvernements, qui ne semblent pas avoir de préoccupation plus pressante que la bonne disposition des marchés obligataires à l’égard de leur dette.
C’est en effet pour rassurer les prêteurs, et plus généralement pour attirer les capitaux sur leur territoire, que les États veillent concurremment à alléger les impôts des plus fortunés, à assouplir le code du travail, à déréglementer les transactions financières, à rendre les programmes sociaux moins accessibles et à soumettre les services demeurés publics aux conditions de rentabilité du secteur privé. Que le coût social et environnemental de ces signaux adressés aux investisseurs ne soit pas même compensé par une augmentation du taux de croissance confirme bien que, pour les dirigeants qui les envoient, la compétitivité se mesure exclusivement à la confiance des pourvoyeurs de liquidités.
Une nouvelle condition
Sans doute le capitalisme financiarisé est-il à la fois clairement identifié et unanimement réprouvé au sein des gauches – même les sociaux-démocrates joignent désormais leurs voix à l’indignation générale. Reste que ses détracteurs insistent davantage sur les indéniables dommages qu’il inflige aux compromis hérités des Trente Glorieuses – creusement des inégalités, précarisation des emplois, démantèlement des dispositifs de couverture des risques, réduction du périmètre alloué au débat démocratique – que sur les nouveaux enjeux dont il est porteur.
Aussi longtemps que les firmes verticalement intégrées de l’industrie manufacturière généraient l’essentiel de l’activité économique, les conflits sociaux concernaient principalement la répartition de leurs bénéfices. Le prix de la force de travail faisait alors l’objet d’âpres négociations collectives dont la puissance publique se voulait l’arbitre et dont l’issue dépendait à la fois du rapport de force entre les partenaires sociaux et de la couleur politique de la majorité gouvernementale.
Les litiges relatifs à la distribution des revenus de la production n’ont évidemment pas disparu. Toutefois, l’emprise de la finance mondialisée sur les entreprises et les gouvernements n’a pas pour seul effet de rendre leur résolution plus favorable aux détenteurs de capitaux. Si la financiarisation de l’économie est bien responsable de la stagnation des salaires et de la priorité que les États accordent au service de leur dette, elle tend surtout à subordonner les différends sur le partage du produit à la compétition pour l’allocation du crédit.
Pour pouvoir aspirer à la prospérité, il incombe en effet aux agents économiques de se faire valoir auprès des investisseurs. Fidéliser des actionnaires, rassurer des créanciers et séduire de nouveaux financeurs, ne sont certes pas des préoccupations nouvelles. Mais désormais l’attractivité n’est plus seulement le moyen d’obtenir les fonds nécessaires à la production de biens marchands ou à l’offre de services publics : dans un monde où les capitaux circulent librement, susciter l’engouement des brasseurs de liquidités devient l’objectif poursuivi par la gouvernance entrepreneuriale comme par la politique gouvernementale. La quête d’appréciation, dont les cours des actions et obligations du Trésor révèlent les progrès, détermine ce que les firmes entreprennent de produire et ce que les États s’autorisent à prodiguer.
La nouvelle orientation du capitalisme – qui voit la recherche du crédit accordé par les sponsors prendre le pas sur celle du profit dégagé par les ventes – ne modifie pas les priorités des managers et des élus sans affecter les horizons d’attente du reste de la population. Parce que le souci d’entretenir l’enthousiasme des investisseurs conduit les employeurs à comprimer la masse salariale et les gouvernants à sabrer dans les budgets sociaux, tant la précarisation des emplois que la baisse des transferts – assurance chômage, couverture santé, retraites – obligent la majorité des ménages à aligner leur conduite sur la stratégie des entreprises privées et des pouvoirs publics.
Ainsi, plus que sur la négociation du prix de leur force de travail, c’est bien sur la valorisation de leurs ressources – compétences ou vertus susceptibles de favoriser leur employabilité, biens ou personnes susceptibles de garantir leur solvabilité – que les individus misent pour assurer leur train de vie ou, tout au moins, pour éviter le dénuement. Autrement dit, le capitalisme financiarisé enjoint à tout le monde – les pauvres non moins que les riches – de se comporter comme des gérants de portefeuille soucieux de générer des spéculations haussières sur les actifs dont ils disposent.
Concours d’appréciation
Du côté des droites, les partis politiques ont bien pris la mesure de ce changement de condition. Tandis que les néolibéraux n’ont de cesse d’aider leur clientèle à faire apprécier les capitaux qu’elle détient – comme l’attestent notamment la refonte de l’impôt sur la fortune, la suppression de l’exit tax pour les émigrés fiscaux et le prélèvement forfaitaire unique sur les dividendes et plus-values qui ont marqué la première moitié du quinquennat d’Emmanuel Macron – pour leur part, les nationalistes œuvrent sans relâche à la valorisation du capital d’autochtonie de leurs partisans.[1]
Contrairement à une opinion largement répandue, la popularité persistante du RN et de ses répliques, en Europe et au-delà, ne témoigne pas d’une révolte contre le capitalisme financiarisé mais bien de l’extension de sa logique. Les dérèglementations auxquelles ce régime d’accumulation doit son essor ont permis le développement d’une ingénierie prodigieusement créative : les produits que l’on appelle dérivés parviennent en effet à confectionner un titre appréciable à partir de n’importe quel pari – sur l’évolution d’un taux ou la probabilité d’un événement, mais aussi sur l’attractivité d’un attribut.
Or, telle est bien la spécificité des nouvelles formations d’extrême droite, dont le programme consiste essentiellement à spéculer sur la couleur de peau, l’enracinement territorial et les phobies de leur électorat. Si de pareils actifs ne génèrent pas les revenus nécessaires à la prévention du déclin économique que redoutent leurs détenteurs, les torts que leur appréciation cause à celles et ceux qui en sont dépourvus représentent à la fois une plus-value relative et une promesse de rendement – une fois la préférence nationale et le droit du sang pleinement rétablis – qui assurent le succès des entrepreneurs de xénophobie.
À la différence de leurs adversaires, les partis de gauche ne tirent guère parti des aspirations et des conduites promues par le capitalisme financiarisé. S’il leur arrive de contribuer à la hausse du cours des actifs de droite – lorsqu’ils estiment opportun de déplorer le « matraquage » fiscal, de rappeler que la France ne peut accueillir toute la misère du monde ou d’invoquer la République pour jeter le soupçon sur une partie de la population – ils se montrent en revanche peu enclins à faire de même pour leurs propres valeurs. Or, c’est bien la démarche inverse qui leur donnerait les meilleures chances de revenir dans la course.
Autrement dit, au lieu de chercher un regain de légitimité en butinant dans les portefeuilles de leurs rivaux, les gauches seraient mieux inspirées de spéculer pour leur compte – soit d’œuvrer au discrédit de la rationalité dont se prévalent les néolibéraux et du ressentiment que les nationalistes prêtent au peuple, mais aussi de parier sur l’attractivité d’une société capable de conjuguer la solidarité à l’hospitalité et les libertés civiles à la responsabilité environnementale.
De la méritocratie
Pour toute formation politique, répondre aux attentes d’individus façonnés par le capitalisme financiarisé revient à les doter d’un patrimoine à la fois mieux apprécié et plus étoffé. Il s’agit en effet de mettre en valeur des capitaux existants mais également d’étendre le domaine des avoirs appréciables. Pratiquement, ce travail d’agent de change consiste d’abord à sélectionner, à formuler et à légitimer certaines préoccupations, puis de les traduire en mesures valorisantes pour les catégories sociales qui les éprouvent.
Ainsi en va-t-il de la frustration des « premiers de cordée » dont LRM se fait l’écho : une fois rapportée à leur désir de rendre la France plus compétitive, elle justifie que leur épargne, leur esprit d’initiative et leur excellence soient davantage appréciés – grâce aux réformes respectives de l’impôt sur la fortune, du marché de l’emploi et de l’enseignement supérieur. De même, l’accréditation du sentiment d’ « insécurité culturelle » auquel la mondialisation exposerait les Français de souche autorise le RN à réclamer une revalorisation de leur capital d’autochtonie – en privant les étrangers d’aides sociales, en supprimant le regroupement familial, en rétablissant les contrôles aux frontières, en durcissant les conditions d’obtention de l’asile et de la nationalité, et en révisant le principe de laïcité.
Dira-t-on qu’il n’y a là rien de nouveau ? L’inscription des demandes catégorielles dans un agenda politique est après tout le cœur de métier de tout candidat à l’exercice du pouvoir gouvernemental. Le champ politique n’est cependant plus exactement le même quand les partis qui l’occupent s’engagent moins à modifier la distribution des revenus en faveur des intérêts collectifs qu’ils défendent qu’à apporter des plus-values latentes aux détenteurs des capitaux dont ils prennent soin.
Agir en priorité sur l’attractivité des possessions mais aussi des dispositions et des caractères qui composent les portefeuilles des gouvernés revient en effet à subordonner les questions du partage des fruits du travail, ou même de la propriété des moyens de production, à celles de la définition et de la valorisation des facteurs d’accréditation. En conséquence, la profession et la vocation de politique, pour parler comme Max Weber, se focalisent désormais sur le renforcement du crédit moral dont jouissent certaines inquiétudes et aspirations et, une fois celles-ci traduites en propositions de réformes politiques, sur la conversion du crédit moral en crédit matériel, et notamment financier.
Bien qu’inhérentes à la financiarisation du capitalisme, les nouvelles tâches que privilégient les organisations partisanes dressent le portrait d’une société moins ploutocratique que méritocratique – non pas au sens où elle récompenserait chacun à la mesure de ses efforts et de son talent, mais parce que la détermination du mérite y apparaît comme le principal enjeu du combat politique. Celui-ci porte en particulier sur l’identification des avoirs qui, dans un contexte de mondialisation des échanges, permettent à leurs détenteurs de s’estimer suffisamment méritants pour réclamer la considération de leurs concitoyens, obtenir les faveurs des pouvoirs publics ou entretenir la confiance des investisseurs.
La revalorisation du patrimoine
Jusqu’ici bien en peine de rivaliser avec le savoir-faire spéculatif de leurs adversaires, les partis de gauche n’ont pourtant aucun besoin d’en rabattre sur la promotion de leurs propres valeurs – et encore moins de se livrer à des placements douteux – pour peser à leur tour sur l’allocation du crédit. Autrement dit, le défi qu’il leur faut relever ne doit nullement les dissuader de promouvoir une solidarité sans exclusive, d’exiger une transition énergétique sans concessions, de dénoncer toutes les atteintes aux libertés civiles, et d’œuvrer à la réhabilitation de l’hospitalité. En revanche, il leur appartient d’adapter leur offre à la condition des hommes et des femmes auxquels ils s’adressent, soit à des individus avant tout préoccupés par l’appréciation des atouts dont ils peuvent se prévaloir.
Stimulante à cet égard est la piste ouverte par Thomas Piketty dans son dernier ouvrage : développant une proposition de l’économiste britannique Anthony Atkinson, l’auteur de Capital et idéologie recommande d’affecter les recettes de deux impôts progressifs – l’un sur les successions, l’autre sur la fortune – à une dotation universelle en capital. Un « héritage » qui, selon Thomas Piketty, pourrait atteindre 60% du patrimoine moyen, serait donc alloué à tout jeune adulte de 25 ans[2].
Au regard de la dynamisation de l’économie française qui préoccupe tant Emmanuel Macron, une telle mesure promet sans doute d’être plus efficace qu’un allègement de l’impôt sur la fortune et un plafonnement des prélèvements sur les plus-values : en raison de leur âge et du faible volume de leur capital, il n’est guère douteux que les nouveaux héritiers se montreront davantage enclins aux investissements productifs que les bénéficiaires traditionnels de la largesse fiscale des gouvernements néolibéraux. Toutefois, la principale vertu de cette redistribution du capital financier réside dans le pouvoir qu’il confère à ses allocataires : ceux-ci y trouvent en effet une chance de convertir leurs ambitions en projets appréciables et, par ce biais, de contribuer à la démocratisation des spéculations sur ce qui mérite d’être valorisé.
Traduction du principe de solidarité en termes de crédit, la dotation universelle en capital est également riche d’implications pour la lutte contre les inégalités de traitement et la transition énergétique. D’une part, le fait que l’État investisse dans la créativité de chacun de ses administrés ne peut qu’inciter ses représentants à veiller au sort de leurs placements. Aussi les pouvoirs publics seront-ils moins enclins à tolérer la dépréciation que subissent certaines initiatives, au seul motif qu’elles sont portées par des femmes ou des membres de minorités en butte aux stigmatisations. Autrement dit, il y a fort à parier qu’une fois associées au capital humain dont la valorisation relève de leur responsabilité fiscale, l’application rigoureuse de mesures visant à prévenir les abus et à sanctionner les discriminations avérées cessera aussitôt de leur paraître inefficace, liberticide, ou propice à la propagation d’une mentalité victimaire.
D’autre part, la socialisation de l’héritage est bien faite pour contribuer à la promotion d’un Green New deal aussi peu perméable aux mises en garde des marchés obligataires qu’aux plaidoyers des lobbyistes – en faveur d’une marchandisation du droit de polluer, de moratoires sur le retrait des produits toxiques ou d’une poursuite indéfinie de l’exploitation des énergies fossiles. Car rien ne servirait d’octroyer aux jeunes adultes les moyens financiers de se rendre appréciables, et ce faisant d’apaiser les angoisses dont une société toujours plus inégalitaire afflige leurs parents, si l’état de la planète empêchait les uns de se projeter dans l’avenir et convainquait les autres qu’ils laissent derrière eux un monde invivable. A contrario, une gauche qui refuse de transiger avec l’urgence climatique envisage la jeunesse comme un capital dont elle œuvre à conjurer la dépréciation.
Autre pilier du capitalisme d’extraction – même si les ressources pillées sont d’une nature différente – les géants d’internet ne se livrent pas à la surveillance des personnes et à la commercialisation des informations qui circulent sur leurs plateformes sans alerter les usagers sur la valeur des données qui leur sont soutirées. Depuis plusieurs années déjà, les associations de défense des libertés numériques militent à la fois pour une réglementation stricte de l’usage des données personnelles et pour le développement d’alternatives aux GAFAM. Reste que celles-ci sont passées maîtres dans l’art d’assembler des publics captifs – en épiant les gens à leur insu pour formater leurs souhaits mais aussi en leur interdisant de reprendre leurs informations lorsqu’ils ferment leur compte.
Aussi paraît-il peu probable que les utilisateurs des réseaux se mobilisent contre les prédateurs de la toile s’ils n’y sont pas incités par la perspective d’une reconnaissance politique du capital que constitue leur existence en ligne. Pour la gauche, s’emparer de la cause des libertés numériques consisterait alors à engager une réallocation du capital social – au sens que Pierre Bourdieu donne à ce terme – comparable au transfert de capital économique que représenterait le financement de la dotation des jeunes adultes par les recettes des impôts sur la propriété : car une fois autorisés à gérer leurs traces digitales, et donc à les déplacer d’un hébergeur à un autre, les internautes seraient en capacité de peser sur les pratiques et les modèles économiques de leurs hôtes.
C’est enfin dans le domaine du capital culturel, soit dans la détermination des traits distinctifs tenus pour appréciables, que la gauche doit s’efforcer de faire bouger les lignes. Or, sur ce plan, un constat s’impose : plutôt que sur l’épanouissement des jeunes de demain – grâce à la revalorisation de leurs aspirations, de leur environnement et de leurs interactions – les droites parient, non sans succès, sur les suffrages des vieux d’aujourd’hui. En témoignent la politique économique des progressistes au pouvoir, essentiellement conçue pour plaire aux épargnants âgés, mais aussi leur politique d’immigration, à peine discernable de celle que les nationalistes souhaiteraient mettre en œuvre. Proclamant, à la suite de ses prédécesseurs immédiats, que l’imitation du RN est la seule manière courageuse de le combattre, le président de la République s’avance en effet sur une voie qui, en raison de l’évolution démographique, alimente bien moins l’imaginaire de la startup nation que le « rêve hongrois » d’une société d’autochtones aux tempes grisonnantes.
Jeter le discrédit sur cette perspective affligeante suppose d’abord de souligner la congruence entre la libre circulation des capitaux – licence dont le parti de Marine Le Pen s’accommode d’autant mieux qu’elle facilite son financement par les banques russes – et la projection des maux qu’elle occasionne sur les migrants – expédient dont le chef de l’État se sert pour signifier qu’il est à l’écoute du peuple. À rebours des idées reçues sur le partage du champ politique entre néolibéraux et populistes, il s’agit donc de montrer que les quolibets échangés par les chantres de la mobilité et les défenseurs des origines contrôlées relèvent de pantalonnades destinées à masquer leur proximité croissante.
Toutefois, pour réellement changer la donne, la récusation de l’antagonisme entre les deux droites doit encore s’accompagner d’un pari sur les valeurs que progressistes et nationalistes s’accordent à bafouer. Autrement dit, une fois établi que la conjonction entre la concentration du capital financier et l’appréciation du capital d’autochtonie promet d’aménager la France en maison de retraite fortifiée, il incombe encore à la gauche de valoriser les dispositions susceptibles de conjurer la réalisation d’un pareil destin.
La première d’entre elles est la curiosité : à la différence de l’excellence vantée par les néolibéraux, elle n’a pas vocation à trier les élèves en fonction de leur lieu de résidence et à réserver les crédits aux institutions spécialisées dans les compétences prisées par les marchés mais au contraire à légitimer un financement de l’éducation et la recherche susceptible de retenir les jeunes Français et d’attirer les étudiants étrangers.
Non moins indispensable à la prévention du vieillissement et des scléroses qu’il entraîne, l’hospitalité est la seconde inclination que la gauche doit avoir le courage d’accréditer et de traduire en actes : prenant appui sur l’inaltérable détermination des militants engagés auprès des exilés – en mer, aux frontières et dans les camps de fortune de Calais et des portes de Paris – il appartient aux organisations politiques de faire droit à leurs demandes : accueil des sauveteurs, régularisation des travailleurs sans papier, octroi du droit de vote aux résidents étrangers et application scrupuleuse des conventions internationales. À qui objecterait qu’il s’agit là de mesures hautement impopulaires, on rétorquera que la défiscalisation de l’épargne et l’institution de la préférence nationale le sont également – ce qui n’empêche aucunement la droite et l’extrême droite d’en faire leurs chevaux de bataille respectifs et de se porter infiniment mieux que la gauche. C’est qu’en politique comme à la bourse, les spéculateurs talentueux se soucient moins de refléter l’opinion que d’influer sur l’attractivité des positions risquées.
Fenêtre d’opportunité
Les propositions qui précèdent sont évidemment bien loin de former un programme. Tout au plus suggèrent-elles que pour retrouver la confiance, les partis de gauche devraient veiller à ne pas se tromper d’adresse. Au lieu de guetter en vain la reconnaissance des milieux d’affaires, la transsubstantiation du ressentiment populiste ou le retour des Trente Glorieuses, ils gagneraient à tourner leur attention vers les électeurs sensibles à l’appréciation des valeurs qu’ils ont vocation à promouvoir. Est-il pour autant raisonnable d’avancer qu’en privilégiant des interlocuteurs mieux disposés à son égard, la gauche peut espérer recueillir une majorité de suffrages ? Assurément non. Dans le meilleur des cas, elle rendra l’envie de se rendre aux urnes à un gros tiers de l’électorat. On sait toutefois qu’en raison de la tripartition de la demande politique, un tel étiage n’est pas rédhibitoire. Mais encore faut-il ne pas perdre de temps.
Pour l’heure, la droite néolibérale et l’extrême droite nationaliste estiment qu’il n’est pas dans leur intérêt de sceller une alliance. Sur le fond, pourtant, plus grand chose ne les sépare : non contente de renchérir sans cesse sur le péril migratoire, la première émet à présent quelques réserves sur les mérites du libre-échange, tandis que la seconde entend démontrer que l’attachement à l’intégrité culturelle d’un pays n’est aucunement incompatible avec une gestion rigoureuse de ses comptes publics. En outre, le mépris de l’État de droit fait désormais pleinement partie de leur culture commune.
Reste que leurs électeurs respectifs se flattent encore d’appartenir à des camps irréductiblement opposés : les uns ont à cœur d’incarner la civilisation que menacent « les extrêmes », les autres s’imaginent en fer de lance de la révolte populaire contre les élites impudentes. Aussi les dirigeants des deux droites jugent-ils prudents d’afficher leur inimitié réciproque. L’incessante droitisation des progressistes et la soif de respectabilité des populistes laissent toutefois penser qu’à l’instar de leurs homologues dans d’autres pays, ils seront bientôt amenés à se rapprocher. Si dans ce contexte, la gauche peut encore profiter du jeu de rôles auquel s’adonnent ses adversaires, l’étroitesse de la fenêtre d’opportunité dont elle dispose devrait la persuader qu’il est urgent pour elle de prendre soin des siens.
NDLR : Ce texte s’inscrit dans une série de trois, intitulée « La gauche et les siens ». Le premier volet est à lire ici, et le second là. Ces trois articles ont été réuni en une publication papier disponible en librairie dans notre collection « Les imprimés d’AOC ».