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Espagne : peut-on gouverner malgré les élections ?

Historien

Le 10 novembre dernier, les Espagnols se sont rendus aux urnes pour la cinquième fois consécutive cette année, afin de renouveler un Parlement inapte à élire un chef de gouvernement. Finalement le 12 décembre, le roi d’Espagne Felipe VI a chargé Pedro Sanchez (PSOE) de former un gouvernement qui sera nécessairement une coalition. L’instabilité politique dans laquelle est plongée l’Espagne révèle le bouleversement sans précédent d’un système partisan qui peine à se défaire de ses contradictions, et appelle des réformes structurelles, impératives à l’heure où cette crise démocratique sape les fondements de la vie politique espagnole.

Pour la cinquième fois en 2019, les électeurs espagnols ont fait leurs choix. La première fois, le 28 avril, il s’agissait de désigner le nouveau Parlement (députés et sénateurs) à l’issue de la dissolution décidée par le chef du gouvernement, le socialiste Pedro Sánchez. Les deuxième, troisième et quatrième fois, le 26 mai, lorsqu’il fallait élire les nouvelles municipalités, 13 des 17 parlements régionaux espagnols et les députés européens. Enfin, le 10 novembre dernier, les citoyens étaient à nouveau appelés à renouveler un Parlement qui avait été incapable d’élire un chef de gouvernement.

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Le mécanisme institutionnel prévoit en effet qu’après un premier vote vain, court un délai de deux mois pour permettre aux députés d’investir un président du conseil. S’ils n’y parviennent pas, le Parlement est automatiquement dissous. C’est ce qui s’est passé le 23 septembre dernier et qui justifiait ce retour aux urnes le dimanche 10 novembre. C’était la seconde fois en quarante ans que cette procédure était appliquée. La première fois, ce fut entre décembre 2015 et juin 2016. La répétition des élections avait permis à Mariano Rajoy et au Parti Populaire de se maintenir au pouvoir jusqu’en juin 2018 où une motion de censure constructive avait abouti et permis l’arrivée de Pedro Sánchez au pouvoir.

C’est devenu un lieu commun de souligner l’instabilité politique espagnole et les médias parlent de 4 élections générales en 4 ans, sans préciser les rythmes et les significations de ces scrutins. Or, de décembre 2015 à novembre 2019, le système partisan espagnol a été bouleversé de fond en comble. Le blocage politique n’est que la manifestation de ces mutations accélérées et contradictoires qui placent les analystes devant toute une série d’interrogations quant aux évolutions possibles.

De 2011 à 2019 : les métamorphoses du système partisan espagnol

En novembre 2011, le Parti Populaire obtenait une majorité absolue record (186 sièges avec 44% des voix) tandis que le Parti Socialiste (PSOE) subissait une déroute historique le renvoyant à son plus faible score depuis 1977 (28% et 110 élus) ! La crise économique emporta le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero qui fut empêché, par ses propres amis politiques, de se représenter.

L’alternative existait : c’était le PP que Mariano Rajoy, candidat malheureux en 2004 et 2008, avait réussi à maintenir uni dans l’opposition aux socialistes. Frappés par la hausse massive et brutale du chômage, inquiets devant le possible effondrement du système bancaire espagnol, les Espagnols, dans leur majorité, s’étaient tournés vers le PP qui incarnait alors le souvenir des brillantes années Aznar, au moins sur le plan économique (même s’il est loisible de réfléchir aux déséquilibres structurels que devait provoquer sur le moyen et long terme cette politique très libérale).

En novembre 2015, et alors que les premiers signes du redressement économique étaient sensibles (le PIB espagnol a reculé de 9% entre 2008 et 2013 et n’a repris une courbe ascendante qu’en cette année 2013), le PP était brutalement sanctionné (28,7% et 122 sièges). Mais le PSOE continuait sa chute (22% et 90 sièges). Le scrutin de 2015 consacrait deux nouveaux mouvements totalement distincts l’un de l’autre. Podemos se rêvait en Syriza espagnol et avec 20,6% des voix et 69 élus avait échoué de peu à prendre le dessus à gauche. Tandis qu’un parti dit centriste, Ciudadanos (C’s), né en 2006 dans le contexte catalan, avec presque 14% des voix et 40 sièges, offrait une alternative aux électeurs libéraux.

Mais ni le bloc des gauches, ni le bloc des droites, à condition de pouvoir marier ensemble PP et C’s n’avaient la majorité absolue. C’est la raison pour laquelle Mariano Rajoy refusa de se présenter à l’investiture. Pedro Sánchez releva le défi en signant un accord de gouvernement avec les centristes… mais Podemos ne le soutint pas. Il y eut donc nouvelles élections. Cette fois-ci, en juin 2016, le PP tirait son épingle du jeu avec 33% des voix et 137 sièges. PSOE et Podemos restaient à quasi égalité (22,6% et 21,1%). L’appoint de C’s et du Parti Nationaliste Basque (de centre-droit) permit l’investiture de Rajoy.

De cette séquence, on a tiré la conclusion que de nouvelles élections n’étaient pas un drame… et qu’elles favorisaient le « tenant du titre ». Mais on oublie cependant que ces mois qui coururent, entre les élections et l’investiture de Rajoy en octobre 2016, furent saignants au sein du PSOE. Son secrétaire général Pedro Sánchez refusait de s’abstenir pour permettre l’investiture de Rajoy. Il fut destitué de son poste au terme d’un conseil fédéral particulièrement violent le 1er octobre.

L’irruption de deux nouveaux mouvements nationaux – l’un se déclarant de « gauche radicale », l’autre voulant incarner un nouveau style de centre libéral – mettait fin au bipartisme qui avait atteint, d’un strict point de vue électoral, son apogée en 2008. Mais derrière ce séisme électoral, d’autres mouvements plus régionaux avaient lieu également. C’est ainsi qu’en Catalogne, la montée de la gauche radicale fut accompagnée aussi celle de la gauche républicaine nationaliste et indépendantiste. De ces glissements de terrain électoral, la droite nationaliste catalane tenta de se sauver en embrassant la cause indépendantiste.

Crise économique majeure, politique d’austérité qui sauvait le pays d’un point de vue macro-économique mais lessivait les classes populaires et moyennes, recomposition du nationalisme catalan en direction de l’indépendantisme et, en prime, une fragilisation de l’institution monarchique qui devait se traduire par l’abdication de Juan Carlos et l’avènement de Philippe VI (juin 2014) : les années 2011-2016 avaient soumis le système espagnol à rude épreuve.

Il devait l’être encore plus avec la crise catalane qui, depuis 2016, a déployé ses effets politiques et sociaux dans toutes les directions au point d’en arriver, en octobre 2017, à une déclaration d’indépendance par le gouvernement et le parlement catalans. L’Espagne était remise en cause dans ses paramètres fondamentaux : définition et périmètre de sa souveraineté, fonctionnement de sa démocratie, respect de ses textes constitutionnels mais aussi par la manière dont chaque Espagnol ressentait la crise.

Blocage électoral ou blocage politique ?

Pour la première fois dans l’histoire de la démocratie espagnole, en juin 2018, une motion de censure aboutissait au changement de gouvernement. Rappelons que les constituants avaient envisagé la censure comme une procédure constructive : on présente un chef de gouvernement alternatif. Pedro Sánchez saisit l’occasion de la sentence judiciaire à l’encontre du PP. La mise à jour d’un financement illégal conduit à la condamnation de l’ancien trésorier du parti mais surtout aussi à celle du PP.

L’usure du gouvernement et l’accumulation des scandales financiers créaient une fenêtre d’opportunité que Sánchez, revenu triomphalement via des primaires à la tête du PSOE en mai 2017, sut saisir. Il ne disposait pas de majorité de gouvernement, mais une coalition d’intérêts pour chasser le PP du pouvoir lui permit de s’installer à la Moncloa. Certains de ses meilleurs faux-amis socialistes, au premier rang desquels l’ancien président Felipe González, qualifièrent sa majorité de « Frankenstein » pour en souligner l’hétérogénéité !

Lâché dans l’élaboration du budget 2019 par les indépendantistes catalans, Pedro Sánchez choisit le retour aux urnes. S’il l’emporta (28,6% des voix et 123 députés), il ne disposait pas de la force nécessaire pour former un gouvernement. En fait, il était surtout servi par l’effondrement du PP (16,7% et 66 élus), le reflux sensible de Podemos (14,3% et 42 sièges), l’émergence de l’extrême droite (Vox avec 10,2% et 24 représentants). Une majorité de centre-gauche semblait possible par l’addition des socialistes et des élus centristes de C’s (15,9% des voix et 57 élus !). Mais ni le leader centriste Albert Rivera, tout à son ambition de substituer son parti au PP dans le contrôle de la droite, ni les bases du PSOE ne permirent l’exploration de cette solution, appelée de leurs vœux par les éditorialistes et par une majorité de sondés.

Pedro Sánchez, aveuglé par des sondages trompeurs qui lui promettaient jusqu’à 150 élus en cas de répétition électorale, fit le choix de celle-ci. Il faut lui rendre justice : s’il a pu forcer à ces nouvelles élections, c’est que l’ensemble des autres partis, à l’exception notable de Podemos qui réclamait une alliance à gauche, voyaient dans cette issue des avantages à saisir. Le scrutin du 10 novembre a pourtant surpris tout le monde, à commencer par les socialistes qui reculent (28% et 120 sièges) tout comme Podemos (12,8% et 35 sièges), sans évoquer la débâcle sans précédent de C’s qui perd 47 de ses 57 députés et devient résiduel (6,8%) ! Si le PP s’est légèrement redressé (20,8% et 89 députés), c’est surtout Vox qui sort renforcé de ces élections (15% des voix et 52 sièges).

Le Parlement élu est le plus fragmenté de l’histoire de la démocratie espagnole : 18 partis le composent, dont certains n’ont qu’un seul député (Teruel existe, Bloc Nationaliste Galicien, Parti Régionaliste de Cantabrie) ou deux (anarcho-indépendantistes de la Canditature d’Unité Populaire [Catalogne], Coalition Canarienne, Navarra Sum [droites de Navarre proches du PP])… La gauche (PSOE, Podemos et Más País) peuvent rassembler 158 sièges) et la droite (PP, C’s, Vox) 153 ! Restent les partis régionalistes, nationalistes et indépendantistes (39 élus au total dont 23 élus indépendantistes catalans) : ils ont la clef du déblocage…

Lignes de fuite du débat espagnol…

Si, au lendemain d’un scrutin inutile, Pedro Sánchez s’est immédiatement rapproché de Pablo Iglesias (Podemos) dont il avait pourtant assuré, avant de lancer la campagne électorale, qu’une participation de Podemos au gouvernement « lui ôterait, à lui et à 95% des Espagnols le sommeil », c’était pour faire taire toute dissidence au sein du PSOE. En refusant ostensiblement la possibilité de la grande coalition PSOE-PP (que le PP refuse tout aussi clairement), Pedro Sánchez veut construire un « bloc progressiste » pour mieux placer la droite espagnole face à ses divisions.

La montée de Vox – « la droite courageuse face à la droite couarde », selon Santiago Abascal, ex-militant du PP et leader de Vox – pose un problème stratégique majeur au PP. L’alliance avec Vox, qu’il a expérimentée dans des soutiens parlementaires régionaux (Andalousie, Madrid) ou municipaux (Madrid capitale), le contraint à abandonner l’espace centriste… auquel, pourtant, les électeurs espagnols semblent attachés.

Mais, par-delà ces tactiques politiciennes, la nature du débat politique en Espagne s’est approfondie. Il ne s’agit pas d’affrontements autour d’enjeux techniques qui ont leur signification politique (un taux d’imposition, un mécanisme de soutien au capital ou une politique sociale de protection de l’emploi) mais bien d’un moment capital où ce qui est en jeu n’est rien moins que la définition du système politique lui-même, et avec lui, celle du projet national espagnol.

Depuis 2014, les institutions espagnoles ont été soumises à rude épreuve : la monarchie, le pouvoir exécutif, le système parlementaire mais plus encore le consensus autour de l’architecture territoriale du pays, avec ses communautés autonomes qui bénéficient de la décentralisation la plus importante d’Europe. Pourtant, ces institutions ont, jusqu’à présent, tenu.

Plusieurs mécanismes constitutionnels, jusque-là inutiles, ont même été utilisés : l’article 99.5 qui prévoit la répétition des élections pour éviter un blocage parlementaire, l’article 155 qui permet au gouvernement central de suspendre des autorités régionales dépassant leurs compétences et leurs pouvoirs, l’article 57.5 sur l’abdication. Le texte constitutionnel de 1978 a montré sa plasticité et son caractère très complet. Il a permis, dans une situation de stress exceptionnel, de ne pas recourir à une législation d’exception (pas d’équivalent de notre article 16 par exemple !) et de demeurer dans le cadre de l’État de droit.

En revanche, les institutions ne sont pas suffisantes à elles seules. Elles ne dépendent que des femmes et des hommes qui les font fonctionner. Si la monarchie, pour laquelle le facteur personnel est le plus important, a pu se redresser avec la succession en faveur de Philippe VI, force est de constater que l’ensemble des autres acteurs politiques souffre d’un discrédit profond. Selon l’enquête du CIS (Centro de Estudios Sociológicos) de novembre 2019, parmi les principaux problèmes identifiés par les Espagnols, le chômage (60%) et la classe politique (45,5% [on était à 15% en décembre 2015]) sont cités en tête, largement devant les questions économiques (30%) et celle de l’indépendance catalane (19%) [plusieurs réponses sont possibles d’où ces pourcentages].

Le manque de confiance et le décalage entre les déclarations des responsables politiques et les attentes des citoyens alimentent une situation de crise démocratique qui corrode les fondements de la vie politique espagnole. Cette tension entre solutions de court-terme pour faire émerger une majorité parlementaire d’investiture et besoin de réponses structurelles pour une réforme impérative du pays représente le nœud durable de l’avenir de l’Espagne. Aucune force politique, ni aucun leader ne pourra le dénouer à lui seul. Mais aucun ne sait pouvoir compter sur le concours loyal de l’autre… Le cercle vicieux de la crise politique y gagne en énergie et pourrait devenir un cyclone menaçant l’identité même de la démocratie.


Benoît Pellistrandi

Historien, Spécialiste de l’Espagne contemporaine, professeur en classes préparatoires