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Élections espagnoles : majorité Frankenstein ou Francostein ?

Historien

Ce dimanche, les élections générales espagnoles enregistreront, au plan national et électoral, les conséquences de la crise catalane des années 2016 et 2017. Rien n’est plus comme avant pour les cinq formations principales – PSOE, PP, Ciudadanos, Vox et Podemos – qui jouent dans ce scrutin leur survie. Résultat, les formations nationalistes ou indépendantistes pourraient devenir les arbitres, et favoriser soit la majorité « Frankenstein » sortante, unissant les socialistes aux indépendantistes, soit une majorité « Francostein » qui unirait « les droites » dans un tout sauf le nationalisme ou un « tout sauf Sánchez ».

Dimanche 28 avril, les électeurs espagnols sont appelés à élire 350 députés et 200 sénateurs. Ce scrutin anticipé – l’échéance normale était juin 2020, mais la législature a été particulièrement agitée avec le renversement du gouvernement de Mariano Rajoy (Parti Populaire) le 1er juin 2018 et la mise en place d’un cabinet socialiste monocolore, appuyé par une majorité fragile composée de la gauche radicale, des nationalistes basques et des indépendantistes catalans – enregistrera les conséquences électorales, au niveau national, de la crise catalane des années 2016 et 2017. Or, celles-ci demeurent extrêmement difficiles à déchiffrer et à pronostiquer car si l’affaire catalane, par ses enjeux politiques et institutionnels, est d’une densité exceptionnelle, d’autres facteurs entrent en jeu. Comment vont se faire les arbitrages des électeurs ? Comment, selon les sensibilités, choisiront-ils le parti auquel confier la responsabilité du gouvernement ?

À ces questions de fond s’ajoutent d’autres données qui relèvent des mécanismes électoraux. La circonscription électorale est la province (il y en a 50), le mode de scrutin proportionnel corrigé par la loi d’Hondt, ce mécanisme qui consiste à diviser les voix obtenues par le nombre de sièges à attribuer. Le siège est attribué à la liste présentant la plus forte moyenne de voix. Dans les très grandes (Madrid [37 sièges] et Barcelone [32]) ou les grandes circonscriptions (Valence [15], Séville et Alicante [12], Malaga [11], Murcie [10]), le vote est véritablement proportionnel et tous les partis auront un élu. Mais dans les circonscriptions de 6 élus et moins (elles sont au nombre de 35 et représentent 145 députés à élire), l’incertitude est beaucoup plus grande et la loi d’Hondt offre une sorte de prime à la liste arrivée en tête, à condition qu’elle soit largement en tête.

Toutes les enquêtes d’opinion insistent donc sur la grande inconnue de ces circonscriptions ainsi que sur le nombre encore très élevé des indécis (40% selon les derniers sondages publiés ce lundi 22 et réalisé la semaine précédente). Aussi, en dépit de pronostics favorables pour le PSOE de Pedro Sánchez, peu d’analystes ne se hasardent à formuler un pronostic qui, comparé aux résultats, pourrait ruiner leur réputation !

C’est moins l’avenir, à long terme, de l’essence de l’Espagne qui est remis en jeu que l’avenir, à court terme, de chacune des organisations politiques et partisanes.

Il me semble que cette incertitude est déjà en elle-même un élément décisif pour analyser le moment politique espagnol. L’impression que je retire de l’observation attentive de cette campagne électorale, et la raison pour laquelle ces élections sont, aux dires des leaders, décisives (« ce qui est en jeu est l’avenir de l’Espagne » pour Pablo Casado, le chef de file des conservateurs du PP, « le 28 avril, nous avons à choisir le modèle de pays que nous voulons » selon Pedro Sánchez, le chef du gouvernement sortant, « c’est l’unité de l’Espagne qu’il faut défendre » assure Santiago Abascal, le leader de Vox et invité surprise de ces élections…), c’est que ce scrutin se présente comme un véritable point critique pour TOUS les acteurs du système politique espagnol. C’est moins, à mon avis, l’avenir à long terme de de l’Espagne qui est remis en jeu que l’avenir, à court terme, de chacune des organisations politiques et partisanes.

Le PSOE sort d’une décennie calamiteuse. En 2008, il obtenait encore 44% des voix et 169 députés. En juin 2016, le groupe tombait à 84 élus et 22,6% des voix. Même si Pedro Sánchez a réussi, avec la motion de censure de mai 2018, à se saisir du gouvernement, le PSOE reste un parti fragile. Ses divisions internes sont considérables (du coup, la confection des listes électorales a tourné au règlement de comptes internes : le groupe parlementaire élu sera à la main de Pedro Sánchez) et sa position sur la sortie de la crise catalane encore bien floue. C’est que la position du Parti Socialiste de Catalogne est lourde d’ambiguïtés, plus ou moins calculées, dans l’espoir de devenir le point de passage obligé de toute solution négociée.

Mais cette habileté provoque de nombreuses tensions dans les autres fédérations socialistes, notamment en Andalousie. Le projet national des socialistes est d’autant plus flou que le gouvernement Sánchez s’est formé sur la base d’un soutien des élus catalans indépendantistes à la censure du cabinet de Mariano Rajoy. D’où les violentes accusations de la droite qui veut voir dans cette configuration l’ébauche d’un recul définitif du PSOE sur la question de l’autodétermination catalane.

Le Parti Populaire apparaît quant à lui comme un grand corps malade, ravagé par la corruption – c’est la cause accidentelle de la motion de censure de juin 2018 – et traumatisé par la perte inattendue du pouvoir à la suite de cette censure inattendue. Premier parti d’Espagne, implanté dans les communautés autonomes les plus importantes, le PP paye le prix de plusieurs choix antérieurs. Le premier est celui qu’avait posé Mariano Rajoy : le sauvetage de l’économie était le seul thème politique. D’où une dévitalisation idéologique qui explique que, lors du congrès de juillet 2018, ce soit l’aile droite du parti qui en ait repris le contrôle, sous l’œil bienveillant de José María Aznar.

Là encore, la confection des listes montre l’ampleur du phénomène de purge de tous les anciens proches de Rajoy au profit de candidatures beaucoup plus marquées dans la fermeté de leur analyse de la crise catalane. Les sondages prédisent un authentique effondrement du PP (il passerait de 33% des voix à 20% et de 137 députés à 80 !). Une telle perspective obligerait à une refondation de ce parti qui a gouverné de 1996 à 2004 et de 2011 à 2018.

La concurrence vient en effet de la droite elle-même. Le plus grand danger pour le PP s’appelle Vox. Fondé en 2015 par des dissidents du PP, Vox est une « droite sans complexe ». Son leader, Santiago Abascal, peut se prévaloir de son expérience d’élu basque, ayant vécu sous la menace terroriste de l’ETA. Le succès non détecté par les sondages pré-électoraux en Andalousie (décembre 2018) montre qu’une colère s’était nourrie dans un électorat hétérogène qui a choisi d’abandonner le PP au profit d’une organisation  beaucoup plus radicale dans ses propositions et dans son discours. Vox a vraiment surgi comme une conséquence, dans le reste de l’Espagne, de la crise catalane.

Sans l’étincelle catalane, pas de feu de brousse Vox…

Que le parti augmente son capital idéologique à droite par la critique de l’immigration et celle du « progressisme culturel » ne change rien à l’affaire. Sans l’étincelle catalane, pas de feu de brousse Vox… Or, jusqu’où iront les effets de cette excitation profonde des esprits et des cœurs ? En Andalousie, la division de la droite a eu pour effet d’empêcher la réélection des socialistes, au prix d’une collusion entre centristes et radicaux, sous la conduite du PP. La gauche peut dénoncer la naissance d’une droite fascisante, la ficelle peut mobiliser son électorat traditionnel mais l’argumentaire n’affaiblit pas les dynamiques à droite.

Dans ce glissement à droite de la vie politique espagnole, le parti centriste, Ciudadanos, est, sans doute, soumis aux plus fortes tensions idéologiques, stratégiques et tactiques. N’oublions jamais que le parti est d’abord né en Catalogne en 2006 de la dénonciation des dérives nationalistes. D’abord marginal, C’s a progressivement conquis une place centrale au point de remporter les élections régionales catalanes de décembre 2017 (25% des voix contre 3% dix ans plus tôt). Il y a bien eu un moment Ciudadanos en Espagne. L’offre de renouvellement politique séduisait autant à droite qu’à gauche et une alternative centriste semblait être née. Entre les élections, C’s obtenait des sondages particulièrement flatteurs. Mais la logique droite-gauche et les rapports de forces, tant au niveau national que dans les régions, ont obligé la formation centriste à des équilibres à géométrie variable.

Soutien du PP entre 2016 et 2018, C’s a été pris à revers lors de la motion de censure contre Rajoy. Pedro Sánchez a alors lancé une offensive sur le centre. La permanence de la crise catalane et le surgissement de Vox semblent avoir poussé plus à droite C’s, laissant à découvert l’espace centriste. Le calcul de Pedro Sánchez est clair : le vrai centre c’est désormais le PSOE. C’était vrai entre 1982 et 1996, c’est sans doute moins évident aujourd’hui, mais tel est le message qui permet de relier le PSOE convalescent d’aujourd’hui au grand parti de gouvernement qu’il fut. Du coup, si les centristes obtiennent un résultat moins favorable qu’attendu, ils apparaîtront comme les grands vaincus du scrutin. Une telle perspective fragiliserait de manière irrémédiable la formation centriste, encore trop jeune pour subir une vraie défaite.

La gauche radicale, Podemos, est dans une situation bien similaire. En juin 2016, le parti et ses alliés avaient rêvé de dépasser le PSOE. Avec 21,1% des voix et 71 députés, le pari avait été perdu de peu. Cette nouvelle gauche, vers laquelle confluent un marxisme renouvelé mais toujours aussi dogmatique, des mouvements sociaux qui conjuguent ensemble revendications culturelles progressistes et demandes de changement radicaux, des nationalismes d’extrême gauche qui flirtent avec l’idée d’autodétermination sans pour autant adhérer aux projets indépendantistes, subit le leadership assez autoritaire de Pablo Iglesias. La crise qui a conduit au départ d’Iñigo Errejón, ancien numéro 3 du parti, a montré que les débats internes, mis à jour lors des assises de Vistalegre (février 2017), ont durablement affaibli l’appareil du parti.

Apparemment promis à un recul majeur (les sondages pronostiquent la perte de la moitié de leurs députés), Podemos n’offre plus ni la nouveauté révolutionnaire qui pouvait séduire un électorat puissamment affecté par la crise économique et les choix budgétaires du gouvernement Rajoy, ni la fraîcheur d’une manière de faire de la politique participative et citoyenne. Podemos est un appareil de pouvoir, contrôlé par Pablo Iglesias et Irene Montero (qui se trouve être la compagne d’Iglesias, donnant ainsi à la chose un air de famille facilement critiquable).

Tout indique que ces futurs députés nationalistes, élus sur des bases strictement régionales, seront la clef du prochain parlement.

À l’analyse des fragilités de ces cinq formations, à l’histoire si différente (le PSOE a été fondé en 1879… et Vox n’a aucun élu national sortant !), il faudrait ajouter celles des formations nationalistes et indépendantistes. Il s’agit, pour l’essentiel, du Parti Nationaliste Basque (PNV), de la Gauche Républicaine Catalane (ERC) et du Parti Démocrate de Catalogne (PdeCAT). Mais il ne faudrait pas oublier la formation proche des anciens de l’ETA, Bildu au Pays basque et en Navarre, ou encore le Bloc National Galicien en Galice. On pourrait même y ajouter les listes aux Canaries.

Anecdotique ? Point du tout : tout indique que ces futurs députés nationalistes, élus sur des bases strictement régionales (il était saisissant d’entendre Aitor Esteban, tête de file du PNV lors du débat télévisé de la semaine passée, ne développer qu’un argumentaire pour les Basques), seront la clef du prochain parlement. Aussi seront-ils en mesure de monnayer cher leur soutien, principalement au PSOE (PP, C’s et Vox ont fait de l’antinationalisme le fondement de leur campagne). Mais le PSOE pourrait-il accepter un soutien des indépendantistes catalans qui le replacerait dans la situation de fragilité dans laquelle il vient d’être pendant ces neuf mois de gouvernement ? Les électeurs ont-ils pris en compte cette hypothèse, comme le leur demandent les leaders de la droite ?

Au soir du 28 avril, il faudra donc calculer les possibles majorités parlementaires. Soit la majorité « Frankenstein » sortante (c’est le nom que les anciens barons du socialisme ont donné à la formule Sánchez pour dénoncer d’avoir fait des indépendantistes des compagnons de voyage), soit la majorité « Francostein » (selon la formule de Felipe González, l’ancien chef du gouvernement socialiste) qui unirait « les droites » dans un tout sauf le nationalisme ou un « tout sauf Sánchez ».

Une chose est sûre, à défaut de pouvoir prédire le résultat : ces élections sont d’une grande intensité politique parce que les partis y jouent leur avenir à court terme et que cela explique l’état de nervosité de la campagne électorale. Loin d’avoir aidé à poser les jalons d’un débat national sur les grands enjeux espagnols des années à venir, la campagne a crûment mis à jour la férocité des compétitions pour le pouvoir. Tout l’intérêt national espagnol pourrait bien en être la victime.

 

(NDLR Benoît Pellistrandi a publié Le labyrinthe catalan, Desclée de Brouwer, 2019)


Benoît Pellistrandi

Historien, Spécialiste de l’Espagne contemporaine, professeur en classes préparatoires