Écologie

Inégalités économiques et changement climatique

Économiste

Lorsqu’on redistribue du pouvoir d’achat du haut vers le bas, on accroît mécaniquement les émissions de gaz à effet de serre, puisque les pauvres ont, en moyenne, une propension plus élevée à consommer des biens fortement émetteurs que les riches. Comment dès lors résoudre ce dilemme entre justice distributive et objectif climatique ?

En France, une vision assez répandue dans le grand public est que la mondialisation des économies a généré un creusement tous azimuts des inégalités. On assimile mondialisation et inégalités croissantes et, par réciprocité, démondialisation et réduction des inégalités. La mondialisation devient un bouc émissaire facile à incriminer. Cette représentation alimente la vague populiste.

Le seul problème est qu’elle ne concorde pas avec la réalité. La mondialisation a provoqué un double mouvement sur les inégalités dans le monde. Depuis un demi-siècle, elle a drastiquement réduit les écarts entre niveaux de vie des pays en y réduisant la pauvreté quand elle creusait des inégalités à l’intérieur de la plupart des pays.

Pierre-Noël Giraud est l’un des premiers économistes à avoir analysé ce double phénomène dans son Inégalité du monde paru en 1996. Il y distingue une première phase historique dans laquelle les inégalités de niveau de vie se sont dramatiquement accrues entre pays occidentaux et Japon d’un côté, et le reste du monde « en développement » de l’autre. Ces tendances s’inversent à partir des années 1980 du fait du puissant reflux au profit des grands perdants d’hier.

Dans le même temps, les inégalités qui tendaient à se refermer au sein des pays riches ont recommencé à se creuser. Les travaux de François Bourguignon et Christian Morrisson, parus dans les meilleures revues académiques, corroborent ce diagnostic.

Sous l’angle des émissions de gaz à effet de serre, ce mouvement de flux-reflux de la création de richesse correspond rigoureusement aux dynamiques d’émission observées dans le monde. La croissance des émissions mondiales de CO2 est portée à peu près exclusivement par les pays d’industrialisation ancienne jusqu’aux chocs pétroliers de 1973 et 1980, la plus grande partie du monde restant à des niveaux d’émission par tête extrêmement bas.

Si on redistribue du pouvoir d’achat du haut vers le bas, on accroît donc mécaniquement les émissions.

Le creusement des inégalités de niveau de vie entre pays riches et pays pauvres freine alors l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre. Depuis 1980, la réduction de ces mêmes inégalités de niveau de vie est devenue le moteur principal de leur progression. C’est pourquoi l’inflexion de la trajectoire globale d’émission est largement tributaire de ce que vont faire les économies émergentes, à commencer par la Chine et l’Inde.

Examinons maintenant les inégalités à l’intérieur des pays. L’ouvrage de Piketty Le capital au XXIème siècle est incontournable en la matière[1]. Piketty décortique le lien entre inégalités de revenu et de patrimoine, revenu du travail et revenu du capital. Il démasque en particulier le rôle des héritages qui contribuent à des inégalités qui contreviennent manifestement aux critères rawlsiens de justice.

Il démontre avec clarté que la prétention des détenteurs de capital à obtenir des rendements durablement supérieurs au taux de croissance de l’économie conduit à un creusement invraisemblable des inégalités « par le haut », celles des 1 % qui accaparent une fraction croissante de la richesse.

Ce phénomène est accentué par une autre conséquence de la mondialisation : la disparition de l’inflation sur les biens et services. L’inflation s’est déportée sur les prix des actifs – immobilier et actions – dont la valeur tend à se déconnecter de l’économie réelle, ce qui amplifie la polarisation de richesse sur les 1 %.

Et l’impact sur les émissions de gaz à effet de serre ? En moyenne, les riches émettent en valeur absolue plus de CO2 que les pauvres. Cela s’observe sur leurs émissions directes et encore plus sur leur empreinte carbone intégrant les émissions indirectes incorporées dans les biens et services qu’ils consomment. Mais lorsque le revenu augmente, les émissions associées aux dépenses des ménages le font moins rapidement. L’élasticité des émissions au revenu est inférieure à l’unité.

Deux mécanismes principaux sont à l’œuvre. Les phénomènes de saturation : même si Warren Buffett ou Bill Gates sont fans de Big Mac, ils n’ont qu’un estomac. Et s’ils possèdent dix voitures de sport dans leur garage, ils ne peuvent en conduire qu’une seule à la fois. L’autre frein à la croissance des émissions est l’accroissement du taux d’épargne financière à partir d’un certain niveau de revenu.

Si on redistribue du pouvoir d’achat du haut vers le bas, on accroît donc mécaniquement les émissions, puisque les pauvres ont, en moyenne, une propension plus élevée à consommer des biens fortement émetteurs de gaz à effet de serre que les riches.

Lucas Chancel le constate dans son ouvrage sur la justice sociale et environnementale : « Certains soutiennent qu’une répartition plus égalitaire des revenus dans un pays tel que les États-Unis réduirait automatiquement les émissions nationales. Ce n’est vrai que sous certaines conditions qui ne sont pas vérifiées en pratique.

En réalité, la redistribution des revenus – toutes choses égales par ailleurs – tend à accroître les émissions nationales[2]. » En matière énergétique, ce dilemme entre justice distributive et objectif climatique risque de s’accentuer si la substitution des sources fossiles par des sources renouvelables s’opère plus rapidement chez les riches que chez les pauvres. Une sobriété énergétique s’amorçant par le haut de l’échelle des revenus pour gagner progressivement les classes intermédiaires et basses aurait le même effet.

Dans son ouvrage Inégalités mondiales, Branko Milanovic synthétise les deux approches des inégalités à partir de sa fameuse courbe en éléphant. Les bénéficiaires de la mondialisation, la nouvelle classe moyenne des pays émergents, principalement asiatique, et les ultrariches occupent le dos de l’éléphant et sa trompe qui pointe en l’air.

Les classes moyennes des pays riches et les laissés-pour-compte des pays moins avancés forment deux creux autour du dos de l’animal, ce qui confère ce côté très atypique à cette courbe de distribution du pouvoir d’achat. Logiquement, Chancel et Piketty retrouvent cette forme en éléphant lorsqu’ils tentent de reconstituer l’évolution des émissions mondiales de gaz à effet de serre intervenue entre le protocole de Kyoto (1997) et la conférence climatique de Paris (2015).

Au XXIème siècle, la montée du risque climatique figure, avec la grande récession de 2009, parmi les chocs majeurs qui vont reconfigurer l’allure des inégalités mondiales.

Ils estiment également que 10 % des ménages les plus émetteurs, regroupés parmi les ménages à haut revenu, sont à l’origine de 45 % des émissions mondiales. La réduction de leurs émissions aurait donc un impact massif sur le total mondial, à condition qu’elle ne soit pas obtenue par un transfert de revenu vers des ménages plus pauvres qui en utiliseraient une part plus élevée pour acheter des biens fortement émissifs. Une forme particulière de ce que les économistes appellent « l’effet rebond ». À court terme, on n’échappe pas facilement au dilemme entre objectif de justice distributive et atténuation du changement climatique !

Milanovic nous invite également à réfléchir à l’évolution future des inégalités économiques dans le monde. Contrairement à Piketty, il ne considère pas le creusement des inégalités comme une loi intrinsèque au capitalisme. Il interprète la montée des inégalités comme la phase montante de ce qu’il appelle les « vagues de Kuznets », du nom du Nobel d’économie qui fut le pionnier des travaux sur les inégalités et le développement.

Ces vagues montantes et descendantes se succéderaient dans des cycles longs, donnant au capitalisme son visage le plus inique sur la crête de la vague mais plus social à son creux. Il s’interroge sur les facteurs qui pourraient faire retomber la vague dans le courant du XXIème siècle.

Milanovic fait une distinction entre les facteurs bénéfiques et ceux néfastes. Écoutons-le : « Nous avons l’habitude d’insister sur les premiers – hausse du niveau d’éducation, baisse de la prime de qualification, hausse des attentes en matière de protection sociale –, mais les seconds sont tout à fait compatibles avec la mondialisation. »

Au XXème siècle, les deux conflits mondiaux et la grande crise de 1929 ont provoqué des chocs qui, en réaction, ont conduit à une destruction à grande échelle de capital et à un resserrement des inégalités. Ce sont les facteurs « néfastes » qui ont provoqué, en réponse, des facteurs « positifs », notamment pendant les trois décennies de l’âge d’or qui ont succédé au second conflit mondial.

Au XXIème siècle, la montée du risque climatique figure, avec la grande récession de 2009, parmi les chocs majeurs qui vont reconfigurer l’allure des inégalités mondiales. Ce sont les facteurs néfastes. En réaction, des politiques climatiques justes pourront constituer l’un des facteurs « bénéfiques » permettant de faire refluer la vague des inégalités. Nous examinerons dans une prochaine contribution comment de telles politiques pourraient se mettre en place tant en France et en Europe que dans le cadre de la négociation internationale sur le climat.

 

NDLR : Christian de Perthuis à fait paraître en octobre 2019, Le tic-tac de l’horloge climatique aux éditions Deboeck. 


[1] Thomas Piketty, Le capital au XXème siècle, Le Seuil, 2013.

[2] Lucas Chancel, Insoutenables inégalités. Pour une justice sociale et environnementale, Les petits matins, 2017, p. 136.

Christian de Perthuis

Économiste, Professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine

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Notes

[1] Thomas Piketty, Le capital au XXème siècle, Le Seuil, 2013.

[2] Lucas Chancel, Insoutenables inégalités. Pour une justice sociale et environnementale, Les petits matins, 2017, p. 136.