Rediffusion

Partager l’intime

Philosophe

Le partage des données, mais aussi celui des liens, des textes, des images, des vidéos… figure au premier rang des impératifs de l’ère numérique. Mais dans une société où le partage est devenu l’idole, l’intime – considéré comme ce qui échappe par principe à toute visibilité – est en danger. À l’occasion du Salon de la revue, AOC publiait en avant première une réflexion du philosophe Michaël Fœssel, parue en novembre dans la revue Sensibilités. Rediffusion du 11 octobre 2019.

L’intime n’existe, semble-t-il, que dans l’horizon de sa perte. Les diagnostics ne manquent pas, ni les prophéties, qui annoncent sa disparition à plus ou moins brève échéance. On discute pour savoir si l’intime est mis en danger du fait de sa valorisation elle-même, par exemple au travers des mises en scène de soi et de ses sentiments auxquelles sont invités les individus. Ou, au contraire, s’il n’est pas victime de sociétés de la transparence qui n’accordent plus aucune place au secret. On se demande si l’intime ploie sous le narcissisme de l’individu contemporain ou s’il ne succomberait pas plutôt devant l’effacement de l’individualité au profit d’un monde impersonnel fait de réseaux. Les prétendants au titre de prédateurs de l’intime ne manquent pas non plus : nouvelles technologies, exhibitionnisme libéral, marchandisation de toutes les sphères de l’existence, désir d’être reconnu, triomphe de l’image, etc.

Les diagnostics sur la disparition de l’intime pèchent presque toujours par leur excès de généralité. Mais il vaut la peine d’être attentifs à ce qui les fonde, et qui reste vrai quel que soit leur degré d’exactitude sociologique : l’intime est indissociable d’une fragilité qui le met en péril. La possibilité d’entretenir des relations, de fonder des liens ou de forger des expériences à l’abri du jugement social n’est jamais acquise, elle résulte plutôt d’une conquête qui rencontre des obstacles. Avant de déterminer quels sont ces obstacles, et pour pouvoir le faire, il faut essayer de comprendre d’où vient cette fragilité essentielle.

À première vue, la chose semble facile à expliquer : l’intime est fragile du seul fait qu’il réclame de demeurer caché. Sa simple monstration équivaudrait à sa négation puisqu’il est dans la nature de l’intime de se soustraire aux regards. Dans une telle perspective, l’intime ne pourrait être préservé qu’en demeurant voilé, tu, imperceptible. On conçoit aisément, alors, ce qui le rend fragile dans des sociétés comme les nôtr


[1] Kant fait de la publicité le critère de légitimité des lois, mais aussi des intentions des gouvernants, dans Vers la paix perpétuelle (« Toutes les actions relatives au droit d’autrui dont la maxime est incompatible avec la publicité sont injustes » Ak VIII, 381).

[2] Je reprends ici quelques éléments présentés une première fois dans La Privation de l’intime (Paris, Seuil, 2008).

[3] Sur la notion de « rencontre esthétique » et ce qui lui fait obstacle aujourd’hui, voir Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengal, Esthétique de la rencontre. L’énigme de l’art contemporain, Paris, Seuil, 2017.

[4] J’ai développé cette hypothèse dans un article intitulé « La représentation et l’événement » (Esprit, « Le sexe après sa révolution », août-septembre 2017).

[5] Judith Butler, Le Récit de soi, Paris, PUF, 2007, p. 38.

[6] Ibidem, p. 55.

[7] Ibid., p. 42.

[8] Walter Benjmain, « Le conteur », Œuvres, tome 3, Paris, Gallimard-Folio, 2000, p. 114-151. Benjamin forge cette expression à propos des soldats de la Première Guerre mondiale revenus du front et incapables de faire récit de ce qu’ils ont vécu. « Qu’ai-je fait ? » : c’est précisément la question à laquelle celui qui participe à une guerre industrielle n’est plus en état de répondre puisque ce n’est moins l’homme qui expérimente la lutte, que des instruments qui agissent à distance.

Michaël Foessel

Philosophe, Professeur de philosophie à l'École Polytechnique

Notes

[1] Kant fait de la publicité le critère de légitimité des lois, mais aussi des intentions des gouvernants, dans Vers la paix perpétuelle (« Toutes les actions relatives au droit d’autrui dont la maxime est incompatible avec la publicité sont injustes » Ak VIII, 381).

[2] Je reprends ici quelques éléments présentés une première fois dans La Privation de l’intime (Paris, Seuil, 2008).

[3] Sur la notion de « rencontre esthétique » et ce qui lui fait obstacle aujourd’hui, voir Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengal, Esthétique de la rencontre. L’énigme de l’art contemporain, Paris, Seuil, 2017.

[4] J’ai développé cette hypothèse dans un article intitulé « La représentation et l’événement » (Esprit, « Le sexe après sa révolution », août-septembre 2017).

[5] Judith Butler, Le Récit de soi, Paris, PUF, 2007, p. 38.

[6] Ibidem, p. 55.

[7] Ibid., p. 42.

[8] Walter Benjmain, « Le conteur », Œuvres, tome 3, Paris, Gallimard-Folio, 2000, p. 114-151. Benjamin forge cette expression à propos des soldats de la Première Guerre mondiale revenus du front et incapables de faire récit de ce qu’ils ont vécu. « Qu’ai-je fait ? » : c’est précisément la question à laquelle celui qui participe à une guerre industrielle n’est plus en état de répondre puisque ce n’est moins l’homme qui expérimente la lutte, que des instruments qui agissent à distance.