Archéologie

À quoi sert l’archéologie ?

Historien

L’archéologie est venue en complément de l’histoire pour battre en brèche, ces dernières années, un certain nombre de mythes et fantasmes liés à l’identité nationale, l’immigration, le rapport au religieux et, finalement, à une nostalgie du passé mal venue. L’archéologie sert même un propos fondamentalement politique lorsqu’elle montre que les civilisations disparaissent quand, trop hiérarchisées et trop inégalitaires, elles se révèlent incapables d’une gestion adéquate de leur environnement et de leurs ressources naturelles.

À quoi sert l’archéologie ? Question futile, a priori ! Pour certains, elle ne sert qu’à garnir les vitrines des musées, à alimenter les voyages et croisières exotiques organisés pour l’occupation du troisième âge, ou encore à faire rêver les (petits) enfants, bref, elle relèverait surtout de la distraction, futile elle aussi. Pour les historiens, ce fut longtemps une discipline accessoire, « une science auxiliaire de l’histoire », disait-on encore jusqu’au milieu du XXe siècle : la vérité était dans les textes anciens, et les archéologues ne faisaient que sortir de terre des vestiges plus ou moins bien conservés et destinés à en illustrer les récits.

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Enfin, pour les aménageurs économiques et les élus locaux qui les finançaient, elle fut longtemps, et parfois encore, une empêcheuse de bétonner en rond : « Vous vous occupez des morts, moi, je m’occupe des vivants », ai-je parfois entendu, quand je présidais l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), dans la bouche d’hommes politiques sincères mais peut-être un peu limités dans leur vision du monde. La réponse courtoise était alors de leur faire remarquer avec diplomatie qu’ils n’étaient pas voués, hélas, à demeurer toujours vivants, mais qu’en attendant, ils étaient en train de détruire en toute bonne foi, et définitivement, le patrimoine archéologique de tous les futurs vivants à venir.

La dernière offensive d’envergure ne date d’ailleurs que de 2014, lorsque parmi les mesures d’un « choc de simplification » administrative annoncé par le président de la République, il était proposé, sous la pression intéressée des lobbys du BTP et autres sociétés d’autoroutes, de limiter la recherche de sites archéologiques, préalablement à tout terrassement d’envergure, à de simples prospections électromagnétiques de surface, dites « non-destructives », au lieu des tranchées à la pelleteuse qui sont la méthode usuelle des sondages archéologiques.

Techniques « non-destructives » certes bien utiles dans certains cas, mais auxquelles, comme il a pu être démontré, échappent en moyenne 80% des sites archéologiques, par comparaison avec les tranchées réelles. Et n’oublions pas non plus que, en outre, les trois quarts des surfaces terrassées et aménagées (« artificialisées ») chaque année en France, soit 500 km2 environ, ne font l’objet d’aucune enquête archéologique préalable, alors même que la densité des sites potentiels est fort importante.

Les Barbares dans l’histoire

Mais revenons aux historiens, qui ont admis entre temps que les textes anciens étaient, selon la formule, « partiels et partiaux », puisqu’ils ne traitaient en général que des préoccupations et des points de vue des dirigeants. De fait, des collaborations très fructueuses se sont désormais développées entre archéologues et historiens pour les périodes où existent des textes. L’archéologie, désormais définie comme la discipline qui étudie les sociétés, quelle que soit leur ancienneté, à travers leurs vestiges matériels, et l’histoire, qui les étudie à travers les textes, convergent désormais.

Ainsi ont pu être reconsidérés totalement les débuts du Moyen Âge européen, naguère vus comme la période des « invasions barbares » et de l’anéantissement cataclysmique d’une prospère civilisation gréco-romaine. Les fouilles archéologiques, grâce en particulier à l’essor considérable de l’archéologie préventive, jointes à une relecture méticuleuse des textes anciens (par des historiens comme Bruno Dumézil, Florint Curta ou Walter Pohl), montrent un paysage tout à fait différent. Il y eut certes pendant ces siècles des épisodes violents, mais l’Empire romain ne s’était lui-même construit, pendant toute sa durée, que par la violence, la conquête, les massacres et l’esclavage des populations conquises.

La réalité de cette période est, d’une part, celle d’une continuité certaine, y compris dans les villes comme dans les campagnes ; et, d’autre part, d’un métissage lent et continu des différentes populations, au point qu’il est impossible de distinguer archéologiquement les tombes des différents « peuples » dont nous parlent les textes (Ostrogoths, Wisigoths, Vandales, Lombards, Hérules, Alamans, Burgondes, etc), pas plus qu’il n’est possible de les distinguer de tombes qui seraient celles de véritables « Romains de souche », lesquels n’ont évidemment jamais existé, puisque l’Empire était la réunion d’environ 2.000 communautés ethniques distinctes, réparties sur quatre millions et demi de kilomètres carrés et totalisant près de 80 millions de personnes.

C’était mieux avant ?

Au passage, histoire et archéologie convergent tout autant pour relativiser l’importance du « baptême de Clovis », où d’aucuns voient « la naissance de la France », qu’auraient construite « quarante rois en quinze siècles ». En fait, au moment du fameux baptême, que l’on situe autour de l’année 500 de notre ère, l’Empire romain était déjà chrétien depuis plus d’un siècle, puisque l’empereur Théodose avait proclamé en l’année 380 le christianisme comme seule religion officielle, à l’exclusion de toutes les autres, dont les temples furent brutalement détruits ou reconvertis en églises.

Donc ce baptême n’était qu’un moyen opportuniste pour le nouveau monarque de mieux s’intégrer à la société gallo-romaine et à son puissant réseau d’évêques. Et symétriquement, l’archéologie montre que dans les campagnes les pratiques païennes, en particulier pour les rites funéraires, ont continué de plus belle pendant encore deux ou trois siècles, malgré de régulières campagnes d’évangélisation, telle celle du moine irlandais Saint Colomban – devenu récemment patron des motocyclistes.

Certes, cela n’empêche pas un certain nombre d’idéologues, médiatiques ou non, de continuer leurs incantations quant au retour des barbares et à l’effondrement programmé de notre civilisation. Mais justement, ils devraient se rassurer en constatant qu’il n’y a jamais de fin du monde, mais que les sociétés ne cessent de se transformer et de se mélanger.

Quant au « c’était mieux avant », on le trouve déjà chez Hésiode et Platon, il y a vingt-cinq siècles et avant. Concrètement, pour les périodes qui ne nous ont pas laissé de texte, l’archéologie observe que ce qu’on appelle une « culture archéologique », c’est-à-dire l’association dans une même région d’un certain nombre de traits culturels homogènes et caractéristiques (pratiques funéraires, architecture, style des poterie et des outils, choix esthétiques, etc) ne dure à chaque fois que quelques siècles, avant de se fondre dans une ou plusieurs autres entités, qui à leur tour s’épanouiront pendant quelques siècles, pour faire suite à d’autres.

La mouche et l’éléphant

Pour revenir aux « Barbares » – les vrais – et aux leçons de l’histoire, l’une des analyses sans doute les plus pertinentes du terrorisme islamiste est celle qu’a publiée l’historien médiéviste israélien Yuval Harari, auteur du best-seller Sapiens, dans L’Obs du 31 mars 2016: « La stratégie de la mouche: pourquoi le terrorisme est-il efficace ? ». En effet, rappelle-t-il, aucune mouche ne parviendra jamais à casser le moindre vase dans un magasin de porcelaine. En revanche, en bourdonnant sans cesse dans les oreilles de l’éléphant, elle finira par le mettre dans un tel état d’énervement qu’il saccagera ledit magasin.

De même, ajoute Harari, les terroristes islamistes ne causent pratiquement aucun dégât matériel important en Occident (World Trade Center mis à part) et n’y ont assassiné qu’un nombre infime de victimes – certes, toujours trop – si on les compare aux dizaines de millions de morts des deux guerres mondiales et des conflits qui ont suivi depuis lors (Viet Nam, Algérie, Cambodge, Indonésie, Iran-Irak, Nouvelle-Guinée indonésienne, Rwanda, etc) – sans compter, pourrait-on ajouter, les millions de morts dus à la pollution, aux pesticides, au tabac et autres, qui résultent à tout le moins d’une irresponsabilité coupable, puisque désormais en connaissance de cause.

La seule force de ces gens n’est donc que dans la communication, comme la mouche, et c’est ainsi que quelques attentats ont réussi à pousser l’armée américaine à déstabiliser pour longtemps l’ensemble du Moyen-Orient et à permettre le sinistre essor de groupes terroristes islamistes, jusque-là marginaux et contenus.

Au-delà, au regard de l’histoire longue, ces événements qui, à juste titre, nous choquent sinon nous épouvantent, n’ont rien de particulièrement nouveau. Mettre l’horreur en spectacle est une vieille habitude humaine. Les Romains crucifièrent en -71 avant notre ère, le long des voies, les 6.000 survivants vaincus de la révolte des esclaves menée par Spartacus. Vingt ans plus tard, Jules César fit couper les mains de tous les défenseurs de la place forte d’Uxelodunum dans le Quercy qui, eux aussi, s’étaient permis de se révolter contre le futur dictateur.

L’empereur byzantin Basile II fit crever les yeux de toute l’armée bulgare, faite prisonnière en 1014 de notre ère dans les gorges du Vardar, à l’exception d’un soldat tous les cent, éborgné seulement afin de pouvoir reconduire les autres chez eux. Quant aux destructions matérielles visant à effacer la mémoire de lieux symboliques, comme les talibans l’ont commis à Bamian ou le groupe terroriste Daesch à Palmyre, et comme cela s’est pratiqué pendant les guerres yougoslaves des années 1990, elles ont aussi une longue histoire que l’archéologie peut observer – voir le sort que les Romains, eux encore, réservèrent à la ville de Carthage.

Au nom de Dieu

De même, les crimes de masse commis par une seule personne que l’on juge en général prise de folie, et que les armes à feu automatiques ont rendu de nos jours bien plus meurtriers, sont un phénomène anthropologique attesté de longue date par les ethnologues, auquel on donne le nom malaisien d’amok et que l’on rencontre des Philippines à l’Arctique et de l’Inde aux Caraïbes. Les meurtres de masse récents sont-ils d’essence très différente, que les terroristes se réclament de l’islam (les plus médiatisés), du judaïsme (comme Baruch Goldstein et ses 29 victimes à Hébron en 1994) ou du christianisme (comme le suprématiste blanc Brenton Tarrant et ses 49 victimes en 2019 dans les mosquées de Christchurch en Nouvelle-Zélande, ou encore le tireur d’extrême droite Claude Sinké, qui fit la même année deux blessés graves dans la mosquée de Bayonne) ?

Ces meurtres posent deux questions historiques. La première est celle de l’intolérance des monothéismes. En effet, dans les religions polythéistes, chaque peuple ou cité a ses dieux, et une défaite éventuelle prouve seulement que les dieux d’en face étaient plus puissants, non que les siens propres n’existaient pas. Avec l’idée qu’il n’y aurait qu’un seul Dieu vrai, idée apparue en même temps que celle, nouvelle, d’un empire universel appelé à la domination du monde sous l’autorité d’un souverain mâle unique, tous les dieux des autres cessent d’exister.

À la racine commune aux trois monothéismes, il y a sans doute cette terrible « scène primitive » : Dieu exige en signe de soumission qu’Abraham lui sacrifie son seul fils, si longtemps attendu, ce qu’il entreprend sans aucun état d’âme. À partir de là, et quelles que soient les contorsions exégétiques, tout devient permis au nom de la foi.

Mais la seconde question, posée régulièrement à propos des meurtres récents, est celle de la folie : s’agit-il de crimes « religieux » ou de crimes « pathologiques » ? Mais est-ce vraiment différent ? Sigmund Freud n’a-t-il pas défini la religion comme névrose, précisant dans Malaise dans la culture (1930) : « La technique [de la religion] consiste à rabaisser la valeur de la vie et à déformer de façon délirante l’image du monde réel, démarches qui ont pour postulat l’intimidation de l’intelligence. À ce prix, en fixant de force ses adeptes à un infantilisme psychique et en leur faisant partager un délire collectif, la religion réussit à épargner à quantité d’êtres humains une névrose individuelle, mais c’est à peu près tout ». Face à tous les idéologues médiatiques qui prétendent « qu’on ne peut plus rien dire », voilà une citation qui, elle, deviendrait presque blasphématoire …

Vers le futur …

Aussi, nous apprennent toujours l’archéologie et l’histoire, il n’y a aucune raison pour que notre civilisation actuelle avec ses valeurs, ses pratiques et ses croyances se perpétue indéfiniment. Mais il est peu probable que ce soit un « choc des civilisations » qui y mette fin. Les sociétés qui se sont effondrées, celle qui a construit les gigantesques monuments mégalithiques de notre côte atlantique (il y 6 000 ans), celle de l’Indus (il y a 3 700 ans), celle des princes celtiques (il y 2 500 ans), celle des Mayas (il y a 1 000 ans), celle d’Angkor (il y a 600 ans), et bien d’autres encore, ont disparu avant tout parce qu’à la fois trop hiérarchisées et trop inégalitaires, et par là même incapables d’une gestion adéquate de leur environnement et de leurs ressources naturelles.

Si l’on souhaite rester optimiste, on se souviendra, banalement, que l’histoire n’est pas une fatalité céleste subie, mais que nous en sommes toutes et tous collectivement responsables.

 

Jean-Paul Demoule a fait paraître en janvier 2020, Aux origines, l’archéologie aux éditions La Découverte. 


Jean-Paul Demoule

Historien, professeur émérite à l'Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne

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