Reconnaissance faciale : envisager le portrait
La France expérimente différents systèmes de reconnaissance faciale. Elle est le premier pays d’Europe à s’y intéresser d’aussi près. Outre le million et demi de caméras de surveillance « classiques » déjà installées sur l’ensemble du territoire français, certaines municipalités enregistrent les visages et comportements pour alimenter et interroger une base de données.
Par ailleurs, le ministère de l’Intérieur a désormais recours à une application de reconnaissance faciale pour certaines démarches administratives. Alors que la surveillance avance à bas bruit dans l’espace public, on se trouve de plus en plus confrontés à un pouvoir sans visage, à l’absence d’interlocuteurs identifiables dans de nombreux rapports sociaux et économiques. Entre contrôle des visages d’un côté et absence de visage de l’autre, des questions éthiques se posent : qu’est-ce qu’un visage dit de la personne qui le porte ? Qu’est-ce qu’il engage dans la relation à l’autre ?
Le sujet de la reconnaissance faciale est dans le débat public, plusieurs articles sont parus fin 2019[1]. Ils font état des expérimentations en cours et des batailles judiciaires engagées par la société civile à l’encontre de municipalités qui en ont pris l’initiative. Tous ces articles pointent l’urgence d’une réflexion à mener si nous voulons que l’humain reste décisionnaire des innovations technologiques et de leurs conséquences dans nos vies. On peut effectivement craindre que la pression des industriels et de la demande sécuritaire nourrie par quelques pouvoirs politiques fassent vaciller le socle de certaines valeurs démocratiques.
On pourrait se croire à l’abri des façons de procéder en Chine, pays vers lequel les regards se tournent lorsqu’il s’agit de reconnaissance faciale. Alors qu’en Occident, on essaierait de fixer un cadre juridique en amont des innovations technologiques, les Chinois feraient l’inverse : le gouvernement inciterait entrepreneurs et chercheurs à innover, quitte à réguler a posteriori. Mais d’autres sources nous montrent que nous ne sommes pas si éloignés de la situation chinoise. Si la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) peut encore exercer son pouvoir de sanction, il n’est plus nécessaire, depuis mai 2018 et l’entrée en vigueur du nouveau Règlement général sur la protection des données, de consulter la CNIL avant d’expérimenter la reconnaissance faciale.
Banalisation du contrôle
Démarchée par l’entreprise américaine Cisco, la région Provence-Alpes-Côtes-d’Azur a sélectionné en 2018 et 2019 deux établissements scolaires, le lycée Ampère à Marseille et le lycée Eucalyptus à Nice, pour expérimenter un dispositif de reconnaissance faciale. Des portiques ont été installés à l’entrée pour enregistrer les visages des lycéens. Deux justifications à cela : l’une sécuritaire, pour repérer de potentiels intrus dans l’établissement ; l’autre pédagogique, pour former les élèves aux technologies de pointe. La CNIL a mis un point d’arrêt à ces initiatives. Par ailleurs, la ville de Nice, sous l’impulsion de son maire Christian Estrosi (LR), a fait tester un dispositif de reconnaissance faciale lors du carnaval. L’initiative a été soutenue par une entreprise monégasque (Confidentia) et un logiciel israélien (AnyVision), utilisé en Cisjordanie pour contrôler la population palestinienne.
Le principal argument avancé pour justifier les investissements gigantesques dans l’extension des outils de surveillance de masse et de collecte de données – assurer la sécurité dans la lutte anti-terroriste – pourrait bien cependant être invalide. Suite à l’attaque intervenue le 3 octobre 2019 à la Préfecture de police de Paris, qui a fait quatre morts, l’ancien ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a voulu mettre en avant le travail accompli : « Cinquante-neuf attentats ont été déjoués sur le territoire français depuis six ans ».
Or, sur les cinquante-neuf, cinquante-huit ont été évités grâce aux renseignements humains. Comme l’avait déclaré Edward Snowden en octobre 2018 : « La surveillance ne protège pas des actes terroristes ; elle a, en revanche, une utilité pour la collecte de renseignements après que l’acte a été commis ». On comprend donc bien que la surveillance n’est pas inutile, mais qu’elle est largement disproportionnée et sert en réalité d’autres fins. Les moyens techniques mis en œuvre seraient ainsi essentiellement dus à l’apparition des ingénieurs dans le monde des espions et seraient avant tout utilisés à des fins d’espionnage économique et de surveillance politique.
En Chine, on peut depuis plusieurs années payer en présentant son visage à la caisse du supermarché, prendre le train, aller au restaurant, retirer de l’argent… En 2020, année où le crédit social se généralisera, il devrait y avoir six cent millions de caméras sur le territoire chinois, soit une pour deux habitants. Dans un souci de favoriser la compétitivité des entreprises françaises, Cédric O, secrétaire d’État en charge du numérique, fait de la reconnaissance faciale une priorité. La France possède deux leaders mondiaux de la biométrie et sera le premier pays européen à utiliser la reconnaissance faciale grâce à l’application Alicem (Authentification en Ligne Certifiée sur Mobile). Sans être encore obligatoire, cette application propose de créer une identité numérique sûre et de faciliter nos démarches administratives.
La généralisation de la reconnaissance faciale est-elle inéluctable ? Les rapports officiels s’inquiètent de son « acceptabilité sociale », mais ne semblent y voir qu’un simple frein à son développement irrésistible. Sommes-nous déjà assez anesthésiés, assez habitués aux caméras désormais appelées « de vidéo-protection » pour ne plus nous émouvoir de l’avancée massive et étonnamment silencieuse du contrôle dans l’espace public ? La situation peut faire penser à l’histoire du crapaud dans la casserole : s’il est introduit dans l’eau froide, que l’on fait chauffer à petit feu, l’animal s’habituera aux progressifs changements de température et il cuira ; si l’on introduit l’animal dans l’eau bouillante, il rebondira. Problème d’arithmétique : en acceptant de livrer son visage à l’intelligence artificielle, de combien de degrés la température de l’eau montera-t-elle dans la casserole ?
Physiognomonie et identité faciale
Il est peut-être temps d’interroger le rapport qui existe entre le visage et l’identité. En Chine, il existe une tradition de la lecture du visage, le Mian Xiang, populaire depuis l’Antiquité, qui consiste à décrypter le caractère et à prédire les actes d’une personne. Cette lecture était notamment utilisée à l’époque impériale pour sélectionner les candidats aux postes de fonctionnaire et repérer les personnes malveillantes.
De même, la physionomie et la métoposcopie ont une longue histoire depuis l’Antiquité européenne et arabe. Tandis que l’on entend par physionomie l’ensemble des traits du visage, au repos ou en mouvement, la métoposcopie (qui signifie observer, examiner le front en grec ancien) est une pratique divinatoire dont le but est de prédire la personnalité, le caractère et le destin du sujet observé en analysant les lignes, rides et autres marques visibles. Les deux registres, descriptif et interprétatif, sont réunis dans la physiognomonie, méthode développée par Johann Kasper Lavater (1741-1801), dans son ouvrage L’art de connaître les hommes par la physionomie (1778). Le théologien suisse y affirme que « la physiognomonie est la science, la connaissance du rapport qui lie l’extérieur à l’intérieur, la surface visible à ce qu’elle couvre d’invisible ».
Ses analyses connaissent un essor important aux siècles suivants, notamment par le biais des thèses du criminologue Cesare Lombroso, exposées dans l’Homme criminel. Celles-ci ont participé à l’avènement d’un racisme scientifique qui s’est développé au cours du XIXe siècle et ont servi le nazisme. En France, la physiognomonie a été renouvelée par le psychiatre Louis Corman (1901-1995) qui classait « scientifiquement » les personnes à partir des traits de leur visage[2].
On comprend bien que le désir humain de se connaître à travers son apparence sensible est profondément ancré dans son histoire. Le visage étant considéré comme le lieu de son expression la plus parlante, il invite à l’observation, notamment de ce qui est propre à un individu et de ce qui est commun à un groupe, voire au genre humain. Révèle-t-il pour autant son identité ? Y a-t-il un rapport d’identité entre un visage et un nom, entre un visage et un caractère ; ou, si l’on pose l’identité en amont du rapport entre deux termes, y a-t-il le visage de ce nom, de ce caractère ?
On constate que toutes les méthodes visant à fixer les traits du visage et à les catégoriser, à établir des correspondances systématiques entre émotions, comportements et expressions du visage, sont directement liées à des fins coercitives. Leurs dérives ont été et sont potentiellement récupérées par des systèmes totalitaires.
La carte d’identité a une histoire plus longue que la photo d’identité[3]. Elle est née au Moyen-Age tardif et s’appuyait sur des données personnelles peu fiables qui caractérisaient un type. Mais dès son apparition au XIXe siècle, la photographie a servi de support privilégié pour établir l’identité administrative des citoyens. Avec le besoin de distinguer et d’identifier les visages qui disparaissent dans les masses urbaines, la photographie est aussi utilisée pour constituer des archives. La police y répertorie les visages anonymes et criminels.
Ceux-ci sont considérés comme des dégénérés par rapport aux bourgeois. Des normes morales sont attribuées à des formes du crâne et aux traits du visage, les lectures physiognomoniques cherchent à déterminer si les criminels le sont de naissance. C’est dans ce contexte que le préfet de police Alphonse Bertillon invente l’anthropométrie judiciaire.
À partir de photographies et de descriptions normées, une fiche anthropométrique est établie à partir de quatorze mesures, de la longueur des pieds à l’écartement des yeux, dans le but de repérer les criminels récidivistes. Mais les changements d’expressions du visage, que la photographie ne pouvait fixer, rendaient les images trompeuses et ne pouvaient pas rendre compte de ces changements. Le visage n’était pas considéré comme fiable pour déterminer les identités.
Il est intéressant d’observer que dès le XIXe siècle, les innovations dans les méthodes d’identification passaient par la Chine. William J. Herschel (1833-1917) était devenu célèbre dans les colonies asiatiques pour avoir utilisé le modèle chinois des empreintes digitales. Cette méthode fut rapidement reprise à Paris, tandis qu’elle suscita l’indignation en Grande-Bretagne : en effet, attribuer l’identité sur un motif de la peau, au bout des doigts, remettait en cause l’image traditionnelle de l’homme, reconnaissable par son visage.
Aujourd’hui, c’est la reconnaissance de l’iris qui prend le relais des empreintes digitales, pour des passeports biométriques considérés comme plus sûrs depuis 2010 en Europe. Retour au visage, donc, pourvu qu’il soit inexpressif. Dans un photomaton, il faut adopter l’air le plus neutre possible : interdiction de sourire, de pencher la tête, de hausser les sourcils. Il s’agit du visage comme porteur de données. Le miroir de l’identité est abstrait et numérique, mémoire d’informations.
Individualisme et absence d’interlocuteur
L’émergence de ce visage-là, soumis au contrôle biométrique, et, par conséquent, vidé de sa personnalité, coïncide avec la circulation d’un autre visage : celui des selfies et de l’exposition à outrance du moi social. Peut-être ne s’agit-il que de deux faces d’une même médaille. Tout, à première vue, les oppose : d’un côté, le visage sans expression, comme celui d’un homme sans qualités, de l’autre, un air séducteur ou exalté. L’une sur fond neutre, l’autre aux arrière-plans variés, disant : j’ai été là ou avec untel.
Ici le visage est objectivant, là il clame sa subjectivité. De l’un on efface toute singularité, sur l’autre on projette son individualité. Mais celle-ci est curieusement normée, c’est en cela que les deux faces, d’expression ou de non expression, dictée explicitement ou implicitement par l’environnement, se rejoignent. Dans le champ administratif comme dans celui des réseaux sociaux, il faut s’assurer de son existence. Les deux visages entretiennent donc un rapport à l’identité faciale comme preuve.
La preuve que l’on existe. Un tel besoin d’exister, d’être reconnu, qu’il soit l’impératif d’une société bureaucratique ou celui, moins saisissable, des dynamiques collectives dans la sphère numérique s’exprime par la multiplication de la représentation de soi, sans distance. L’habitude de voir des visages partout, publiés, postés, likés en permanence brouille en effet la conscience de l’utilisation d’un support, reconnu comme tel.
Par ailleurs, on peut constater que l’omniprésence des captures du visage va de pair avec un pouvoir sans visages. Que ce soit au guichet de la poste, sur le site de la SNCF, dans l’entreprise soumise à une restructuration, face au labyrinthe d’une plateforme téléphonique qu’il faut franchir avant de parler à quelqu’un mis sous écoute et qui récite son protocole, l’automatisation rend de plus en plus difficile l’accès à des interlocuteurs identifiables.
Le pouvoir n’est donc plus seulement exercé par des personnes qui en portent plus ou moins bien la responsabilité, avec lesquelles on peut dialoguer ou devant lesquelles on peut s’indigner, mais il est invisible, insaisissable et incontournable à la fois, tant sa modalité échappe à toute interlocution et sollicite en permanence l’adhésion. L’absence d’interlocuteur crée une violence sourde dont les plus pauvres font toujours les frais.
Ces ingrédients semblent parfaitement préparer le terrain à une large acceptation de la reconnaissance faciale. Le contrôle de masse, la surexposition de l’individu et le pouvoir sans visage ont en commun l’absence, mais cette absence est très différente de celle que montre un portrait.
Visage et portrait
Que se passe-t-il lorsque l’on regarde un portrait ? On y voit la représentation d’un visage. On est en présence de quelqu’un qui n’est pas là ou ne l’est plus. On peut supposer que la personne représentée a consenti au regard qui a été posé sur elle et qu’elle est restée un temps face à celui ou celle qui l’a dessinée, peinte ou sculptée. La photographie peut aussi être issue de cette relation, ou bien avoir été prise sur le vif, dérobée sans consentement. Dans la situation d’une pose, celui qui est regardé et celui qui regarde partagent l’expérience d’une durée, dans laquelle les temporalités sont mêlées.
Il y a l’attente qui soutient l’acte de dessiner ou de peindre ; la conscience d’une trace qui sera laissée, et qui survivra de loin au moment de la pose. Enfin, il y a ce présent du portrait qui est potentiellement convoqué par les spectateurs à chaque fois qu’ils regardent le visage représenté – à tel moment, avec telle expression caractéristique, et qui n’existe que dans l’image. Le portrait met donc en présence trois singularités : celle du visage représenté, celle du peintre et celle du spectateur. Et leur relation se joue dans les trois temporalités enchevêtrées.
Les plus anciens portraits qui subsistent, avec autant de présence, sont les portraits du Fayoum. Il s’agit de portraits découverts au XIXe siècle, d’abord dans le Fayoum, une oasis dans la vallée du Nil, puis dans d’autres lieux d’Égypte. Ils ont deux mille ans et semblent être nos contemporains. Dans un texte qu’il leur consacre, John Berger suppose qu’ils nous parlent autant parce qu’« ils appartiennent à une forme d’art hybride, totalement bâtarde, et leur hétérogénéité correspond à un aspect de notre situation actuelle. » L’Égypte était alors une province romaine, gouvernée par des préfets romains, mais les peintres, eux, étaient grecs et peignaient selon une tradition du peintre Apelle datant du IVe siècle avant J-C. Les modes romaines et les techniques grecques servaient un rite sacré égyptien : ces portraits étaient destinés à être enterrés après les soixante-dix jours que durait la momification. La rupture dans le style consiste à peindre les visages de face et non de profil, lequel assurait une continuité entre la vie et la mort chez les Égyptiens.
Les personnes représentées appartiennent à la classe moyenne et elles ont sans doute été peintes d’après nature. Leurs portraits sont des passeports vers le royaume d’Osiris. Puisqu’ils ne sont pas censés être vus par d’autres humains après leur mort, et qu’ils séjournent dans le noir, les visages regardent sans appel l’inconnu qui les attend. C’est sans doute ce regard de face et sans interpellation qui soutient leur présence silencieuse. Et en les regardant, nous sommes mis devant l’énigme qu’ils contemplent eux-mêmes.
Par la suite, l’histoire du portrait a obéi à la volonté de survivre auprès des vivants. Le tableau est un véhicule mémoriel et narratif. Le portrait du Duc d’Urbino de Piero della Francesca, la Bethsabée au bain peinte par Rembrandt ou Diego représenté par son frère Alberto Giacometti, tous appellent nos regards comme ils appellent le récit. Ils nous convoquent et chacun de nos regards est une réponse à leur appel. Nous sommes des interlocuteurs. C’est-à-dire que nous sommes leurs semblables, malgré ou justement grâce à nos singularités respectives. Quelque chose dans le portrait fait écho à quelque chose en nous qui le contemplons. Une interrogation, la précision de notre existence individuée, qui ne peut être confondue avec une autre. Et si les portraits ont une longévité qui dépasse celle des visages, ils en ravivent aussi le sens premier.
Emmanuel Levinas considère le visage comme une injonction. Il développe ce qui constitue la relation éthique dans la rencontre avec le visage. C’est la partie la plus exposée du corps humain, et donc sa vulnérabilité par excellence, mais aussi la partie qui le protège, parce qu’elle interdit de tuer (Totalité et infini, 1961). L’injonction du visage est : tu ne tueras point.
Certes, l’interdiction de tuer ne rend pas impossible le meurtre et le meurtre est un fait banal, mais les récits de guerre nous disent aussi qu’il est beaucoup plus difficile de tuer lorsque l’on a une personne en face de soi. Selon Levinas, « la meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ». Car si la perception domine et que l’on cherche à décrire le visage, cela ferait de lui un objet. Or, c’est précisément ce qui empêche d’entrer en relation sociale avec autrui. Aussi, le visage est signifiant.
Mais tandis que toute signification est, normalement, relative à un contexte, le visage se distinguerait du fait qu’il signifie et n’aurait besoin d’aucun contexte. « Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi. » C’est pourquoi la vision, qui chercherait à connaître un contenu dans ce qu’il voit, ne serait pas le meilleur organe pour appréhender « l’incontenable » qu’est le visage. D’autres organes sembleraient plus appropriés, notamment l’ouïe, car la particularité du visage est son rapport au discours. Le visage parle et répond, c’est ce qui le caractérise pour lui-même et dans la relation à autrui. Les deux ne sont pas dissociables. Ce qui dissocie deux interlocuteurs, c’est un tiers. C’est aussi ce qui conditionne les lois et instaure la justice.
Le portrait qui nous montre précisément les couleurs des yeux, la forme d’une bouche, du menton, du front, fait-il du visage d’autrui un objet ? La perception, et plus précisément la vision, nous détourne-t-elle de la relation éthique avec autrui ? Il semble qu’au contraire, le portrait renouvelle le regard que l’on peut porter sur l’autre. Nous regardons à travers une perception travaillée, celle de l’artiste, qui creuse l’unicité de son modèle, sans jamais pouvoir l’arrêter pour autant.
Les portraits se soustraient aux adéquations réductrices. Les absences – précises et individuées – révèlent aussi la présence du support de représentation. Le tableau rappelle la fonction du masque : il montre en même temps qu’il dissimule, il exagère et efface les expressions de celui qui le porte. Que ce soit pour des rituels, au théâtre, lors de fêtes, le masque joue avec les attributs du visage en les déjouant. Par sa fixité affichée, il révèle ce qui échappe, à savoir l’être vivant qui se trouve derrière.
En cela, il est à l’extrême opposé de la reconnaissance faciale, fondée sur l’identification dépossédée de tout rapport à soi comme vivant. En effet, le masque affirme qu’il est une représentation. Son aspect tangible empêche toute confusion : il n’y a pas d’identité sans médiation. Le masque pointe et provoque cet espace entre la représentation et ce qui est représenté. De cet espace dépend notre capacité à inventer, à participer, à comprendre, à consentir, à refuser, à répondre de notre présence, c’est-à-dire à faire notre travail d’humain.