Environnement

La transition climatique sera soit sociale soit anti-démocratique

Ingénieure

Il n’est plus possible d’ignorer la nécessité de croiser sérieusement questions sociales et transition écologique. C’est tout le sens de la convention citoyenne pour le climat, qui doit proposer d’ici début avril un ensemble de mesures pour une transition écologique à la fois suffisamment rapide pour assurer notre survie et socialement juste. Quels pourraient en être les critères ? Cinq sphères de la justice sociale peuvent être identifiées afin de préserver une liberté définie comme pouvoir d’agir.

La Convention citoyenne livrera bientôt ses conclusions. Composée de 150 citoyens tirés au sort, elle proposera une série de mesures pour atteindre une baisse d’au moins 40 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) d’ici à 2030 (par rapport à 1990) « dans un esprit de justice sociale ». Instaurée à la suite Grand débat national, elle est une réponse aux attentes démocratiques autant qu’à la mobilisation montante pour l’urgence climatique.

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La chose paraît limpide : l’exaspération sur la taxe carbone des gilets jaunes ne permet plus d’ignorer qu’il faut croiser sérieusement questions sociales et transition écologique. Les classes populaires ne devraient pas subir la double peine d’un éloignement des centres urbains pour cause de logements chers, et d’un abaissement du pouvoir d’achat par taxation carbone d’incontournables trajets en voiture. Est-ce à dire que serait plus juste ce qui compenserait le coût de l’adaptation au changement climatique pour les revenus modestes ? Ou qu’il faut envisager une juste répartition des efforts pour réviser nos modes de consommation entre territoires et classes sociales ? Ou encore qu’il faut financer justement le coût de la transition ? Ou enfin qu’il faut associer plus largement la diversité des citoyens dans l’élaboration des règlements afférents au changement climatique ?

La liberté comme pouvoir d’agir : 5 sphères de la justice sociale

De quelle justice sociale parle-t-on ici ? Un détour s’impose pour en examiner attentivement le « socle normatif ». Comme le philosophe allemand Axel Honneth, je retiens que la figure centrale des conceptions contemporaines de la justice est celle de l’individu libre et autonome. Et ce alors que de tout le corps social montent des exaspérations qui déçoivent les promesses d’accomplissement.

C’est que cette liberté est multidimensionnelle et sous contraintes. Les grandes libertés civiles, aussi incontournables soient-elles, ne suffisent pas à saisir comment chacun peut s’accomplir dans sa vie, par des actes personnels. Ces réalisations qui font une vie bonne, singulière, ne vont pas sans conditions sur lesquelles l’individu n’a pas de prise. C’est pourquoi les grandes dimensions de l’existence humaine méritent aujourd’hui d’être garanties à côté de l’activité économique qui y contribue pour une part seulement. Il faut également s’éloigner d’une liberté assimilée à une volonté sans limite : la crise écologique invite à reconsidérer les contraintes qui construisent les actions humaines, et pas seulement parce qu’elles sont injustes.

À partir d’une approche des « capabilités » (Amartya Sen) revisitée par une interprétation spinoziste de la liberté, je soutiens que c’est la puissance d’agir, fortifiée par le sens de la réalité et de l’altérité, plus que comme un libre choix ou une volonté, qui fait question politique aujourd’hui. Concrètement, j’identifie dans 5 sphères structurantes des enjeux spécifiques de la liberté – pouvoir d’agir : le travail pourvoyeur de revenus, de charges et d’honneurs ; la consommation et l’accès aux biens essentiels ; l’engagement dans des relations personnelles et familiales ; la connaissance et la participation citoyenne.

Selon cette grille d’analyse, il s’agit de s’interroger sur une transition écologique socialement juste et suffisamment rapide pour assurer notre survie, tout en préservant du pouvoir d’agir pour chacun. C’est-à-dire autorisant des marges de manœuvre suffisantes dans ces 5 sphères pour favoriser des prises d’initiatives porteuses d’un sentiment d’acquiescement et de reconnaissance à soi et au monde.

Exemplarités et limites du mandat de la Convention citoyenne

Pour en revenir à la Convention citoyenne pour le climat, son fonctionnement met les 150 citoyens en position de s’informer, argumenter rationnellement et étayer scientifiquement leurs propositions pour viser une trajectoire de réduction des émissions de GES correctement dimensionnée. Cet exercice me paraît exemplaire d’une démocratie étendue par une participation citoyenne adossée à des enjeux de connaissance, l’un des 5 pouvoirs d’agir, que je n’aborderai pas plus ici.

La Convention reste largement vectorisée par une réflexion sur les conditions de transformation de notre consommation et de la production afférente. C’est évidemment essentiel. Mais quid des effets de la transition écologique sur le pouvoir d’agir au travail ? Et des transformations démocratiques potentielles (qui s’esquissent toutefois dans la Convention sans les épuiser) ?

Green New Deal : vecteur de justice sociale climatique pour que travailler reste un agir

Il ne suffit pas de remarquer que le travail est important pour en faire un pouvoir d’agir. À certaines conditions, le travail peut avoir cette tessiture qui permet à un individu d’éprouver le réel qui résiste dans le geste productif, et d’en tirer une forme d’accomplissement à haute valeur subjective. Il prend aussi cette qualité d’agir quand il affilie socialement : permettant à chacun de produire biens et services en tant qu’œuvre commune, plutôt que de seulement travailler à subsister dans un processus de production qui lui est largement extérieur.

Or les conditions d’accès à un emploi par lequel les individus se reconnaissent acteurs ne sont pas remplies pour tous dans cette période de révolution technologique : chômage, carrières professionnelles heurtées et parfois vide de sens, quand elles ne sont pas exsangues en droits.

La transition écologique pourrait bien renforcer cette tendance pour deux raisons. D’abord, elle questionne le statut de la production économique comme bien commun. Et donc le sens que chacun peut trouver à participer à la division du travail. Les phénomènes de désertion des grandes entreprises chez les jeunes générations attestent d’un hiatus. Le remède de moyen-long-terme est d’orienter plus drastiquement l’activité vers une économie neutre en carbone. Pas seulement pour tenir les objectifs de la trajectoire d’émission de gaz à effet de serre, mais pour façonner des pans de l’économie permettant aux actifs de travailler sans remords. Les préconisations qui sortiront de la Convention, et au-delà, doivent s’apprécier aussi à cette aune.

Deuxièmement, comme dans toute transition économique, il y aura des faillites et des créations d’entreprises, des remaniements sectoriels, c’est l’objet même d’une décarbonation de l’économie – et donc pertes et gains d’emplois. Assurément, la dualisation du marché du travail se renforcera, même si les économistes pourront invoquer un mauvais partage transitoire des gains de productivité.

La question n’est pas propre à la transition climatique. Et depuis quelques décennies des solutions ont émergé (flexicurité et écosystème de prévention de la perte d’emploi). Pourtant, même si l’on profile bien la solution, chacun aura-t-il accès à un emploi productif décent, voire désirable ? Peu probable à court terme. C’est pourquoi il pourrait être complémentaire que l’État instaure une « garantie emploi », à l’instar de la federal jobs guarantee soutenue par les démocrates dans l’actuelle campagne présidentielle américaine : donner du travail dans un domaine publiquement utile (ce qui est tout autre chose qu’une assurance chômage) pour que tous les citoyens participent dignement à la société productive à l’échelle d’une vie humaine.

Et ce d’autant que l’État devrait clairement gérer la casse industrielle suscitée par la décarbonation, frein à une réorientation des investissements productifs vers une économie bas carbone (il manque selon le Haut Conseil pour le Climat 20 milliards d’investissement annuel, dont 50% d’investissements publics en régime de croisière, et au moins 55 milliards pour rattraper le retard pendant quelques années).

Il doit non seulement monter en puissance en matière de plan de programmation des emplois et compétences (encore trop axé sur les seuls besoins des filières énergie, bâtiments et transports) mais envisager un green new deal ambitieux, combinant investissements publics pour réorienter l’activité productive et « garantie d’emplois ». C’est une condition pour que des désinvestissements en carbone plus rapides soient socialement réalistes.

Démocratiser les pouvoirs d’agir pendant la transition climatique : potentialiser les dépenses publiques et participation citoyenne aux arbitrages financiers

Une autre condition serait que les participations citoyennes ne soient pas déçues par des moyens insuffisants de mise en œuvre. C’est un écueil possible pour l’après Convention. C’est pourquoi il conviendrait d’intégrer les choix financiers à toute délibération – comment financer dans le temps, et avec qui ? – et d’inviter les citoyens à participer aux votes budgétaires structurants du pays.

Ensuite, l’idée est de faire d’une pierre plusieurs coups, en croisant objectifs sociaux et environnementaux. Par exemple, potentialiser un investissement de transition climatique pour des retombées en création d’emploi locales. Car il paraît improbable de financer annuellement de nécessaires dépenses supplémentaires sociales, 20 milliards pour une garantie d’emplois, 20 milliards pour le climat, et plusieurs milliards pour la recherche et l’innovation décarbonant, sans prendre en compte les interdépendances et anticiper les recoupements. Sans ces recoupements, le risque est de poursuivre des ajustements paramétriques ou des substitutions non légitimes entre objectifs sociaux et économiques, même en s’affranchissant de contraintes budgétaires sur les déficits publics.

Le retour de la liberté des Anciens au bénéfice de l’urgence climatique ? Décarboner ensemble nos territoires

Une décarbonation rapide de l’économie pose plus largement un problème pour le pouvoir d’agir en commun en démocratie. Un autoritarisme écologique pourrait succéder aux mises en œuvre trop timorées des accords de Paris sur le Climat.

En complément des Plans Climat Air Energie Territoriaux, les feuilles de routes opérationnelles locales restent à trouver sans plus attendre. On voit bien que pour que la transition soit dynamique, il faudra qu’elle soit acceptée et appropriée par des initiatives locales. Par exemple, pourquoi les territoires ruraux n’avanceraient-ils pas d’abord sur le front de la transformation de la production agricole, pour atteindre leurs objectifs de décarbonation, avant de faire évoluer les transports à moyen-terme ? Il faut individualiser les trajectoires carbone territoriales : faire assaut de créativité adaptée aux conditions de vie des populations, mais sous réserve d’un monitoring rigoureux de l’impact carbone des actions entreprises, et de leur échelonnage dans le temps.

Et cette créativité a tout à gagner à une participation citoyenne de type entrepreneuriale. Comme le prix Nobel d’économie Elinor Ostrom le montre, la capacité d’actions des citoyens n’est pas la moins performante quand il s’agit de gérer des ressources communes, surtout quand ils sont mis en position d’exécution directe. Aussi, l’État pourrait développer un rôle de pilotage d’ensemble : expertiser, financer, coordonner ou accompagner des collectifs partenariaux – citoyens – entreprises – associations – laboratoires – collectivités locales – menant des initiatives locales avec des objectifs quantifiés et scientifiques de baisse d’émission carbone.

Cela approfondirait l’apport des budgets participatifs municipaux. Plus encore, de délibérative, la participation citoyenne deviendrait partage du pouvoir stratégique et exécutif. Inflexion notable, alors que la liberté moderne s’enracinait surtout dans les possibilités ouvertes à chacun de mener sa vie au lieu de traiter directement les affaires de la cité.

Porteuse d’une autre répartition des charges et des honneurs publiques, cette piste mérite d’être considérée. Dans un moment où l’impuissance publique est décriée, elle offre un débouché régulier aux « éco-anxiétés » et une possibilité d’accomplissement à ceux qui ne travaillent pas dans un secteur luttant contre le changement climatique. Ce qu’une Convention ponctuelle, limitée à un nombre de citoyens réduit ne saurait compenser. La transition pour le climat sera sociale, ou anti-démocratique.

 

NDLR : Vanessa Wisnia-Weill est l’auteur de Les nouveaux pouvoirs d’agir, République des idées, Le Seuil, février 2020


Vanessa Wisnia-Weill

Ingénieure, Experte des politiques sociales dans la haute fonction publique