En Tunisie, un gouvernement pour l’Histoire
Le miroir de l’actualité est parfois trompeur. Il dit trop peu des processus de fond qui irriguent une région, un peuple, une génération, un monde. Chine, Syrie, Iran, Arabie saoudite, États-Unis, Chili, Algérie… En 2020, l’actualité internationale occupe le devant de la scène médiatique. La Tunisie, elle, passe désormais au second plan. Et pourtant, ce pays de 12 millions d’habitants vient de passer une étape majeure dans un processus politique qui fait figure d’exception.
Anodine en apparence face aux grands bouleversements que connaît le Moyen-Orient, la formation du gouvernement tunisien marque une nouvelle étape des transformations politiques et sociales profondes qui permettent à ce pays, sinon de forger une méthode, du moins de trouver son chemin entre les écueils nombreux qui rythment sa quête démocratique. Fruit d’un long compromis de quatre mois et de luttes intenses entre les partis – et notamment entre Ennahdha, musulman conservateur, 52 députés sur 217, et le président Kaïs Saïed, élu à 72,71 % des suffrages –, construit sous la menace d’une nouvelle sanction électorale des Tunisiens, cet exécutif-là peut tout changer.
La formation de ce gouvernement est le premier acte transpartisan d’une classe politique qui a beaucoup déçu les Tunisiens.
À y regarder de près, la formation de ce gouvernement est le premier acte transpartisan d’une classe politique qui a beaucoup déçu les Tunisiens depuis le vote de la constitution en janvier 2014. S’il parvient à se maintenir dans la durée et à établir un calendrier de réforme clair, ce nouvel exécutif est donc porteur d’espoir, de renouveau et de changement, quatre mois après la tenue de l’élection législative du 6 octobre 2019.
Le pire a été évité in extremis : le 19 février, quelques heures avant l’expiration du délais d’un mois dont il disposait pour former son cabinet, le premier ministre Elyes Fakhfakh (ex-membre du parti socialiste Ettakatol) a d’abord annoncé son gouvernement. Un temps contesté du fait notamment de son très faible score à l’élection présidentielle (0,34 %), son profil importait moins que sa capacité à faire consensus.
L’enjeu était majeur. Un nouvel échec aurait conduit le président tunisien à convoquer une nouvelle élection : un nouveau scrutin dont l’issue et la participation auraient été particulièrement incertaines, dans un contexte économique difficile et face à la grande défiance des Tunisiens envers les partis politiques. Le vote populiste, incarné notamment par Abir Moussi (Parti destourien libre, 17 députés), nostalgique de l’ancienne dictature, eut fait craindre un retour en arrière et une incapacité à réformer le pays embourbé dans la corruption et le creusement des inégalités. À terme, c’est tout le processus démocratique qui menaçait d’être emporté. Et les forces politiques issues de la transition avec lui.
Bien conscient de l’enjeu, l’organe syndical UGTT a multiplié les allers-retours ces dernières semaines pour convaincre les états-majors des partis politiques de s’entendre sur une liste de prétendants. L’histoire complexe des négociations relève désormais de l’anecdote : seul compte le résultat, et la mise en place d’un gouvernement qui a obtenu la confiance du Parlement. Dans la nuit de mercredi à jeudi, les députés tunisiens l’ont voté à 129 voix pour, 77 contre et une abstention. Une adhésion franche et incontestable qui n’était pas du tout assurée en début de semaine.
La composition finale du gouvernement Fakhfakh place Ennahdha en position de force, avec 7 des 32 ministres d’un exécutif composés par ailleurs de nombreuses personnalités indépendantes. Sans Qalb Tounes (38 députés sur 217) le parti de Nabil Karoui, candidat malheureux au second tour de l’élection présidentielle face à Kaïs Saïed. Mais avec six femmes, dont Selma Ennaifer, née en 1973, indépendante de toute organisation politique et nommée secrétaire d’État aux affaires étrangères ; Lobna Jribi, née en 1973 à Tunis, ex-membre de l’assemblée nationale constituante au sein d’Ettakatol (parti qu’elle a quitté en 2015) et désormais ministre auprès du chef du gouvernement chargé des grands projets. Et surtout Thouraya Jeribi Khemiri : née à Tunis en 1960, indépendante elle aussi, elle était à la tête du tribunal de première instance de Tunis. Elle occupe désormais la fonction de ministre de la Justice. Son bilan sera tout particulièrement observé, dans un pays qui peine à réformer ce secteur depuis la chute de la dictature.
Les luttes à venir entre les différentes formations politiques s’annoncent intenses. Mais la configuration actuelle est de loin la plus propice depuis la fin de l’année 2011, pour engager les réformes nécessaires attendues par les Tunisiens. Personne, pas même Ennahdha (52 députés), ne peut faire cavalier seul. Et il y a assurément un partenariat à jouer entre une majorité parlementaire raisonnable et capable de tirer le pays vers le haut, et un président visiblement désireux d’enraciner l’expérience démocratique de son pays.
Le rythme de la révolution tunisienne est celui du temps long. Passée la révolution de janvier-mars 2011 et les gains immédiats concernant la liberté d’expression, les transformations structurelles sont lentes. Jusqu’ici, les grandes réalisations tunisiennes post-2011 sont institutionnelles : constitution de 2014, processus électoraux convaincants malgré une absence de pratique, dialogue et préservation d’une société civile vivace. Pour le gouvernement actuel, voici venu le temps d’enclencher l’acte 3 de la révolution tunisienne, celui qui permettra de bâtir l’architecture d’un État tunisien démocratique et égalitaire, en se basant notamment sur les grands principes de la constitution de 2014 qui n’ont toujours pas été mis en place.
Ennahdha et ses alliés au Parlement doivent comprendre que leur permanence passera par les progrès à venir de la démocratie tunisienne.
Pour les députés, trois dossiers sont prioritaires : la décentralisation, la mise en place d’une haute cour constitutionnelle, et le vote d’une profonde réforme économique incluant la fiscalité. Le pays est prêt. La décentralisation est au coeur de nombreux débats et évènements animés par la société civile depuis 2014. La question du rééquilibrage économique a fait consensus durant la dernière campagne électorale d’octobre.
À l’image de la formation du gouvernement, ces grandes avancées vont à nouveau être mises à l’épreuve des intérêts partisans. Comme à de nombreuses reprises depuis 2011, Ennahdha sera la clé du processus de transformation du pays. Plongé dans une lutte interne pour la succession de Rached Ghannouchi qui l’a handicapé dans ses choix politiques depuis quatre mois, Ennahdha a failli manquer le coche à plusieurs reprises dans le processus pour parvenir à mettre en place un exécutif équilibré. Son obsession est toujours la même : maintenir divisé celui qu’il définit comme son grand rival, à savoir le camp destourien (dont les forces sont actuellement réparties entre Youssef Chahed, l’actuel premier ministre, Nabil Karoui et Abir Moussi). Une partie de l’avenir de la Tunisie est suspendue aux choix à court terme que fera Ennahdha pour préserver cet objectif.
Acculés par les luttes internes et la marge de manœuvre étroite à l’assemblée, Ennahdha et Ghannouchi, désormais président du Parlement, doivent sortir de la séquence politique qui s’ouvre par le haut. L’espoir est finalement le même qu’en janvier 2014, lorsque le parti, qui détenait alors 89 députés, a choisi voter une constitution progressiste, et de quitter le pouvoir pour provoquer de nouvelles élections et permettre au processus politique tunisien de poursuivre sa marche en avant. Cette fois-ci, Ennahdha et ses alliés au Parlement, affaiblis par six années d’immobilisme et de crises politiques partisanes, doivent comprendre une fois de plus que leur permanence passera par les progrès à venir de la démocratie tunisienne.