Bien manger, bien respirer : les futures municipalités seront-elles prêtes à payer ?
L’heure tourne avant le premier tour des municipales et les candidats dévoilent petit à petit et partout sur les territoires les principales mesures de leurs programmes. Les équipes sortantes qui visent la reconquête de leurs fauteuils ont sans aucun doute eu en tête, au moment de concevoir ces programmes, les résultats de l’enquête conduite par le CEVIPOF de Sciences Po à l’initiative de l’Association des Maires de France sur les attentes des citoyens vis-à-vis de leurs maires, publiés en juillet dernier.
Les habitants expriment dans cette enquête deux priorités devant guider à leurs yeux l’action publique municipale : la préservation de l’environnement et le développement ou le maintien des services de proximité (la hiérarchisation entre les deux dépendant de la taille des communes). On retrouve en effet, en analysant les promesses de campagne des prétendant·e·s de tous bords politiques à la tête des métropoles et des villes de taille moyenne, des engagements en faveur du développement des mobilités douces, de la végétalisation des zones urbaines et de la vitalité des centres-villes (alors que leur délaissement avait contribué, en 2014, à plusieurs des victoires de l’extrême droite).
L’attachement à la préservation de l’environnement et aux services de proximité exprimé par les citoyens dans le cadre de l’enquête du CEVIPOF traduit sous forme de priorités de politiques municipales une réalité dont les édiles ont pleinement conscience : on apprécie une ville pour son cadre de vie et la qualité de vie qu’elle offre. La presse ne manque d’ailleurs pas de proposer régulièrement des unes dédiées à des classements des villes où il fait bon vivre.
Les nouvelles équipes municipales devront à ce titre se poser, dès le printemps 2020, une question : s’agissant de la qualité de vie des habitants des villes dont elles viendront de prendre la tête, où débute et où se termine le champ de leur action ? Il ne s’agit pas ici d’une problématique de répartition des compétences entre communes et intercommunalités, ni entre communes (qui bénéficient de la clause de compétence générale), départements et régions.
Ce qui est en jeu, c’est leur capacité à aller au-delà de l’approche traditionnelle des politiques municipales pour apporter des réponses à de nouveaux enjeux collectifs de bonne santé et de bien-être. Il s’agit autrement dit pour les maires qui s’aventureront dans cette voie d’être porteurs d’une vision, d’une ambition de transformation et d’en accepter les implications financières.
Bien manger
Ce que j’inclus derrière l’idée de nouveaux enjeux collectifs de bonne santé et bien-être, c’est d’abord le bien-manger pour les enfants, qui peut se construire et se garantir en partie lors des temps de restauration scolaire. Pourquoi la qualité des repas servis à la cantine dans les écoles primaires est-elle si importante ? Car ce qui se joue derrière chaque repas, ce n’est pas seulement le plaisir de manger (même si cette dimension est loin d’être négligeable), c’est aussi la santé à court, moyen et long terme de millions d’écoliers et leurs capacités d’apprentissage.
Comme le rappelle le rapport « Un droit à la cantine scolaire pour tous les enfants » publié en mai 2019 par le Défenseur des droits, « l’alimentation est essentielle à la croissance, au développement psychomoteur et aux capacités d’apprentissage des enfants. La réussite scolaire est ainsi en partie tributaire de l’alimentation des enfants ».
Dans le Journal du Dimanche daté du 1er février, vingt-sept maires et candidats aux municipales ont lancé un appel « pour des cantines sans nitrite ». Cet appel en forme de pacte, pris au nom d’un objectif – « mettre le « bien-manger » au centre des politiques municipales » –, a entre autres pour mérite celui de placer les maires face à leurs responsabilités, et de rappeler qu’ils ont en leur pouvoir les instruments nécessaires pour les assumer : « Nous avons le devoir d’arrêter de cuisiner des aliments qui nuisent à leur santé. Nous pouvons utiliser la commande publique pour faire changer l’offre alimentaire, comme nous avons réussi à imposer des quotas de produits issus de circuits courts et de l’agriculture biologique dans nos cantines pour transformer le modèle agricole ».
Les cantines scolaires constituent un levier formidable de santé publique car ce sont les déjeuners quotidiens de millions d’enfants qui y sont servis (l’Institut de Recherches économiques et sociales estime à 4,8 millions le nombre d’enfants inscrits à la cantine à l’école primaire, soit sept enfants sur dix). Si les communes n’ont pas l’obligation de mettre en place une restauration scolaire (ce qui est à la source d’inégalités d’accès, notamment en milieux périurbains et ruraux), la qualité des repas distribués, notamment leur apport en nutriments et énergétiques, est déterminante pour les élèves qui y déjeunent.
Son impact sur les conditions d’apprentissage a en effet été scientifiquement mesuré. Dans un article publié en 2011, les économistes Michèle Belot et Jonathan James ont montré que les élèves anglais qui bénéficient d’un déjeuner nourrissant et équilibré étaient plus attentifs et dans de meilleures conditions pour apprendre. À l’inverse, ceux souffrant de déséquilibres alimentaires ou ne mangeant pas à leur faim font face à des retards cognitifs et de croissance ralentissant leurs efforts d’apprentissage.
Les familles ont conscience de ce qui se joue derrière la qualité du repas servi aux enfants. Interrogés par l’Agence pour le développement et la promotion de l’agriculture biologique fin 2018, 90% des parents se prononcent pour plus de produits bios dans les cantines scolaires. Appelés en novembre 2019 à s’exprimer sur l’expérimentation de la proposition obligatoire d’un menu végétarien par semaine, ils sont 78% à exprimer leur soutien.
Quel que soit le mode de gestion retenu (cuisine en régie directe, centrale ou intégrée, ou en délégation de service public), le mieux-manger en restauration scolaire aura un coût, que les politiques de lutte contre le gaspillage et d’approvisionnement en circuit court (par ailleurs nécessaires), ne pourront que partiellement limiter. S’il est répercuté sur la participation financière demandée aux familles (cette dernière variant fortement sur l’ensemble du territoire, avec une moyenne de 3,50€), les inégalités dans l’accès à la restauration scolaire ne manqueront pas de s’accroître.
Le Défenseur des droits estime aujourd’hui entre 6,50€ et 10€ le coût d’un repas servi et encadré. Le mieux-manger nécessitera sans aucun doute d’augmenter le coût d’un repas dans les cantines des écoles primaires de quelques dizaines de centimes à quelques euros. Les futures équipes municipales doivent considérer cette augmentation de dépenses comme un investissement, non pas seulement dans une qualité nutritionnelle, mais également dans la santé des plus jeunes de leurs administrés et dans leurs capacités d’apprentissage, c’est-à-dire dans le succès de leur parcours scolaire (dont on connaît également, pour aller encore plus loin, les conséquences sur l’insertion dans la vie active et la carrière professionnelle).
Autrement dit, en face du coût d’un repas et des charges qu’il génère dans un budget municipal, c’est l’ensemble de ses impacts positifs qu’il faut prendre en compte. Si le bien-manger en restauration scolaire ne peut être considéré au sens propre comme un bien public local, les investissements dédiés sont d’intérêt général et de long terme.
Bien respirer
La qualité de l’air est, elle, un bien public. Une question se pose toutefois directement dès lors qu’on l’évoque : quel acteur public est en charge de la garantir ? Plusieurs tribunaux français ont pris récemment des décisions fortes mettant en cause la responsabilité de l’État dans l’insuffisante réduction de la pollution de l’air. En juin et en juillet dernier, le tribunal administratif de Montreuil puis celui de Paris ont reconnu la « carence fautive » de l’administration en matière de qualité de l’air, sans toutefois reconnaître de préjudice indemnisable faute de pouvoir caractériser le lien de causalité entre les affections respiratoires des plaignants et les pics de pollution qu’avait connu l’Île-de-France.
Les deux jugements ont notamment reconnu que l’État n’aurait pas mis en œuvre des mesures suffisantes pour que les valeurs limites de concentration de dioxyde d’azote et de particules fines dans l’air soient respectées. En janvier 2020, c’est le tribunal administratif de Lille qui a reconnu, sans cependant le condamner, l’État fautif de « l’insuffisante amélioration de la qualité de l’air dans l’agglomération lilloise ».
Quelques mois avant, la Cour de justice de l’Union européenne a condamné la France pour manquement aux obligations issues de la directive qualité de l’air dans douze zones soumises à des niveaux de dioxyde d’azote très élevés. La directive du 21 mai 2008 concernant la qualité de l’air ambiant et un air pur pour l’Europe prévoit en effet que les États doivent prendre des mesures pour respecter les valeurs limites et les niveaux critiques en matière de qualité de l’air, et la France avait depuis dix ans accumulé les mises en demeure.
Est-ce que cette responsabilité de l’État en matière de qualité de l’air doit conduire les municipalités à s’en dédouaner ? Ce serait d’abord une erreur politique majeure. Il n’y a rien d’anodin, ni de surprenant, à ce que les questions environnementales soient au cœur des débats pour les élections à Grenoble, une ville certes déjà classée en décembre 2019 comme l’une de trois villes françaises les plus actives en matière de lutte contre la pollution de l’air, mais qui souffre particulièrement d’être encaissée dans une « cuvette ». Ce serait ensuite une faute majeure au regard des exigences que nous impose la nécessaire transition écologique et sociale.
Dans le classement établi par Greenpeace, le Réseau Action Climat et Unicef France des villes actives contre la pollution de l’air, six enjeux clé ont été retenus, essentiellement liés aux problématiques de mobilité : la sortie des véhicules polluants, la réduction de la place de la voiture, les aides financières à la transition des modes de déplacement, le développement du vélo et celui des transports en commun, et des mesures spécifiques pour les enfants.
Limiter la pollution de l’air est aujourd’hui reconnu par tous comme un besoin essentiel, même si les municipalités font preuve d’un volontarisme plus ou moins marqué. Pour accélérer dans l’amélioration de la qualité de l’air, sans doute faudrait-il demain aller plus loin en combinant les actions de limitation de la pollution avec d’autres permettant de purifier l’air extérieur, notamment à travers des techniques de captation des polluants atmosphériques.
Une telle accélération dans l’engagement pour la qualité de l’air exigera des investissements. Les futures équipes municipales se demanderont, au moment de les engager : « est-ce bien à nous de payer ? N’est-ce pas à l’État de prendre en charge l’installation de nouvelles technologies de purification de l’air extérieure, lui dont les carences fautives face à la pollution de l’air ont été reconnues à plusieurs reprises par la justice ? »
Avant de répondre trop vite, elles auront à se poser une question : y a-t’il une politique d’amélioration de la qualité de vie locale qui puisse aujourd’hui ignorer la problématique de la dépollution de l’air ? Préserver la santé des enfants, leur potentiel de croissance, leur bien-être, passe par le bien-manger en restauration scolaire et par le mieux-respirer, dans les espaces en extérieur des écoles primaires et partout dans les villes.
Les futures équipes municipales devront se montrer à même, autrement dit, de mettre en œuvre dans les six prochaines années des politiques dédiées à la qualité de vie qui intègrent dans leur construction des problématiques bien plus larges que leurs seuls résultats immédiats, et de conduire les investissements nécessaires à leur succès.