Santé

Covid-19 et néfaste oubli du principe de précaution

Sociologue, Juriste et sociologue

Aux sources de l’impréparation gouvernementale face à l’épidémie se trouve l’idéologie « anti-précautionniste ». Développée dans les milieux intellectuels à partir du refus, dans les années 2000, de l’inscription d’un quelconque principe de précaution au sein de la Constitution, il semblerait qu’elle ait aujourd’hui largement infusé dans l’espace politico-administratif. Le prix ? Celui que nous sommes en train de payer.

Il est frappant de constater que dans cette période où l’épidémie de Covid-19 bouleverse toutes les activités humaines et sociales, le terme « précaution » n’apparaisse pas plus dans le débat public que dans les propos de spécialistes.

Certes, nous n’en sommes plus là, le temps de la précaution est passé depuis plusieurs semaines, le risque est maintenant avéré, sa cause connue, sa diffusion modélisée, un test est opérationnel et les recherches sur le vaccin progressent. Il n’y a plus d’incertitude, la prévention et les soins ont succédé à la précaution. Cependant les propos tenus par Agnès Buzyn au lendemain des élections municipales ouvrent un débat sur l’impréparation et les responsabilités initiales des autorités sanitaires et politiques durant la période d’émergence de l’épidémie. C’est leur rapport, proche ou lointain, à la précaution qui est en cause.

Deux mois d’incertitude ?

Les termes employés par Mme Buzyn, alors ministre de la Santé, sont intrigants. Le 24 janvier elle déclare : « le risque de propagation du coronavirus dans la population [était] très faible ».  Au soir du 15 mars, après son échec aux municipales à Paris, elle déclare: « Quand j’ai quitté le ministère (le 16 février), je pleurais parce que je savais que la vague du tsunami était devant nous ». Sa campagne a été douloureuse : « Depuis le début, je ne pensais qu’à une chose : au coronavirus. On aurait dû tout arrêter, c’était une mascarade ». Et cela d’autant plus qu’elle avait prévenu de son inquiétude le président de la République le 11 janvier et le Premier ministre le 30 janvier. Mi-février, le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, écrit à des collègues infectiologues : « La vague arrive. On va se prendre la vague ! ».

Donc, dès janvier le Ministère de la santé est conscient de la gravité de la situation. Le diagnostic se précise en février mais les autorités restent officiellement dans l’incertitude malgré les signaux alarmants qui se multiplient. A tel point qu’à la mi-février quand il s’agit de faire la balance entre les intérêts particularistes locaux d’un parti (LRM après la défection de Benjamin Griveaux) et l’intérêt général de santé publique, la ministre tranche (contrainte ou forcée ?) en faveur des premiers. Le vendredi 6 mars, le président de la République se rend au théâtre et déclare : « La vie continue. Il n’y a aucune raison, mis à part pour les populations fragilisées, de modifier nos habitudes de sortie[1]. »

Excepté l’incitation aux « gestes barrière », les véritables mesures de protection n’interviennent progressivement qu’à partir du 12 mars (fermeture de lieux publics jusqu’au confinement individuel). Une question majeure commence à être posée : comment ont raisonné et agi les autorités sanitaires durant la période d’incertitude que l’on peut situer entre début janvier et début mars ? C’est-à-dire pendant au moins deux mois durant lesquels les informations n’ont cessé de s’accumuler révélant l’ampleur de la menace. L’épidémie s’est déclarée fin novembre début décembre en Chine à Wuhan (1er cas déclaré le 8 décembre 2019), sept pays essentiellement asiatiques déclarent leurs premiers cas avant la France qui le fait le 24 janvier 2020, l’Italie le fait le 30. En France, c’est un mois plus tard, fin février, que le nombre de cas déclarés est démultiplié et que le nombre de morts augmente significativement. Nouveaux cas quotidiens déclarés : 4 mars : 285 ; 11 mars : 497 ; 18 mars : 1404. Depuis le 24 janvier le total est de 16 018 cas, 674 décès (au 23 mars – source Santé publique France).

D’une façon ou d’une autre, la responsabilité des dirigeants sera interrogée, à court et à moyen terme. Le 16 mars, au lendemain des aveux de Madame Buzyn, un député a immédiatement pointé le risque politique, mais aussi juridique de cette déclaration, faite certes sous le coup du dépit, mais néanmoins tangible : « (Est-ce que Agnès Buzyn) se rend compte qu’elle engage sa responsabilité pénale et celle des autres personnes qu’elle dit avoir prévenues ? » (Jean-Luc Mélenchon).

D’autres accusent directement : « Y a-t-il eu dissimulation de la véritable gravité de la situation aux Français ? Nous sommes peut-être à l’aube d’un scandale sanitaire majeur » (Marine Le Pen). Une Commission d’enquête parlementaire a été demandée par Les Républicains le 20 mars. Lorsque la période de crise maximale sera passée, la pression sera forte pour expliquer l’étonnante désorganisation actuelle. Il est aussi possible que des familles de victimes (peut-être stimulées par des avocats …) portent plainte (civilement/ pénalement) pour demander réparation et sanction en invoquant l’inaction de l’Etat et le défaut de précaution. Nous avons pour notre part, une hypothèse pour expliquer la situation actuelle : l’emprise d’un mouvement d’idées qui s’est donné pour objectif de décrédibiliser le principe de précaution.

Les apôtres de l’« anti-précaution »

Il existe en France de nombreux et puissants promoteurs d’une cause anti-précaution. Ils traitent les partisans de la précaution, les « précautionnistes », d’idéologues, de diffuseurs de croyances fallacieuses. Retournons leur le compliment. Car bien qu’ils se veuillent profondément rationalistes et soucieux de preuves scientifiques, on ne retrouve pas toujours ce souci dans leurs publications qui relèvent souvent plus du pamphlet que du raisonnement, confondant souvent une illustration (tel propos, tel jugement étayant leur propos) avec une démonstration.

Dans les prochains mois, la responsabilité d’acteurs politiques et de décideurs administratifs sera sans doute mise en cause. Mais il ne faudrait pas oublier le contexte dans lequel ils ont agi, et les complices intellectuels de leur défaillance. Pour ceux qui se sont mobilisés contre le principe de précaution, l’affaire du sang contaminé ou celle de la vache folle sont derrière nous et on a su en tirer toutes les leçons qui pouvaient en être tirées. De plus, ajoutent-ils, l’épisode de la grippe H1N1 qui a conduit Madame Bachelot à commander 98 millions de vaccins pour une épidémie qui s’est révélée limitée, montre que le souci de précaution mène à des décisions disproportionnées et ruineuses.

La croisade anti-précaution s’est développée au début des années 2000, quand il a été question d’inscrire le principe de précaution dans la Constitution[2]. Il le sera finalement, après une rude controverse parlementaire dans une formulation qui cadre les situations dans lesquelles il peut s’appliquer[3]. C’est pourquoi prétendre que le principe de précaution est un obstacle à la recherche et à l’innovation, ou un simple parapluie pour les décideurs politiques est, soit, une manifestation d’ignorance, soit une action de désinformation.

Mais les « anti-précautionnistes » sont indifférents à la matérialité des textes, ils veulent démontrer que les usages sociaux qui en sont faits débordent très largement le cadre juridique et débouchent sur des décisions aberrantes. L’Académie des sciences  a été la place forte des Cassandre de la précaution. Comme elle a propagé pendant longtemps les positions climato-sceptiques, elle s’est opposée au principe de précaution dans lequel elle voit un mouvement anti-science et anti-progrès.

En 2003, le professeur Maurice Tubiana, président de la commission environnement de l’Académie déclare : «Les académies des sciences et de médecine refusent l’introduction du principe de précaution dans la Constitution qui serait paralysante, qui constituerait un obstacle à la recherche et provoquerait d’innombrables procès». En septembre 2017, un autre académicien, Evariste Sanchez-Palencia, conclut un rapport par cette formulation : « Il est clair qu’une application stricte du « principe de précaution » conduit, soit à un immobilisme castrateur et absurde, soit à des conséquences imprévisibles, bien loin des buts poursuivis. Tout choix comporte un risque, une ouverture sur le futur qui dans aucun cas n’est complètement prévisible ». Il est des formulations moins brutales du dogme anti-précaution. S’ils sont moins abrupts, plus argumentés, ils n’en partagent pas moins les objections de fond à ce standard de jugement et à la « pente savonneuse » qu’il aurait amorcée [4].

Ce courant intellectuel a pénétré profondément l’espace politico-administratif, en particulier dans le domaine de la santé publique. Et cela d’autant plus aisément, qu’il est compatible avec la volonté politique de réduction des budgets sociaux et de la dette publique. Selon ceux qui s’érigent en porte-parole de ce mouvement ,nous sommes menacés par un « populisme » technophobe qui surestime les risques faibles et génère des coûts injustifiés. « Le raisonnable » aurait déserté la décision publique, il s’agit pour eux de le rétablir. Consciemment ou pas, depuis dix ans, nos dirigeants et leurs équipes ont intégré ce raisonnement, avec les résultats que l’on observe aujourd’hui. L’épidémie du Covid-19 est un excellent révélateur de l’emprise de l’anti-précautionnisme sur les décisions publiques.

L’anti-précaution à l’épreuve de l’épidémie

Prenons au sérieux, pour un instant, les critiques des anti-précautionnistes et appliquons les à la crise de santé publique actuelle, en endossant leur discours juste pour montrer les absurdités auxquelles il aboutit.

La précaution conduit à l’obsession du risque zéro et écarte tout raisonnement en termes de bénéfices/risques – C’est pourquoi depuis une dizaine d’années les autorités sanitaires ont eu raison de réduire drastiquement les stocks de masques, gants, gel désinfectant, appareils respiratoires, de limiter la recherche sur les tests, etc. ainsi que de diminuer le nombre de personnels hospitaliers. La vie sociale est un enchaînement de risques, nul n’y échappe, il est malsain de laisser croire qu’ils peuvent être mis sous contrôle. Tous ces coûts éliminés ont permis de réduire un peu la dépense publique et de présenter à Bruxelles et aux clients financiers de notre dette des bilans presque acceptables. D’ailleurs la France en voie de redressement comptable n’emprunte-t-elle pas sur les marchés à des taux avantageux ? Le bénéfice est-il supérieur au risque pris ? Certes l’économie est au point mort pour quelques mois et la finance s’affole, mais attendons la fin de l’épidémie pour répondre à cette délicate question et faire les comptes. Vous verrez que nous avons raison.

La précaution implique une surestimation des risques faibles et conduit à des stratégies déraisonnablement coûteuses de surveillance et d’évaluation – C’est pourquoi les autorités sanitaires ont eu raison pendant deux mois de ne pas se laisser influencer ni par les alertes venues de Chine puis d’autres pays, ni par de pseudo lanceurs d’alerte et des médias avides de drame. Il était raisonnable d’attendre que le nombre de cas quotidiens déclarés et de décès atteigne un seuil significatif pour commencer à prendre des mesures. Car c’est seulement à ce moment-là qu’on a su qu’on n’avait pas à affaire à des peurs irrationnelles et à des fantasmes d’insécurité sanitaire, mais à une bonne et belle épidémie mortifère. Le système de soins est, certes, un peu débordé, mais nos « héros » médicaux sauront montrer toutes leurs compétences, la qualité de leur engagement et ils réaliseront, c’est certain, quelques miracles. Nous maintenons que la période de non-décision était fondée, car ce n’était pas le moment d’en faire trop.

Le soubassement idéologique du précautionnisme est « un fort sentiment antiprométhéen » et une haine viscérale de la prospérité économique des sociétés libérale – C’est pourquoi, les autorités politiques ont eu raison de ne pas trop financer les recherches sur les zoonoses[5] et sur ce vieux sujet qu’est la grippe. Cela n’intéresse pas les revues scientifiques internationales. La science doit contribuer à l’innovation et ne pas se complaire dans les musées. De même, l’Etat a eu raison de laisser l’essentiel de la production d’équipements sanitaires (masques et autres), mais aussi de produits pharmaceutiques (paracétamol, antibiotiques) être délocalisé en Asie, au premier chef en Chine où les coûts sont très maîtrisés. Aucune raison ne permettait de penser que les chaînes d’approvisionnement pourraient, un jour, être interrompues. L’économie mondialisée est globalement positive, à quelques détails près. Elle doit être soutenue et non dénigrée. Après l’épidémie, il y aura forcément un rebond. Les entreprises tirent déjà les leçons de la crise. Elles parlent de multi-délocalisations pour éviter une trop grande fragilité.

On pourrait ainsi continuer à confronter les apôtres de l’anti-précautionisme à la réalité actuelle. L’absurdité et le cynisme cruel de leurs positions n’en apparaîtraient que plus grands. Pour eux, il ne s’agit que de faire valoir leur vérité et d’imposer leur croyance. Mais leurs argumentaires ont des effets politiques dont témoigne, par exemple, l’impréparation gouvernementale face à l’épidémie du Covid-19. Les auteurs concernés déclareront sans doute qu’ils ne sont pas aux commandes politiques, et vraisemblablement qu’ils ont été mal compris. Mais en les lisant on se rend compte à quel point, parés d’atours savants, les sermons de ces prêcheurs sont au moins aussi « dangereux » que cette précaution qu’ils diabolisent.

NDLR : Michel Callon et Pierre Lascoumes sont les co-auteurs avec Yannick Barthe de Agir dans un monde incertain (Seuil, 2001), dont le chapitre 6 « L’action mesurée ou comment décider sans trancher » inspire cet article.

 


[1] Dans le même sens cf. Corinne Lepage, « Agnès Buzyn avait raison dans son inquiétude », Le Monde des idées, 22/03/2020.

[2] « Art. 5. – Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage.

[3] Cette définition est plus précise que celle qui figurait déjà dans le Code de l’environnement (art. L 110-1) depuis 1995.

[4] Parmi ceux qui ont conduit cette croisade, il faut citer Gérald Bronner et Etienne Géhin « L’inquiétant principe de précaution » (PUF, 2010), ou encore L. Ferry, J. de Kervasdué et P. Bruckner.

[5] Maladies transmissibles de l’animal à l’homme et vice versa.

Michel Callon

Sociologue, Professeur à l'école des Mines-Paris Tech, chercheur au Centre de sociologie de l'innovation

Pierre Lascoumes

Juriste et sociologue, Directeur de recherche émérite au CNRS et au CEE (Centre d’études européennes et de politique comparée de de Sciences Po)

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Dans le même sens cf. Corinne Lepage, « Agnès Buzyn avait raison dans son inquiétude », Le Monde des idées, 22/03/2020.

[2] « Art. 5. – Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage.

[3] Cette définition est plus précise que celle qui figurait déjà dans le Code de l’environnement (art. L 110-1) depuis 1995.

[4] Parmi ceux qui ont conduit cette croisade, il faut citer Gérald Bronner et Etienne Géhin « L’inquiétant principe de précaution » (PUF, 2010), ou encore L. Ferry, J. de Kervasdué et P. Bruckner.

[5] Maladies transmissibles de l’animal à l’homme et vice versa.