Trouble dans le présentisme : le temps du Covid-19
Qu’est-ce que l’irruption du coronavirus est venu changer dans nos rapports au temps ? Si l’événement a surgi soudainement en Chine (du jour du moins où il a été licite d’en faire état), nous avons pu le voir arriver, tout en voulant croire que, peut-être, il aurait le bon goût de ne pas trop se répandre au-delà de l’Asie. Mais, une fois en France, quelles perturbations temporelles entraînent ce qu’il faut vite se résoudre à nommer épidémie et quelles reconfigurations induit-elle, sachant qu’elle vient percuter l’enchevêtrement des temporalités déjà actives et passablement conflictuelles qui forment la texture de notre quotidien. C’est sous ce seul angle que j’observerai la crise que nous traversons. Je ne suis ni épidémiologiste ni même historien de la médecine.
En quelques semaines à peine, un nouveau vocabulaire, mis en circulation par la parole publique et relayé par tous les médias, est entré dans l’usage quotidien : « gestes barrières », « distanciation sociale », « gel hydroalcoolique » et « masques » (immanquablement « manquants »). « Présentiel » et « distanciel » ont gagné en notoriété, pour qualifier une réunion, selon que les participants sont physiquement présents ou à distance derrière leur écran. Bref, ce n’est rien moins qu’une nouvelle discipline corporelle qu’on a entrepris d’instituer, mais sans avoir du temps pour l’inculquer. Que dirait Norbert Elias ? Peut-être bien que les pays où il n’est pas d’usage de se serrer la main ou de s’embrasser sont avantagés par rapport au Covid-19 ?
Rares enfin sont les détenteurs d’une parole autorisée à un titre ou à un autre qui ne se croient pas tenus de vanter la « résilience » des Français : résilience instantanée, anticipant pour ainsi dire sur le traumatisme lui-même, comparable au « travail de deuil », non moins instantané, qu’il convient d’engager aussitôt après une catastrophe.
Placée sous le signe d’une urgence qui nous a menés en quelques jours jusqu’à « l’état d’urgence sanitaire », cette suspension des attitudes corporelles ordinaires (dangereuses) et leur remplacement par d’autres (tout à la fois défensives et protectrices) devraient s’opérer, comme il est normal en régime présentiste, instantanément ou presque.
Que vient faire la boule de l’épidémie, bientôt requalifiée en pandémie, dans le jeu de quilles des temporalités usuelles ?
Comment caractériser, de façon forcément schématique, l’état de notre présent ? De quel nœud de temporalités différentes, qui se croisent, se chevauchent, s’opposent, est-il la résultante toujours mouvante, avant que ne se produise le choc de l’épidémie ? Il est, en effet, tiraillé, sinon écartelé entre plusieurs temporalités. La phase conquérante et optimiste du présentisme, celle qui avait cours il y a vingt ou vingt-cinq ans est derrière nous. Aujourd’hui, c’est plutôt le trouble dans le présentisme. On dénonce son court-termisme, et on prend la mesure des dégâts qu’il a générés. Ce qui n’empêche pas qu’au même moment, l’extension du numérique sous ses multiples déclinaisons, où l’unité de compte est la nanoseconde, incite ou contraint les individus comme les institutions à vivre toujours plus sous le régime de l’immédiateté.
À ce premier conflit s’en ajoute un autre, de plus en plus pressant, voire oppressant, celui qui a surgi depuis dix ans à peine entre les divers temps du monde, d’une part, et le temps de l’Anthropocène, de l’autre. Un peu comme la statue du Commandeur dans Dom Juan ou le Festin de Pierre de Molière, l’Anthropocène s’est invité à notre table, avec cette différence que personne ne l’en avait prié !
D’un côté, l’avenir semble être celui de l’émergence d’une condition, appelons-la numérique, en essayant de lui conserver ou de lui donner un visage humain, de l’autre l’avenir proche semble être appelé à s’engloutir dans un temps, un temps chronos, qui échappe à toute prise, puisqu’il se compte en millions ou en milliards d’années. On passe du registre du conflit de temporalités à celui de la franche contradiction, dont on ne voit pas comment on pourrait la réduire.
Que vient alors faire, si j’ose une autre image, la boule de l’épidémie, bientôt requalifiée en pandémie, dans le jeu de quilles des temporalités usuelles ? Premier effet : le présent de l’épidémie bouscule puis stoppe peu à peu les temps de la vie ordinaire (temps scolaire, temps du travail, des loisirs, etc.). Mais, depuis Hippocrate, il revient à la médecine de reconnaître que la maladie a, elle aussi, une temporalité propre. L’art médical est justement une pensée de la crise. Par crise, on entendait les moments décisifs ou, au moins, significatifs du cours d’une maladie. Le diagnostic une fois posé, venait le pronostic, c’est-à-dire l’établissement du rythme de la crise, avec ses pics qui sont ce qu’on appelait les « jours critiques », dont il était capital d’établir la périodicité. Car sous le désordre apparent de la maladie, il y a en fait un ordre que repère l’œil exercé du médecin : un ordre du temps.
C’est bien ce que font les autorités médicales qui nous présentent jour après jour des courbes (exponentielles encore) indiquant l’évolution de la maladie. Elles aussi guettent les « jours critiques » : le pic. À 19 heures, chaque soir, le point chiffré du professeur Jérôme Salomon remet nos montres à l’heure impérieuse de l’épidémie. Comme Directeur général de la Santé, il se trouve placé à l’interface entre le temps de la maladie, dont il est l’interprète, et le temps politique, qu’il ne peut ignorer. Les interventions en binôme avec le ministre de la Santé en sont la mise en scène.
Si nous avons avec Hippocrate une théorie de la crise au moyen de sa temporalisation (sous le désordre apparent il y a un ordre temporel), nous disposons avec un autre Grec, Thucydide, d’une première description d’une épidémie, la « peste » qui a frappé Athènes en 430 avant notre ère. Lisez-la ou relisez-la, d’autant plus qu’elle a inspiré, directement ou indirectement, la plupart des descriptions ultérieures de pestes. Camus s’en est encore souvenu.
Je ne retiendrai qu’un trait : celui de la situation d’anomie qui gagne la cité. Thucydide note le bouleversement des usages et le désordre des comportements. Les rites funéraires ne pouvant plus être accomplis, « chacun ensevelissait comme il pouvait ». À quoi bon peiner pour un but élevé, alors qu’on pouvait être mort le lendemain ? « L’agrément immédiat […] voilà ce qui prit la place et du beau et de l’utile ». Fort heureusement, nous n’en sommes pas là ! D’autant moins que le temps de la pandémie a conduit à l’instauration d’un temps nouveau, celui du confinement : temps sanitaire, puisque le confinement est le seul instrument à notre disposition, dit la médecine, pour retarder, freiner la progression du virus, pour que la courbe exponentielle cesse son implacable ascension.
Gagner du temps, en le retardant, voilà qui pourrait étonner de prime abord, alors qu’on ne rêve que de s’en débarrasser au plus vite. De ce temps, les médecins entendraient être les seuls ordonnateurs (d’où les appels pressants de certains à un confinement total). Mais le temps du confinement est aussi un temps éminemment social et donc politique, dont les autorités politiques n’entendent pas se dessaisir. En ce point surgissent d’inévitables conflits de temporalités qui appellent des arbitrages. Le Conseil scientifique est probablement l’instance ad hoc pour l’élaboration de tels arbitrages.
Etymologiquement, le confinement est une affaire de limite et de frontière.
La question de la nomination de l’événement est centrale. Épidémie, pandémie, oui, mais nous restons dans la sphère de la médecine, le président de la République a abattu un atout-maître en déclarant l’état de guerre. Qui dit guerre dit temps de guerre qui devient du même coup le temps le plus englobant et à la main du pouvoir politique. Soumis au temps de la pandémie, nous devons habiter le temps du confinement : bricoler un ordre du temps chacun pour son propre compte, sans qu’il soit trop désarrimé d’un temps collectif. La nouvelle discipline corporelle, esquissée plus haut, est conçue pour l’extérieur avant tout. De quelle discipline de vie et de quel rapport au temps le confinement est-il l’instrument ? Etymologiquement, le confinement est une affaire de limite et de frontière. D’ailleurs, en ce moment même, on s’interroge sur les limites de nos déplacements (à combien de mètres de notre domicile ?).
Le confinement a eu deux sens, selon que l’on se confine ou que l’on est confiné. Dans le premier cas, se confiner, c’est faire retraite ; dans le second, c’est être relégué et peut équivaloir à une mort civile. On conçoit parfaitement que le confinement ou sa menace suscite aussitôt chez ceux qui en ont les moyens le désir de s’échapper : pour échapper à l’épidémie, pour se mettre à l’abri (ou le croire), pour se confiner et ne pas être confiné, pour s’exempter en partie des rigueurs du temps du confinement.
En 1348, alors que la peste règne en maîtresse de mort sur Florence, dix jeunes gens fuient la ville pour se retrouver dans un palais sur les pentes de Fiesole et s’y livrer, deux semaines durant, aux plaisirs des récits amoureux. Sur le thème donné par le roi ou la reine de la journée, chacun doit chaque jour raconter une histoire. Boccace en est le scribe, c’est-à-dire l’auteur et, avec son Decameron qui très vite connut un grand succès, naissait un genre littéraire nouveau : celui de la nouvelle. Nous verrons si de la masse d’écrits déjà produits, diffusés au fur et à mesure et qui chaque jour s’accroît sortiront des renouvellements littéraires. L’île de Ré ou le Lubéron joueront-t-ils le rôle de l’espace utopique mis en scène par Boccace ?
Mais c’est là le confinement à l’ancienne, puisque la technologie actuelle en a profondément transformé le sens spatial. En permettant d’enjamber la frontière – avec le télé-travail, le télé-enseignement, la télé-consultation, toute une télé-sociabilité, sinon une télé-société – elle accélère notre mutation numérique.
Spatial, le confinement est aussi temporel : avec lui s’instaure un temps inédit. Jusqu’alors, le Covid-19, envahissant de plus en plus tout l’espace médiatique, était comme une série, dont on souhaitait voir défiler toutes les saisons en accéléré. Mais le confinement une fois décrété, tout change, nous devenons nous-mêmes des personnages de la série. Soumis au temps de la pandémie, nous devons habiter le temps du confinement : établir des emplois du temps (les conseils ne manquent pas), le rythmer (les quelques sorties encore autorisées), le remplir, marquer des temps forts (les applaudissements de 20 heures à l’adresse des personnels soignants, la parole présidentielle). Bref, bricoler un ordre du temps chacun pour son propre compte, sans qu’il soit trop désarrimé, si possible, d’un temps collectif, que cherchent à maintenir les diverses institutions, à commencer par le pouvoir exécutif.
De plus, le confinement n’a pas fait s’évanouir le présentisme ambiant, il l’a plutôt renforcé. Il s’agit, en effet, d’un confinement branché, fort peu d’une retraite solitaire. Toute la technologie est là : nous pouvons faire le tour du monde sans sortir de notre chambre, partager des apéritifs WhatsApp avec tous nos amis, écouter un concert à Vienne ou à Berlin, lire des heures durant à la Bnf, suivre à chaque instant ce qui est en train de se passer. Tout voir, tout entendre, être présent à tout, ne manque que la présence.
Mais il y a aussi un autre confinement, celui de tous ceux qui ne sont pas branchés, pas du tout, ou de ceux dont l’ordinaire est celui des réseaux sociaux. La fracture numérique traverse aussi le confinement et les rapports au temps qu’il induit, y compris les refus ou les dénis de ceux qu’on pointe comme les « récalcitrants » du confinement.
Enfin, il y a toutes celles et tous ceux, qui, tout en étant officiellement sous le régime du confinement, doivent travailler effectivement. Se noue là un autre conflit de temporalités. Ils ont pour ainsi dire un pied dans le temps d’avant et l’autre dans le temps nouveau.
S’il a perdu de sa visibilité médiatique au cours des dernières semaines, le temps de l’anthropocène n’a en rien disparu, et nous attend, si j’ose dire, de pied ferme.
Plus largement, le temps de la pandémie a percuté le temps de l’économie. Aux courbes exponentielles de la première ont répondu les courbes plongeantes de la seconde. De cette chute, que les marchés l’œil rivé sur l’immédiat ont amplifiée, les effets sont largement à venir, faisant lever la question de l’après.
Entre le temps de la maladie surveillée par les médecins et l’urgence, qui est un des maîtres-mots du présentisme a surgi un conflit de temporalités, qui s’est cristallisé autour de la question de la mise au point d’un traitement curatif et d’un vaccin. Dans une série, le scénario voudrait que le chercheur génial et marginalisé découvre la bonne molécule qui, au dernier moment, va sauver la communauté. Et dans la réalité ?
Le point sur lequel tout le monde s’accorde est celui de l’accélération : il faut, répète-t-on, « accélérer » les essais cliniques, accélérer les procédures de validation, etc. Mais jusqu’à quel point le temps des protocoles scientifiques est-il compressible, sans perdre de sa capacité de validation ? L’espoir d’un traitement et, plus tard, d’un vaccin, viendrait, vient interrompre le cours inexorable du temps de la pandémie et montre un horizon. Mais au nom de l’urgence, indiscutable, on voudrait, on veut que cet horizon non seulement se rapproche au plus vite, mais soit déjà là. Pour certains, il est déjà là. J’ignore s’ils ont tort ou raison, et jusqu’à quel point, mais l’immédiateté de l’urgence tend à supplanter toutes les autres temporalités.
Dans le sillage de l’urgence viennent aussi le retard, le temps de retard, le trop tard. L’urgence est une course en avant sans fin : pour ne pas être dépassé, il faut sans cesse agir avant qu’il ne soit trop tard. Il se trouvera toujours quelqu’un, bien ou mal intentionné, pour dénoncer le retard. Mais quand l’urgence est omniprésente, comment hiérarchiser les urgences ?
Au-delà du temps de la maladie et de son horizon, il revient au président de la République d’en dessiner un plus large pour ses concitoyens, de s’y efforcer du moins. Il est indispensable de faire état d’un après, quand sera levé le temps de guerre et que le virus aura disparu. De fait, il a commencé à parler d’un avant et d’un après de la crise, et d’un après qui ne pourra pas être la simple reprise de l’avant. Sur bien des points, c’est à souhaiter, mais nous verrons ce qu’il en adviendra. En tout cas, il est sûr qu’on ne siffle pas la fin du présentisme par décret, et nous venons d’observer que le temps du confinement est à la fois une remise en cause du seul présent et un renforcement de l’emprise du présentisme via la technologie à laquelle nous faisons plus que jamais appel.
En commençant, j’évoquais la contradiction entre notre présent présentiste et le temps incroyablement long de l’anthropocène. Si elle a perdu de sa visibilité médiatique au cours des dernières semaines, elle n’a en rien disparu, et elle nous attend, si j’ose dire, de pied ferme. Plusieurs de ceux qui s’en soucient et qui cherchent depuis longtemps à nous convaincre que notre véritable horizon est celui du réchauffement climatique, pour lui donner son nom devenu commun, invitent à se saisir de la crise mondiale provoquée par le coronavirus pour, après le confinement, adopter « une stratégie plus ambitieuse » en entrant « en résistance climatique ».
« Guerre », « résistance », au-delà des mots et des références qu’ils véhiculent, la question est de savoir si la crise majeure que traverse le monde est une occasion, un kairos qui, interrompant les temporalités usuelles du temps chronos, pourrait ouvrir sur un temps nouveau ; son amorce peut-être ?
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