Covid-19 et santé globale : la fin du grand partage ?
Ce 13 mars 2020, un avion se pose sur l’aéroport de Rome, roule sur le tarmac et s’immobilise. En descendent neuf personnes qui s’installent immédiatement au pied de la passerelle pour la photo. En arrière-plan, on commence à décharger des cartons étiquetés en mandarin : la première mission médicale chinoise en Italie vient d’arriver. La Chine entend épauler le système de santé italien en envoyant des médecins experts, des respirateurs et des masques.
Cette scène forte a été reprise en boucle sur les réseaux sociaux et les chaînes d’info en continu. Pour la Chine, il s’agit d’un nouveau registre d’intervention sanitaire, non plus vers l’Afrique où le pays est devenu le premier constructeur d’hôpitaux, mais bien vers cette riche Europe, autrefois leader de l’aide sanitaire internationale. Au-delà de l’opération de propagande et de ses usages géopolitiques de la crise, l’épisode, pour les Italiens, témoigne d’abord de la désorganisation et des pénuries qui caractérisent les réponses à une épidémie dont l’ampleur a totalement désorganisé l’offre de soin.
Mais l’impréparation n’est pas qu’italienne. Les mêmes difficultés et pénuries sont chaque jour plus visibles en France, suscitant les protestations des personnels de santé et les interrogations pressantes des citoyens sur la façon dont les autorités sanitaires et politiques ont agi ou n’ont pas agi depuis fin janvier et l’annonce du cluster de contamination initial à Wuhan.
Les dons de masques de Pékin et de ses milliardaires concernent désormais aussi Paris. Les informations qui s’accumulent sur la pénurie de masques vont toutes dans le même sens et laissent perplexes les journalistes chinois, coréens ou vietnamiens. D’une ampleur dramatique, celle-ci rend impossible une mise à disposition systématique auprès des patients contaminés, des résidents des Ehpad, d’une bonne partie des personnels de santé œuvrant en médecine de ville et à domicile, et même, dans bien des hôpitaux, des personnels qui n’effectuent pas les actes les plus risqués. Sans même parler des caissières, des commerçants, des enseignants réquisitionnés, des postiers…
Gérer les pénuries
Les racines du problème ne datent pas d’hier mais d’avant-hier, elles ne sont pas conjoncturelles mais structurelles. Elles procèdent des réorganisations successives de toute la chaîne de production et de distribution de ces matériels avec, du fait de l’internationalisation et des délocalisations, de très faibles capacités de production en France. Deux tiers de ce qui est utilisé est produit en Asie, et en Chine tout particulièrement pour les masques FFP2. Non seulement ceux-ci ont cessé d’arriver mais l’irruption de la crise italienne a conduit les pays européens producteurs, l’Allemagne en premier lieu, à interdire les exportations.
Du coup, on multiplie les solutions ad hoc : distribution de masques périmés mais jugés réutilisables ; recyclage après repassage ou temps de décontamination ; lancement dans l’urgence d’une production locale à la demande de certains hôpitaux ; collecte de toutes sortes dans les laboratoires de recherche, les entreprises et les collectivités territoriales ; fabrication de masques en tissu par des particuliers et des entreprises en prévision d’une pénurie totale au pic de l’épidémie ; et finalement, comme cela avait déjà eu lieu pour les médicaments dans la Grèce des plans d’austérité, dons des particuliers.
Le système de santé français, jugé l’un des meilleurs du monde il y a peu encore, découvre donc des formes de médecine plus souvent identifiées aux interventions sanitaires dans les pays du Sud global : une médecine de gestion des ressources rares, de l’adaptation en temps réel et du bricolage. Une médecine du tri des patients aussi, puisque le nombre des personnes en situation de détresse respiratoire grave risque, selon la plupart des modélisations, de dépasser le nombre de lits de réanimation et de soins intensifs du pays, malgré la création en urgence de centaines de places supplémentaires.
Tournant gestionnaire et gravité de la pandémie
Face à ces pénuries, après un an de mobilisation des personnels alertant sur la « crise de l’hôpital », comment ne pas s’interroger sur la façon dont les transformations de notre système de santé depuis deux décennies aggravent la pandémie ?
Cette mobilisation a en effet mis en évidence les effets des politiques d’économie et de « rationalisation » poursuivies depuis vingt ans, avec leur cortège de fermetures massives de lits (y compris en réanimation), de croissance très importante du nombre de personnes accueillies (en particulier aux urgences), d’intensification du travail pour tous les personnels avec à la clé l’usure et la tentation du départ. Malheureusement, on le sait, la discussion collective ouverte par les personnels sur les besoins prioritaires, en postes et en financement, n’a débouché que sur des engagements si minimes que la plupart des praticiens les ont compris comme une fin de non-recevoir.
Il y a donc un temps long de la crise : celui du tournant gestionnaire, de la réduction des coûts, de la multiplication des indicateurs et de la quête continue de la performance économique. La pénurie des masques s’inscrit très directement dans ce contexte puisqu’elle procède, pour partie, de décisions prises après l’épidémie de H1N1 en 2009. On s’en souvient, celle-ci s’était soldée par la mise en cause publique des achats de vaccins contre la grippe dont la majeure partie ne fut finalement pas utilisée. La Cour des Comptes en fit même, en 2010, l’objet d’un rapport qui justifia des décisions, jamais remises en cause depuis, de réduction considérable du budget de la réserve sanitaire et de déstockage.
Mais il est aussi une autre temporalité de la crise, plus courte, celle des deux mois écoulés depuis la révélation chinoise de la situation à Wuhan, la mise à disposition des chercheurs du génome du SARS-CoV-2 agent de la maladie Covid-19 et la découverte du premier cas, importé, en France. Ce laps de temps est celui de l’activation des plans d’urgence préparés pour la grippe, du choix des interventions et de la prise en compte des spécificités du nouveau virus.
Il est aussi, du même coup, celui des responsabilités directes dans le cadrage de la stratégie de lutte « à la française ». De ce point de vue, en attendant un autre temps qui sera celui du bilan, on ne peut que s’étonner qu’après des décennies de discussion sur les risques, l’expertise et les crises, nos gouvernants s’en tiennent au mantra selon lequel ils ne font que suivre les données de « la science », feignant d’oublier que les savoirs et les experts sont multiples, que leurs modèles ont des limites et que la responsabilité du politique est d’organiser la précaution.
La pénurie de tests : une stratégie sanitaire euro-centrée ?
Mais revenons à la stratégie adoptée mi-mars. Centrée sur la réalisation d’un nombre limité de tests pour confirmer le diagnostic chez les personnes présentant des symptômes graves, couplée au confinement généralisé, elle contraste avec les choix faits en Allemagne, à Singapour ou en Corée du Sud. Ces pays ont en effet mis en place des dépistages étendus aux personnes souffrant de symptômes modérés et/ou à celles ayant été en contact avec des cas avérés. L’exemple coréen est particulièrement important dans la mesure où la politique locale a permis de contenir la transmission en trois semaines sans confinement de toute la population. La politique de test ne peut à elle seule expliquer ce résultat, mais elle en est un facteur crucial.
La détection élargie des personnes contaminées a en effet débouché sur deux types d’intervention : un isolement social renforcé basé sur la reconstitution des déplacements des personnes testées positivement, à partir de la collecte de leurs données personnelles et la diffusion publique de ces informations après anonymisation ; une accélération de la prise en charge clinique pour les contaminés suivis, elle-même facilitée par l’existence d’une infrastructure hospitalière au nombre de lits par habitant double de celui de la France.
La stratégie française a été justifiée par deux arguments : d’abord, le peu d’intérêt de tests systématiques après que le nombre de cas a commencé à augmenter très rapidement fin février avec une dissémination géographique rapide. Puis, lorsque les critiques sont devenues pressantes, l’argumentaire a changé et les autorités sanitaires ont mis en avant l’impossibilité de faire davantage du fait d’une logistique défaillante. Réaliser plus de tests n’est de toute façon pas possible car le nombre de kits susceptibles d’être produits et mis à disposition est drastiquement limité par le nombre de machines de PCR dédiées et la pénurie de réactifs – normalement importés de Chine et des États-Unis.
Mais comment la Corée a-t-elle fait puisqu’en janvier, elle ne disposait pas plus que la France d’une logistique de tests moléculaires Covid-19 ? Les événements ne seront connus avec précision qu’après enquête ad hoc mais, d’après la presse coréenne, la mise en œuvre de la stratégie débute le 24 janvier (après la détection d’un premier cas le 20) avec la création d’un réseau de laboratoires de recherche, l’homologation d’une première technique le 7 février et la mise à disposition de 50 institutions médicales, l’organisation de la production de masse de kits pour atteindre 10 000 par semaine (correspondant à un million de tests potentiels) à la mi-février.
Il était donc techniquement et logistiquement possible de créer une infrastructure pour la production de tests en France. Que le choix n’en ait pas été fait, ne doit-il pas être imputé, au moins en partie, au peu d’intérêt porté à ce qui se passait en Asie ? Il est ainsi frappant que la totalité des cliniciens et responsables sanitaires interrogés par la presse sur la chronologie de janvier à février évoquent le choc de la crise hospitalière en Lombardie comme moment de prise de conscience de la réalité du danger pour la France…
Ainsi, la crise pourrait bien mettre à mal une certaine vision des rapports Nord-Sud, ou plus précisément Europe-Asie, héritée des expériences postcoloniales des années 1960 à 90. En l’absence de l’infrastructure nécessaire à une production suffisante de tests, la discussion sur une stratégie de confinement par suivi et contrôle des premiers grands clusters ne pouvait dépasser le stade théorique. De ce fait, le recours au confinement est devenu quasi-inévitable.
Verticalité et santé mondiale
Non seulement la pandémie de Covid-19 est le produit des circulations afférentes à la mondialisation, mais les réponses à cette pandémie sont largement contraintes par les imaginaires de cette même mondialisation. De ce point de vue, on ne peut qu’être frappé par le profond décalage entre les principes, les cibles et les outils de la gestion mondiale de la crise et ceux de ce qu’on appelle depuis une trentaine d’années la santé globale (global health). Ce mode de gouvernance de la santé à l’échelle mondiale est né d’une forte critique des politiques et des pratiques des organisations des Nations-Unies et des gouvernements des pays dit du Tiers monde durant les années 1970 et 80 – en particulier la stratégie de soins de santé primaire prônée par l’OMS à partir de 1978.
Cette approche pouvait être considérée comme une stratégie « horizontale » dans la mesure où il s’agissait d’abord de revendiquer un droit à la santé en général ; puis de lier intervention sanitaire et développement ; de réduire le rôle des transferts de technologies de pointe au profit des ressources locales ; d’accorder enfin la priorité aux populations rurales, aux centres de soins de proximité et à l’implication des « communautés ». Contrairement à ce que suggérait le slogan officiel de l’OMS, « la santé pour tous en 2000 », cette stratégie de soins de santé primaire ne voulait pas dire « toute la santé, pour tous » mais passait par une stricte priorisation des besoins dits « de base », en l’occurrence pour l’OMS : les maladies infectieuses et la santé maternelle et infantile.
Intimement liée aux politiques de développement des États-nations issus des indépendances, cette stratégie est devenue de plus en plus difficile à soutenir dans les années 1980 et 90 du fait de la conjonction entre les crises de la dette (avec leur cortège de programmes d’ajustements structurels), les conséquences de l’épidémie de VIH/sida et l’offensive politique des États-Unis de Reagan contre les Nations Unies. Surfant sur ces événements, les nouveaux acteurs de la santé globale ont très largement repris à leur compte l’idée de programmes « verticaux », ciblant une pathologie avec un registre d’interventions limité (théoriquement choisies sur la base d’un calcul de coût/efficacité).
La plupart de ces programmes sont désormais pilotés et régulièrement évalués par ceux-là mêmes qui les financent – de la Fondation Bill & Melinda Gates à la Banque mondiale en passant par le Fonds mondial de lutte contre le Sida, la tuberculose et le paludisme. Lesdits programmes visent à limiter le fardeau des maladies infectieuses (de ce point de vue, continuité historique) en assurant un accès gratuit aux technologies, en l’occurrence les chimiothérapies ou les vaccins.
Covid-19 : pour une autre santé globale
La lutte contre la pandémie de Covid-19 prend à rebours ces priorités, de plusieurs façons. Tout d’abord, l’expertise concernant la pandémie et les réponses à lui donner n’est plus seulement localisée en Europe et en Amérique du Nord ; elle ne peut donc plus relever de transferts de savoirs et d’outils selon le seul gradient Nord-Sud. Ensuite, les stratégies d’endiguement supposent la mise en œuvre à grande échelle d’interventions médico-sociales, conditionnée par l’état d’infrastructures (personnels et hôpitaux) qui sont hors champ des programmes verticaux. Enfin, la réponse au Covid-19 repose de façon quasi-exclusive sur les initiatives des États et de leurs administrations de santé publique.
De fait, depuis le début de la crise, la seule institution de la santé globale qui ait joué un rôle important est l’OMS, c’est-à-dire l’organisation emblématique du temps de la santé publique inter/nationale vivement critiquée dans les années 1980. Les autres acteurs de la santé globale sont restés muets, ou ont considéré que les priorités restaient les mêmes avec l’Afrique comme principale zone à risque.
La pandémie de Covid-19 est donc le révélateur de la fin du « grand partage », c’est-à-dire la fin du statut d’exception de la santé dans les sociétés capitalistes avancées. Ce statut d’exception reposait sur l’idée d’une gouvernance de la santé, malgré toutes ses limites et imperfections, fondée sur une politique du « droit à », sur la socialisation des coûts, sur l’universalisation des bénéficiaires, sur la mobilisation des sciences et des technologies.
Cette politique de l’abondance a longtemps pu être opposée à une politique des besoins : celle de la pénurie, du bricolage et du triage, dominante dans les Suds. Ce grand partage (abondance dans les Nords vs. pénurie dans les Suds) perd sa pertinence parce que la crise générée par la diffusion planétaire du SARS-CoV-2 fait émerger des pratiques convergentes de gestion de la rareté, mais aussi parce que, au-delà du Covid-19 et après trois décennies de mondialisation, les Suds ont beaucoup changé. L’urbanisation et l’industrialisation y jouent à plein et tous font désormais face aux mêmes enjeux sanitaires que les Nords : du fardeau croissant des maladies chroniques à la contestation de l’expertise scientifique, en passant par les effets des dégradations environnementales.
Alors : Covid-19, une pathologie de la mondialisation ? Sans doute, mais à condition d’ajouter que la pandémie, en révélant l’inadéquation de la santé globale, démontre également sa nécessité. Si, comme le disaient les altermondialistes des années 2000, un autre monde est possible, alors après le passage du nouveau virus, il sera aussi plus indispensable que jamais.