Société

À San Francisco, quand mon quartier fait l’expérience de la pandémie

Sociologue

L’épidémie de Covid-19 transforme nos habitudes, nos interactions sociales : nous nous adaptons pour faire face à la crise. Résident de North Beach, à San Francisco, l’immense sociologue Howard Becker observe avec minutie et empathie comment la vie s’est ajustée dans son quartier.

J’habite à San Francisco, dans un quartier qui s’appelle North Beach ou Russian Hill, les deux s’entremêlant sans frontière nette. Ce quartier date du séisme et de l’incendie de San Francisco de 1906, quand tout, dans ce coin, a été détruit, non pas par le tremblement de terre mais par le feu, qui n’a laissé qu’un tas de cendres.

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Reconstruite, cette petite partie de mon quartier a fourni les principaux logements des immigrants siciliens, venus avec leurs traditions et pratiques de la pêche. Quand j’ai emménagé ici il y a plus de cinquante ans, les « étrangers » comme moi et ma famille, et les autres familles similairement « américaines » de peintres et de sculpteurs qui enseignaient au San Francisco Art Institute situé non loin, n’ont pas été les bienvenus. Les pêcheurs qui apparaissaient, au printemps, assis sur les marches devant leur appartement où ils raccommodaient leurs filets et casiers à crabes, craignaient que nous ne rendions le quartier plus désirable, et – du fait de leur propre cupidité, ils étaient clairs sur ce point – qu’ils ne se retrouvent forcés de vendre leurs immeubles en échange des prix élevés que, nous, « Américains » offririons.

Cela s’est effectivement passé ainsi, par étapes, au fil des ans. La première réelle invasion du quartier occupé par les Italiens a été celle des Chinois, qui ont traversé la frontière officieuse mais très réelle qui séparait la Little Italy du Chinatown tout proche. Ainsi, les immeubles des rues autour de chez moi ont bientôt appartenu à des Chinois et des familles sino-américaines, qui les habitaient. Les « Américains » et les « Sino-américains » ont rapidement noué des liens de voisinage, bien que rarement intimes. Nous pouvions les connaître suffisamment pour leur demander de réceptionner un colis en notre absence, mais pas au point de les inviter à dîner.

Les établissements liés à la communauté locale italienne – les restaurants, dont les gérants faisaient encore partie de cette communauté où qu’ils résident dans la ville – ont peu à peu été remplacés. La fabrique de pâtes au coin de la rue a déménagé lorsque les hippies sont arrivés, pour être remplacée par un Co-Existence Bagel Shop. Les coffee shops tenus par des hippies, ainsi que les voyageurs hippies comme moi et ma famille, sont restés là pendant longtemps.

Et il y avait toujours quelqu’un pour fournir les services que le citadin américain s’attend à trouver : coiffeurs, salons de beauté, supérettes de quartier, bars et cafés.

Mon quartier a toujours connu, et continue de connaître, toute une série d’accommodements sociaux.

Peu à peu, tout le monde s’était habitué aux Chinois et hippies installés ici. Mais bientôt la population du quartier a commencé à refléter les nouvelles entreprises qui étaient en train de gagner la ville : les géants de l’informatique et de l’information, qui se sont tout naturellement installés dans les vastes bâtiments du Financial District de San Francisco. Avec ces nouvelles entreprises – Sales Force, par exemple, a acheté son propre immeuble de plusieurs étages –, sont arrivés les gens qui y travaillaient. Certains de ceux qui désiraient habiter dans la City avaient des enfants en bas âge. Tout cela a contribué à augmenter la demande pour le stock réduit et limité de logements à North Beach/Russian Hill (et dans le quartier limitrophe de Telegraph Hill), logements qui avaient l’avantage d’être relativement proches à pied des bureaux de ces nouveaux géants de l’économie.

Ainsi, mon quartier n’est pas un coin perdu, immuablement stable de la ville. C’est une communauté composée d’une population sans cesse changeante située dans un périmètre physique réduit, un quartier doté d’institutions, d’organismes, d’entreprises et de petits commerces qui sans cesse s’efforcent de répondre à des impératifs socio-économiques en perpétuelle évolution. Mais il a toujours connu, et continue de connaître, toute une série d’accommodements sociaux qui viennent soutenir les habitudes, besoins et désirs des gens qui y habitent.

Ces accommodements sont visibles dans les petits détails de la vie de tous les jours, dans la manière dont la vie sociale « fonctionne » ou non. Et cela relève du truisme sociologique que de dire que ce n’est que lorsque les accommodements sociaux ne fonctionnent pas comme il se doit, et que tout le monde commence à se plaindre, que l’on prend conscience de la manière dont fonctionnent effectivement les choses quand elles fonctionnent.

San Francisco est désormais, comme le reste du monde, assiégée par le coronavirus. Les dirigeants ont demandé aux citoyens d’éviter tous les contacts que la vie quotidienne d’ordinaire exige dès lors qu’il s’agit de travailler, manger, faire ses courses, socialiser, accéder aux soins de santé et de s’adonner à tant d’autres petites routines de la vie.

Cela ne veut pas dire que plus aucune partie de l’énorme machine qui sous-tend notre vie au quotidien ne fonctionne. Il m’est encore possible, tous les matins, de recevoir et lire mon journal, le San Francisco Chronicle, éminemment conscient que quelqu’un s’est levé, alors qu’il faisait encore nuit, pour se mettre au volant d’un camion chargé d’exemplaires du journal (au contenu écrit et imprimé par bien d’autres encore), pour venir jusque dans notre rue afin que quelqu’un, depuis l’arrière du camion, puisse en lancer un paquet dans l’entrée de notre immeuble. La vie continue. J’ai ma presse habituelle qui alimente mes analyses de la vie de tous les jours.

Cela fonctionne, du moins jusqu’à présent, pour la livraison des journaux. Mais qu’en est-il de la nourriture ? Personne ne lance du lait, des œufs, des fruits et des légumes de l’arrière d’un camion jusqu’à l’entrée de mon immeuble. La ville s’est toujours organisée différemment pour répondre à ce besoin. Mais les nouvelles règles imposées par le virus interfèrent avec cette organisation d’une manière à laquelle nous ne sommes pas préparés.

Nous autres sociologues, par nécessité, attendons que le changement des conditions de la vie quotidienne oblige les gens à innover.

La plupart des choses continuent d’être comme elles ont toujours été. Nous continuons d’avoir des magasins de proximité où nous pouvons acheter tout ce dont nous avons besoin pour nous nourrir, nous et notre famille. Mais qui sait quand la pandémie interfèrera avec cette offre là ? Et les restaurants, cette lointaine invention visant à nourrir une population toujours plus nombreuse dans des villes comme Paris, où les gens ne vivent plus au sein d’une unité familiale où la confection des repas fait partie de la division coutumière du travail ! Que se passera-t-il, à présent que les citadins doivent abandonner la proximité et l’intimité qui semblaient nécessaires à notre style de vie, afin d’éviter d’être infectés par cet ennemi invisible, et afin que nous puissions obtenir ce que nous voulons, et ce dont nous avons besoin, en évitant les obstacles et dangers que l’épidémie amène ?

Comme souvent, c’est un problème, un danger qui exige de nous que nous changions notre manière de faire, en l’occurrence la façon dont les citadins se nourrissent. Les sociologues ne peuvent pas ranger les gens dans des groupes – comme le font les psychologues expérimentaux, qui traitent les membres de ces groupes de manière différente, afin de déterminer ce que ces traitements distincts entraînent comme différences de comportement chez leurs « sujets ».

Changer l’organisation de la vie sociale requiert des inventions sociales : des manières nouvelles de faire d’anciennes choses, ou des choses nouvelles pour remplacer les anciennes manières d’assouvir des besoins. Nous autres sociologues, par nécessité, attendons que le changement des conditions de la vie quotidienne oblige les gens à innover, à créer les nouvelles façons de faire qui s’imposent. La vie sociale fait l’expérience pour nous.

Cela oblige ceux qui font de la sociologie à être prêts à observer la vie autour d’eux, afin de voir qui fait quoi et par quel nouveau moyen, et d’entendre non seulement les raisons qu’ils donnent aux changements qu’ils mettent en place, mais aussi les réactions de ceux qui les entourent, à ces nouvelles solutions. L’histoire nous fournit une fois de plus l’occasion de regarder comment les gens improvisent des solutions face à une énième version de ces mêmes bonnes vieilles difficultés.

La nourriture est la réponse générale à la question de savoir comment nous nous alimentons. La plupart des habitants de San Francisco se nourrissent en préparant des repas chez eux, en utilisant des aliments achetés dans des magasins d’alimentation. Certains de ces magasins sont des avant-postes de grandes chaînes (Safeway, par exemple, à San Francisco). D’autres magasins sont spécialisés, répondant par exemple aux exigences de ceux qui auraient besoin d’ingrédients adaptés à une cuisine italienne régionale. D’autres magasins encore (essentiellement dans le quartier japonais) fournissent le meilleur et le plus frais des poissons pour la préparation des sashimi, spécialité japonaise. Quelques traiteurs juifs servent de la soupe aux boulettes de matzoh, des sandwichs au pastrami, etc. D’autres personnes encore font leurs emplettes dans les omniprésents marchés de producteurs. Beaucoup de restaurants servaient des plats raffinés préparés par de vrais chefs. La ville s’enorgueillit de plusieurs restaurants étoilés par le Michelin.

Or, aujourd’hui, en raison des restrictions imposées pour une période indéfinie par la pandémie, aucun de ces restaurants ne peut accueillir une clientèle, qu’elle soit de passage ou qu’elle réserve une table. Ces manières habituelles d’accueillir les clients constituent aujourd’hui une violation des règles strictes en matière de réunion dans l’espace public imposées par la ville. Par conséquent, les restaurants ne peuvent plus ouvrir leurs portes, ce qui signifie plus d’entrées d’argent, et donc pas d’argent pour payer les fournisseurs de produits bruts, les employés et le propriétaire des murs.

Ainsi, ceux d’entre nous qui habitent North Beach et trouvaient cela pratique et agréable d’aller manger régulièrement au restaurant Da Flora sur Columbus Avenue, ne peuvent plus le faire. Jen et Darren, propriétaires du restaurant, étaient, bien entendu, encore plus contrariés que nous. Ils n’avaient jamais préparé de repas à emporter ou à livrer, et ils n’étaient pas sûrs de pouvoir nourrir leurs clients de cette manière, ni que quiconque veuille que leurs repas leur parviennent ainsi.

Pourtant, moi, je savais que je voulais leurs plats, peu importe la manière dont ils me parvenaient ; alors je les ai appelés pour tenter de les persuader d’essayer, et de voir si d’autres personnes voudraient bénéficier de ce genre de service. À leur agréable surprise, c’est exactement ce que beaucoup voulaient. Tous ceux qui ont tenté l’expérience en ont immédiatement parlé à des amis, et la nouvelle s’est répandue. Les affaires ont repris ! C’est Christopher, le frère de Darren, serveur au restaurant en temps normal, qui livre les repas – plat principal, salade, pain et dessert –, facturés au même prix qu’autrefois dans le restaurant.

Elias, l’autre héros de ma petite histoire, était depuis plus de vingt ans le propriétaire et l’exploitant du Café Sappore, situé sur Lombard Street, à une rue de chez nous. Sappore était soutenu, en partie, par les cars de touristes venus du monde entier pour arpenter la célèbre rue Lombard (une courte rue tout en lacets qui rejoint deux rues perpendiculaires) – touristes qui s’arrêtaient à Sappore pour prendre un café ou un thé et un sandwich. Ce café était aussi devenu, sans que personne ne l’ait voulu ou planifié et certainement pas Elias, le lieu privilégié des réunions de quartier, l’endroit où, lorsqu’il y avait un problème qui excitait les résidents permanents, l’inévitable “réunion de protestation” se déroulait. Et c’était aussi l’endroit où l’on pouvait inviter une personne à déjeuner en sachant que quels que soient ses goûts, restrictions ou excentricités alimentaires, elle trouverait au menu quelque chose que non seulement elle supporterait, mais qui en plus la régalerait. Tout cela pour dire que Sappore a prospéré.

Cependant, un jour, de manière inattendue, Elias a perdu le bail du lieu. Il a rapidement trouvé un autre endroit, beaucoup plus petit, sur Columbus Avenue, une rue voisine bien plus large et fréquentée, et il a ouvert Le Sandwich, dont la carte se composait d’une douzaine de sandwiches : des classiques comme le Reuben, et des variétés moins connues comme le Bollywood. Le succès a été immédiat.

Cette petite zone géographique locale, qui affiche habituellement extrêmement peu d’organisation sociale visible, possède en fait  une « culture ».

Puis le coronavirus est arrivé, et avec lui son lot de difficultés. Mais Elias n’a pas fermé. Comme il n’avait pas d’endroit où les gens pouvaient manger ce qu’il préparait, à part quelques chaises sur le trottoir, il a pu continuer à faire ses sandwiches et à les vendre sans violer les nouvelles restrictions. Et puis il a annoncé qu’il pourrait également livrer d’autres types de repas.

Je savais vaguement qu’Elias avait aussi une activité de traiteur, des dîners destinés à un nombre important de convives lors de soirées chez des particuliers. Je découvrais à présent que c’était une partie importante de ses activités dans la restauration, et qu’il dirigeait son affaire depuis son appartement voisin. Quelques jours plus tard, il nous a dit qu’il était prêt à commencer à livrer des repas, deux soirs par semaine. Nous avons eu la primeur – de délicieuses lasagnes –, et c’est maintenant une affaire régulière. Chaque semaine, il met en ligne son nouveau menu. (Mais je dois vous rappeler qu’il ne livre pas à Paris !)

Ces deux entreprises sont montées au créneau lorsque leurs clients – ainsi qu’elles-mêmes – ont commencé à pâtir de la situation imposée par la pandémie. Ainsi, la nourriture que les gens désiraient, la nourriture que Jen, Darren et Elias voulaient continuer de préparer pour pouvoir travailler et subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs employés, cette nourriture, ils ont su la rendre disponible. Ils ont réagi de manière rapide et inventive, au bénéfice de tous.

On peut faire un parallèle entre cette situation et le domaine de l’interaction interpersonnelle. Dans la vie quotidienne ordinaire, beaucoup de gens du quartier commencent à vous lancer un « Hi ! » à l’américaine après vous avoir croisé plusieurs fois. Souvent, un voisin de longue date nous présente une personne qui vient d’emménager dans un des appartements de la rue. C’est ainsi que nous avons rencontré Terry, qui venait de s’installer dans l’immeuble voisin du nôtre, qui avait été acheté par Ben et Bethany Golden pour s’assurer que tous les logements seraient occupés, à terme, par des personnes avec lesquelles il serait facile de s’entendre. Lorsqu’ils trouvaient de telles personnes, ils leur vendaient un appartement. Et présentaient les nouveaux-venus aux voisins.

C’est ainsi qu’un jour Bethany nous a présenté notre nouvelle voisine, Terry Ewins, qui avait récemment acheté un des appartements, en précisant en passant qu’elle était capitaine au poste de police du quartier. Elle semblait tout à fait agréable et raisonnable, et nous avions l’habitude de nous saluer dans la rue, mais là s’arrêtait notre relation de « voisinage »,  exactement comme pour les autres personnes qui avaient progressivement emménagé dans les logements du coin.

Et puis, un peu plus tard, après que London Breed, le maire de San Francisco, a émis la directive officielle de non-circulation dans les rues sans raison valable, Terry (qui, entre-temps, avait été promue au rang de commandant) a fait savoir (par l’intermédiaire de Bethany, qui nous avait présentés) qu’elle se rendait au travail à pied tous les jours, et que si nous avions besoin de faire une course, ou de quoi que ce soit qui nous obligerait à sortir, il suffisait de le lui faire savoir, et qu’elle serait heureuse de faire la course pour nous.

L’idée que nous nous faisions du policier de haut rang n’incluait apparemment pas – vu notre première réaction de perplexité – le fait qu’il rende de tels services à des personnes à peine connues de lui. Non que cette femme ait fait quelque chose pour mériter qu’on la soupçonnât de quoi que ce soit – cela relevait juste d’un simple préjugé de notre part. En y réfléchissant davantage, j’ai réalisé qu’elle avait dû dire cela parce qu’elle avait vu que je suis plutôt âgé (91 ans, pour être exact, mais ça elle ne le savait pas, et a dû simplement déduire mon grand âge de mes balades assistées d’une canne) et estimé qu’une aide occasionnelle, et non contraignante pour elle, me rendrait service.

Je me suis mis à réfléchir à la façon dont la directive du maire sur le confinement affectait les organisations et le comportement des gens. Il semble probable que les petits gestes et événements, comme ceux que je viens de décrire, se produisent plus souvent maintenant que nous sommes dans cette « situation d’urgence », bien que personne n’en ait fait le constat.

Ceci nous laisse penser que cette petite zone géographique locale, qui affiche habituellement extrêmement peu d’organisation sociale visible, possède en fait tout un ensemble de ce que les spécialistes de sciences sociales appellent « culture » ou « compréhensions partagées » : des accords implicites pour l’adoption de certains comportements dans certaines circonstances. Ces « circonstances » sont rarement réunies comme elles le sont actuellement, de sorte que nous assistons ici à la façon dont la possibilité d’un tel comportement advient, dès lors que les circonstances commencent à convaincre les gens que ce type de situation inhabituelle exige des réactions inhabituelles.

traduit de l’américain par Hélène Borraz


Howard Becker

Sociologue, Professor at the University of Washington

Mots-clés

Covid-19