Société

Le poids des émotions, la charge des femmes

Philosophe

L’épidémie de Covid-19 est l’occasion de mettre en évidence le « travail émotionnel » effectué au quotidien par les femmes, que ce soit professionnellement ou dans la sphère privée. C’est à elles qu’incombe presque exclusivement la gestion de ces émotions qui ont été marchandisées et standardisées à mesure que les métiers du care se sont développés. Les conséquences de la crise sanitaire sur la santé mentale de toutes celles qui supportent le poids des émotions risquent d’être incommensurables.

Dans nos débats du moment, il est question de malades et de soignants, de traitements et de souffrances, d’urgence et de mortalité, de confinement et de solitude, de courbes et de statistiques, sans que jamais ou presque ne soit évoqué ce qui forme comme la charpente paradoxale de ce drame : les émotions. Nous sommes tou·te·s plus ou moins ébranlé·e·s émotionnellement mais certain·e·s le sont plus que les autres, véritablement submergé·e·s. Il s’agit des personnes qui exercent les métiers dont nous ne pouvons pas nous passer, dans la santé ou le soin, l’entretien ou la distribution.

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Il s’agit aussi de celles qui n’ont pas pour profession mais bien comme fonction assignée de s’occuper de leurs proches, sur le plan pratique de la vie domestique comme sur le plan moins immédiatement repérable des besoins émotionnels. Or il se trouve que ces personnes sont, dans leur immense majorité, des femmes.

Il va falloir y réfléchir et s’y préparer, les conséquences de la crise sanitaire sur la santé mentale de toutes celles qui supportent le poids des émotions risquent d’être incommensurables. Dans une approche de science sociale féministe, je voudrais essayer de saisir la nature de ce postulat en forme d’évidence selon lequel les femmes seraient naturellement responsables du bien-être émotionnel de leur entourage. Je le ferai en partant des travaux d’Arlie R. Hochschild, pionnière de la sociologie des émotions qui, dans The Managed Heart. Commercialization of Human Feeling (Le prix des sentiments), a défini ce qu’elle appelle le « travail émotionnel » en l’envisageant sous ses deux aspects.

Il y a d’abord celui qui se déploie dans la sphère privée (emotion work) et qui consiste à déclencher ou à refouler une émotion de façon à présenter un état d’esprit adéquat à une situation donnée : être heureuse à un mariage, pleurer à un enterrement, se réjouir d’une bonne nouvelle annoncée par un·e ami·e. Ce travail sur soi pour obéir aux « règles de sentiments » se fait sur le mode d’un « jeu en profondeur » fondé sur la mémoire qui vise à faire advenir l’émotion attendue. Tous ces efforts ont pour objectif de « rendre hommage » aux personnes qui nous entourent, dans un système de don et de contre-don par lequel chacun·e ressent ou fait semblant de ressentir ce qu’il doit à l’autre et qui lui permet de tenir sa place dans le groupe.

On retrouve ce « travail émotionnel » dans la sphère sociale à la différence notable qu’il s’effectue en échange d’une rémunération (emotional labor). À partir d’une étude sur les hôtesses de l’air et les agents de recouvrement – les unes devant impérativement paraître aimables et attentives, les autres autoritaires et inflexibles – Arlie R. Hochschild interroge le passage d’un usage privé des émotions à un usage marchand. Elle repère ses conséquences en termes de « dissonance émotive », soit la tension induite par l’écart entre l’affichage d’une émotion adéquate et le fait de l’éprouver réellement qui impose à celles et ceux qui la subissent de s’obliger à devenir sincères. C’est ainsi, souligne-t-elle, que les émotions ont été marchandisées et standardisées à mesure que les métiers du service à la personne et du care se développaient.

Le fardeau des émotions est lourd à porter pour les femmes, en période de confinement, il peut devenir proprement insupportable.

La sociologue prolonge l’analyse en insistant sur la dimension genrée de la capacité à développer des ressources émotionnelles. À partir de l’exemple des domestiques et des femmes, elle montre que les personnes dont le statut social est moins élevé doivent plus que les autres souscrire aux attentes en termes d’émotions affichées (sourires encourageants, écoute attentive, commentaires approbateurs). De cela, il découle que l’on en vient à considérer ces postures émotionnelles comme naturelles.

Nous le savons depuis Simone de Beauvoir, et plus encore avec les études de genre, les mécanismes par lesquels on enferme les filles dans des aptitudes et dispositions associées à la gentillesse, au souci de l’autre et à la disponibilité, sont nombreux et pérennes. Ils perpétuent les représentations séculaires qui, au nom de leur capacité maternelle, enferment les femmes dans l’espace du foyer et les activités du soin (aux enfants, aux malades, aux personnes âgées). Voilà pourquoi elles sont considérées comme les « gestionnaires de l’émotion », selon les termes de Arlie R. Hochschild, c’est-à-dire que l’on attend d’elles qu’elles prennent en charge et assurent le bien-être émotionnel des membres de leur famille comme des personnes qu’elles côtoient professionnellement.

Dans son ouvrage Les couilles sur la table, Victoire Tuaillon développe l’hypothèse intéressante selon laquelle les hommes exploiteraient cette disposition : « La masculinité va souvent de pair avec la rétention des émotions, le refus de la vulnérabilité, une réticence aux conversations profondes et intimes. (…) Toute la manœuvre [consiste donc] pour eux à dissimuler ces demandes émotionnelles et à faire en sorte que les femmes y répondent d’elles-mêmes ». Sans que la chose soit nécessairement consciente ni volontaire, les hommes considéreraient le « travail émotionnel » comme étant inhérent à l’existence féminine, quelque chose qui leur serait en quelque sorte dû.

Ce qui est certain, c’est que le fardeau des émotions est lourd à porter pour les femmes. En période de confinement, il peut devenir proprement insupportable, s’ajoutant à la charge domestique (assumer l’essentiel de l’entretien de la maison, du linge et des repas), à la charge parentale (augmentée de la nécessité d’occuper et d’éduquer les enfants) et à la charge mentale (prévoir les besoins de tous et organiser leur satisfaction). L’autrice Emma décrit, dans le tome trois de sa série Un autre regard, cette responsabilité que les femmes s’imposent de devoir assurer le confort émotionnel de leur entourage : se priver d’une sortie pour ne pas laisser son conjoint s’occuper seul des enfants, acheter ce que les uns et les autres apprécient et y ajouter quelques surprises, accepter de n’avoir pas eu d’orgasme lors d’une relation sexuelle et qu’elle s’arrête avec celui de son partenaire, se soucier de la santé de tous les membres de la famille et veiller à maintenir le lien entre les générations… En un mot, être en permanence attentive aux besoins d’autrui, généralement sans obtenir ni aide ni remerciement.

On imagine de quel poids cet « effort émotionnel » pèse au quotidien en contexte confiné. En plus de se trouver réassignées à domicile, enjointes d’assurer la gestion pratique de cette situation, les femmes doivent affronter l’angoisse de leurs proches et s’efforcer de l’atténuer alors même qu’elles n’y échappent pas. Ce sont elles qui soutiennent, qui rassurent, qui consolent et qui caressent. Il ne s’agit pas d’essentialiser, car il va de soi que les hommes sont tout autant capables de sollicitude et de tendresse mais, pour des raisons qui ont trait à des siècles de construction sociale des stéréotypes de genre, c’est bien aux femmes que l’on demande en priorité (et en urgence) d’appliquer la « règle des sentiments » au sein de leur foyer. Ce sont donc elles plus que les autres qui risquent de subir un véritable épuisement moral et psychique.

Que dire alors de celles qui exercent les métiers de la santé, du soin et de l’aide à la personne ? Si les femmes y sont si nombreuses, on l’aura compris, c’est que l’on considère comme allant de soi qu’elles mettent leurs capacités émotionnelles aux service des autres. Dans le milieu professionnel plus encore que dans la vie privée, cette supposée aptitude innée dans le domaine de la gestion des émotions n’est ni reconnue ni valorisée.

Les auxiliaires de vie, infirmières et aides-soignantes portent déjà en temps ordinaire la charge du bien-être émotionnel des patient·e·s et de leur entourage. Quand on pardonnera aux médecins de vouloir se protéger en limitant tout investissement personnel dans la vie des malades, on attendra d’elles qu’elles fournissent les gestes et les mots qui réconfortent et qui accompagnent. Il en va d’une exigence de conformité à leur rôle professionnel. Bien évidemment, ce partage n’est pas étanche, les attitudes des unes et des autres pouvant être inverses. Reste que, du fait de leur écrasante majorité dans les métiers du care, ce sont bien les femmes qui assument, de façon invisible, l’essentiel de ce travail émotionnel.

S’il est un des aspects du drame que nous ne devrons pas oblitérer, c’est bien celui-ci : nous tenons par la force des sentiments qui nous lient.

Dans un beau texte issu d’un livre collectif, La philosophie du soin, Claire Marin fait de « l’attention à l’autre comme disponibilité sensible » la condition non seulement décisive mais préalable du soin. Cette disposition, observe-t-elle, implique une tension entre le geste souvent rude visant à traiter le mal et les mots bienveillants destinés à rassurer. Parce que la maladie produit une douloureuse dissociation intérieure entre le sujet et son corps, parce qu’elle prive le malade de celui qu’il était, les soignant·e·s s’efforcent d’atténuer ce « malheur » par « une attention personnalisée et humaine à la souffrance ». En situation d’urgence, la chose relève du défi permanent. En plus du contexte médical proprement effarant dans lequel elles/ils travaillent, s’ajoute aujourd’hui la détresse morale inouïe des patient·e·s et de leurs familles.

« La difficulté du soin, en médecine comme dans toute autre relation, tient à la peine que chacun éprouve à se vider de soi pour accueillir dans sa pleine mesure la demande d’autrui », écrit Claire Marin, ajoutant que « cet élan vers l’autre sans intentionnalité est une ascèse éreintante, puisqu’elle exige de se mettre entre parenthèses, se retirer de soi pour se laisser envahir par la douleur de l’autre ». Voilà précisément ce à quoi sont confrontées toutes celles et ceux qui accueillent les malades du Covid-19, à cet épuisant travail émotionnel visant à remettre le/la malade dans son corps humain (et non objet) et donc dans son être.

Il semblerait que nous en ayons pris conscience, même si confusément, comme l’exprime ce besoin que nous avons de les remercier chaque jour. Mais les applaudissements aux balcons ne suffiront pas. Il faudra veiller, une fois que nous serons sortis de cette séquence confinée, à ne pas oublier que les personnes hospitalisées ont non seulement reçus tous les soins qu’il était possible de leur dispenser mais qu’elles ont aussi été accueillies et soignées avec sollicitude. Les primes annoncées ne doivent pas rester ponctuelles, c’est toute la chaîne des métiers du care qu’il convient de revaloriser pour qu’enfin soit reconnue l’importance de l’implication émotionnelle de celles (et ceux) qui les assument. S’il est un des aspects du drame que nous ne devrons pas oblitérer, c’est bien celui-ci : nous tenons par la force des sentiments qui nous lient.

Il faudra donc aussi prendre au sérieux l’épuisement de celles qui auront supporté, en plus de tout le reste, la charge des émotions au sein de leurs familles. Là, c’est une véritable révolution des mentalités qui doit être initiée. Elle passera par un processus de déconstruction des stéréotypes de genre relatifs aux sentiments. L’attention à l’autre et la tendresse ne sont pas des exclusivités féminines, il n’y a pas de honte à exprimer ce que l’on ressent, y compris ce qui fait de nous des êtres vulnérables, lorsque l’on est un homme. Les émotions n’ont pas de genre, elles sont le propre de notre condition humaine. Quand nous nous retrouverons, faisons en sorte de nous débarrasser de ce mythe qui pose que nous n’avons besoin que de mobilité et d’adaptabilité pour restaurer notre sens de la proximité et de l’altérité. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons alors à nouveau nous laisser toucher, dans tous les sens que revêt ce mot.


Camille Froidevaux-Metterie

Philosophe, Professeure de science politique et chargée de mission égalité à l’Université de Reims Champagne-Ardenne

Mots-clés

Covid-19