Le poids des émotions, la charge des femmes
Dans nos débats du moment, il est question de malades et de soignants, de traitements et de souffrances, d’urgence et de mortalité, de confinement et de solitude, de courbes et de statistiques, sans que jamais ou presque ne soit évoqué ce qui forme comme la charpente paradoxale de ce drame : les émotions. Nous sommes tou·te·s plus ou moins ébranlé·e·s émotionnellement mais certain·e·s le sont plus que les autres, véritablement submergé·e·s. Il s’agit des personnes qui exercent les métiers dont nous ne pouvons pas nous passer, dans la santé ou le soin, l’entretien ou la distribution.
Il s’agit aussi de celles qui n’ont pas pour profession mais bien comme fonction assignée de s’occuper de leurs proches, sur le plan pratique de la vie domestique comme sur le plan moins immédiatement repérable des besoins émotionnels. Or il se trouve que ces personnes sont, dans leur immense majorité, des femmes.
Il va falloir y réfléchir et s’y préparer, les conséquences de la crise sanitaire sur la santé mentale de toutes celles qui supportent le poids des émotions risquent d’être incommensurables. Dans une approche de science sociale féministe, je voudrais essayer de saisir la nature de ce postulat en forme d’évidence selon lequel les femmes seraient naturellement responsables du bien-être émotionnel de leur entourage. Je le ferai en partant des travaux d’Arlie R. Hochschild, pionnière de la sociologie des émotions qui, dans The Managed Heart. Commercialization of Human Feeling (Le prix des sentiments), a défini ce qu’elle appelle le « travail émotionnel » en l’envisageant sous ses deux aspects.
Il y a d’abord celui qui se déploie dans la sphère privée (emotion work) et qui consiste à déclencher ou à refouler une émotion de façon à présenter un état d’esprit adéquat à une situation donnée : être heureuse à un mariage, pleurer à un enterrement, se réjouir d’une bonne nouvelle annoncée par un·e ami·e. Ce travail sur soi pour obéir aux « règles de sentiments » se fait sur le