La pandémie du Covid-19 vue d’Afrique
L’arrivée du SARS-CoV-2 en Afrique depuis quelques semaines provoque de nombreux débats et une myriade de réflexions. Beaucoup a été dit et écrit, notamment autour des mesures de distanciations spatiale et sociale en Afrique, des impacts possibles sur les plus vulnérables des décisions gouvernementales ou encore de la fragilité des systèmes de santé, notamment en Afrique de l’Ouest. Nous souhaitons aborder ici des sujets encore peu traités en tentant de montrer comment le SARS-CoV-2 est le double révélateur d’un déjà-vu mais aussi de certaines nouveautés concernant la santé publique, les États et la mobilisation sociale.
(Dis)continuité de la santé publique
La pandémie du SARS-CoV-2 est révélatrice d’enjeux de santé publique dénoncés depuis des décennies. Tous les regards et les attentions sont rivés sur ce seul nouveau virus ; c’est logique et pragmatique, mais le risque est grand de faire perdurer ce que les spécialistes appellent « l’approche verticale », c’est-à-dire lorsque toutes les actions sont orientées vers une seule maladie. En Afrique, une partie importante des financements des actions de santé publique est apportée par des partenaires internationaux qui sont souvent orientés sur une seule maladie ou un groupe restreint comme le paludisme, la tuberculose ou le VIH. Chacun mène son action spécifique sans coordination et sans perspective plus globale de renforcement des systèmes de santé.
La lutte contre le SARS-CoV-2 s’oriente vers la même approche : on voit des interventions ou des recherches financées sans tenir compte des enjeux plus systémiques et récurrents qui seront, encore une fois, mis à mal lors de la prochaine épidémie. Un chercheur a même proposé la création d’un « fonds mondial pour le traitement du coronavirus » ! La santé publique n’est pas une science, pas plus que la médecine. Elle est un champ de pratiques qui devrait être interdisciplinaire mais qui finalement reste très largement influencé par la médecine et l’épidémiologie.
Le SARS-CoV-2 ne fait pas défaut à cette histoire puisque l’on voit qu’en Afrique (comme partout ailleurs) les comités scientifiques ou de gestion de la crise sont en grande majorité composés de médecins (des hommes) spécialistes, oubliant l’expertise par exemple des historiens (le Tchad y a pensé), des démographes, des économistes, des sociologues, et autres experts en sciences sociales. Aucun pays ne semble disposer de tels experts en organisation des systèmes de soin, témoignant aussi d’une absence de formation à cet égard sur le continent.
Mais au-delà des experts scientifiques non médicaux, il manque aussi dans ces comités le point de vue de la société civile (au Sénégal, un représentant des confréries religieuses vient d’être coopté), des savoirs d’expériences des professionnels des services scolaires (fermeture des écoles), des psychologues (confinement et santé mentale) etc. Les acteurs de la société civile commencent à réclamer leur place et, comme en France ou en Angleterre, à interpeller ces experts sur leur mise à l’écart alors que le virus les concerne tout autant. Certains ont lancé un sondage pour mieux comprendre la place de la société civile dans la réponse au SARS-CoV-2.
La santé publique est aussi traditionnellement dominée par des approches individuelles où le comportement des personnes est blâmé au détriment d’une vision holistique de l’humain ainsi que d’une approche globale et politique des interventions dans une perspective de promotion de la santé. La Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé a toujours été peu connue en Afrique et elle est aujourd’hui totalement oubliée. La promotion de la santé est aussi un mouvement qui préconise de se préoccuper des inégalités sociales de santé car la science a montré depuis longtemps que des actions destinées à toute la population sans se préoccuper particulièrement des sous-groupes, notamment des plus vulnérables, ne faisaient qu’accroître les inégalités.
Il est trop tôt pour ces évaluations (seront-elles possibles ?) mais il est évident que les pays africains déploient, pour le moment, des actions sur l’ensemble de leur population en se préoccupant rarement de les adapter à certains groupes en particulier. Une visite dans l’un des marchés de poissons de Dakar ou dans un quartier périphérique est suffisant pour comprendre que personne ne porte de masque (ceux recommandés sont peu disponibles et financièrement inaccessibles), ne travaille ou ne marche à distance des autres car la survie quotidienne est en jeu et les mesures édictées ne sont pas toujours suffisamment expliquées ou comprises.
Comme la médecine, la santé publique fait la promotion de l’utilisation des connaissances scientifiques pour décider de ses pratiques. Or, la crise du SARS-CoV-2 montre combien cela semble difficile à mettre en musique. La plupart des mesures prises par les États sont empruntées aux décisions de la Chine et de l’Europe, sans prendre le temps d’en vérifier la pertinence scientifique (quelle preuve de l’efficacité du confinement ou de la fermeture des écoles ?) et la pertinence sociale (quelle adaptation au contexte ?).
De toutes les façons, la production scientifique, comme la gouvernance des organisations de santé mondiale en général, est dirigée par le Nord depuis toujours, tant les pays du continent n’investissent pas dans la recherche. Un chercheur du Burkina Faso affirmait sur Radio France Internationale le 5 avril 2020 que 95% du budget du département de son institut de recherche en santé publique provenait de l’extérieur. Il fustigeait les gouvernements de la région et les organisations sous-régionales de leur inaction dans ce secteur. De plus, la gestion des connaissances semble défaillante alors que le continent a vécu de multiples crises épidémiques ces dernières années dont il ne semble pas suffisamment s’inspirer.
Pourtant, l’épidémie d’Ebola a permis de constituer une masse considérable d’écrits scientifiques, y compris en français, que seuls les rares chercheurs spécialisés ont lus et maîtrisent. Quels comités de gestions de la crise s’en sont inspirés ? Quels comités ont mis en place une fonction de gestion des connaissances ? Quel institut de recherche a organisé un processus de courtage en connaissances pour s’assurer que les savoirs produits par ses scientifiques sont connus, accessibles et utiles à la prise de décision ? Le Burkina Faso a fait exception dans la région en créant il y a quelques années une unité de gestion et de transfert des connaissances au ministère de la Santé. Mais elle n’a jamais fonctionné alors qu’elle aurait été, aujourd’hui, essentielle pour aider le pays à prendre les bonnes décisions sur la base de preuves (notamment nationales) au lieu d’être l’objet de querelle de pouvoirs comme cela semble être le cas en ce moment.
Nous savons qu’en Afrique, notamment de l’Ouest, les systèmes de santé sont fragiles. Comme en Guinée, tout le monde s’inquiète des conséquences de la pandémie. Mais ce que l’on dit moins, c’est que ces systèmes de santé sont largement sous-utilisés pour de nombreuses raisons (qualité des soins, éloignement, prix, etc.). À peine une enfant fiévreuse sur deux se rend dans un centre de santé car la plupart du temps, sa mère ne dispose pas des moyens nécessaires pour payer les soins, y compris dans un service public. Au Ghana, des hôpitaux publics réclament même aux patients de payer pour l’accès aux toilettes.
Or, personne en Afrique ne semble aujourd’hui évoquer cette question financière qui pourrait participer à l’explication du faible nombre de cas identifiés jusqu’alors dans la région. La prise en charge des malades du SARS-CoV-2 semble gratuite dans la plupart des pays du continent. Mais l’histoire de cette gratuité des soins dans la région montre que les gouvernements (et leur budget) ne sont bien souvent pas préparés à y faire face : ils n’ont pas suffisamment assuré de ressources financières pour rembourser les centres de santé qui soigneront sans contrepartie, et pour constituer des stocks de produits médicaux pour faire face à la hausse d’affluence.
On se rappellera que durant l’épidémie d’Ebola, le recours aux soins des autres malades en Afrique a baissé de 18%. Des experts de l’OMS viennent de manquer une opportunité en réclamant la suspension du paiement des soins alors qu’il faudrait demander leur suppression totale pour favoriser l’accès aux soins de manière globale. Mais pour cela, il faudrait aussi que les gouvernements accordent de l’importance à un système de soin et une santé publique totalement sous-financés, largement dépendant de l’aide internationale et loin de répondre aux besoins des populations.
Au Burkina Faso, le ministère de la Santé a chiffré le coût du plan de riposte au SARS-CoV-2 à 12 milliards de franc CFA (18,3 millions d’euros), tandis que les partenaires de l’aide au développement ont annoncé pouvoir y contribuer pour le moment à hauteur de moins de 5 milliards de F CFA, l’Ambassade de France proposant 36 millions (55 000 euros). Les ressources pourtant disponibles pour la santé ne sont pas suffisamment mobilisées dans la région (le paiement des impôts sur le revenu ou les larges bénéfices des compagnies minières étrangères qui ne payent pas leurs taxes à leur juste mesure). Au Sénégal, le président s’est mis en colère lorsque le 25 mars 2020, il a appris qu’une société minière canadienne, dont le chiffre d’affaires (connu) est de 300 milliards de F CFA en 2019, avait annoncé faire un don de 50 millions de F CFA au Fonds de riposte national (Force-Covid 19) dont le budget est de 1 000 milliards de F CFA !
En revanche, l’arrivée de ce nouveau virus semble révéler de nouvelles pratiques qui touchent la santé publique et les systèmes de santé en Afrique. Évidemment, l’épidémie n’est pas cantonnée à l’Afrique. Les responsables ont donc eu le temps de la voir venir et de pouvoir se préparer. Il est même possible, comme le propose le prix Nobel de la Paix Denis Mukwege, de miser sur la prévention « car nous n’avons clairement pas les moyens de faire face au fléau ». On voit ainsi fleurir des milliers d’initiatives locales et communautaires toutes aussi innovantes les unes que les autres en Afrique, des plus technologiques avec des numéros Whatsapp et des réponses automatiques à des questions sur le virus, jusqu’au plus classiques avec des volontaires circulant dans les quartiers pour sensibiliser la population aux gestes barrières ou des couturières préparant des masques en Wax.
Il existe aussi une mobilisation pour chercher des financements privés nationaux en parallèle des appels à l’aide internationale. Au Burkina Faso, la Banque Coris a effectué un don de 150 millions de F CFA et la loterie nationale 250 millions de F CFA pour le plan de riposte. Dans certains pays, un appel aux ministres à donner une partie de leur salaire a été lancé. Au Mali, le président vient de déclarer le 10 avril renoncer à trois mois de son salaire (mais à maintenir les élections législatives du 19 avril, reproduisant les erreurs françaises ?) et son premier Ministre à deux mois. Le Malawi a décidé de réduire de 10% les salaires des fonctionnaires pour contribuer au financement de la lutte.
Ce qui semble aussi relativement nouveau est la question des déplacements (ou de la sédentarité) des personnes que le virus impose. Les élites africaines sont souvent décriées par les activistes car elles partent se soigner au Nord dès que le problème est grave et laissent les hôpitaux de leurs pays à leur triste sort. Mais, aujourd’hui, elles ne peuvent plus le faire. Les frontières sont fermées et les vols sont exceptionnels. Elles vont donc devoir se débrouiller sur place, certainement en ayant recours au secteur privé. De même, on commence à voir revenir des migrants ou des ressortissants en bateau, par exemple au Sénégal, de peur de la propagation du virus en Europe.
Ce type de « tourisme médical », ou préventif, est original. Cela n’a pas été sans questionner les communautés locales de la petite côte sénégalaise début avril quant à leur volonté de les accueillir, comme cela a été le cas ailleurs dans le monde avec les bateaux de croisières des riches touristes ou l’Italie qui a refusé de rapatrier des Sénégalais de double nationalité dans des avions affrétés spécialement pour ses ressortissants. Dans la même veine, on a vu des universités européennes et nord-américaines rapatrier d’urgence leurs experts ou leurs étudiants présents en Afrique alors que l’épidémie démarrait à peine mais ravageait déjà leur propre pays. La raison principale était que les frontières allaient fermer mais aussi que les systèmes de santé locaux n’allaient pas pouvoir proposer une bonne prise en charge.
Des États qui agissent
Il faut de ce point de vue souligner la précocité des mesures prises par les États en Afrique, que nous suivons sur un site internet. Tous les pays observent quotidiennement l’évolution de la crise sanitaire et adoptent des stratégies qui jusqu’ici semblent en limiter la propagation. À l’heure actuelle, l’écrasante majorité des États ont réagi à la menace en adoptant des mesures fortes et très diverses allant de la fermeture des aéroports, ports et aérogares, écoles, universités, lieux de cultes et autres lieux publics, à l’interdiction des rassemblements, la régulation des transports publics, le report des élections, l’instauration de l’État d’urgence ou de couvre-feu, voire même de confinement total de plusieurs grandes villes.
En Afrique du Sud, pays le plus touché par le virus, un plan massif de dépistage a été déployé à travers des unités de test mobiles accompagné d’une distribution de gels désinfectants. La quarantaine vient d’être prolongée jusqu’à la fin du mois d’avril. Au Maroc, en plus de la quarantaine, le port du masque est devenu obligatoire pour les personnes autorisées à se déplacer. En Éthiopie, la formation d’équipes de réanimateurs est accélérée et des centaines de respirateurs artificiels ont été commandés à la Chine. Avec 22 cas seulement au 31 mars, le Congo a quand même décidé d’un confinement. Au Nigéria, où Lagos et Abuja sont confinés après deux décès, on a vu le président Buhari participer au défi lancé par le président du Rwanda, Kagamé, à ses pairs autour du lavage des mains. Il est aussi important de noter la généralisation des points de presse quotidiens de l’exécutif et le souci de communiquer sur la maladie pour donner la juste information et éviter la psychose. Jamais sans doute, une riposte sanitaire n’a été aussi massive et universelle sur le continent.
Simultanément, se mettent en place presque partout des mesures fortes d’accompagnement économique et social avec des annonces de budgets très importants. Les gouvernements et les collectivités territoriales sont en effet en train de concevoir et d’exécuter des plans de résilience économique et sociale par le biais de divers mécanismes de protection des entreprises, des travailleurs et des ménages. En Afrique, où la majorité de la population évolue dans le secteur informel, la capacité des États à assurer les besoins essentiels des populations vulnérables sera la principale condition de mise en œuvre de politiques de confinement partiel ou total. Le Burkina Faso a par exemple prévu une prise en charge de 140 000 cas de personnes dites vulnérables (dont on ne sait pas comment elles seront sélectionnées) en leur octroyant 15 000 F CFA de soutien alimentaire pour 14 jours, soit à peine plus de 1 000 F CFA par jour (1,6 €).
Ces mesures et leur caractère proactif sont la conséquence de plusieurs facteurs et notamment d’un processus d’apprentissage, certes timide, mais qui semble opérant. L’Afrique n’a en effet pas seulement tiré les leçons d’Ebola mais aussi de l’expérience récente de la Chine. En République Démocratique du Congo, où Ebola a connu un cycle de dix épidémies et vient de revenir au-devant de la scène le 10 avril, ces retours ont créé une certaine professionnalisation des acteurs de la santé qui ont été mis à profit contre le SARS-CoV-2. Avec peu de cas, la capitale Kinshasa a été mise en quarantaine.
Parmi les impacts d’Ebola en Afrique de l’Ouest, on soulignera la mise en place les Centres des Opérations d’Urgence sanitaires (COUS) ainsi que les mécanismes de mobilisation rapide des ressources humaines, techniques, financières au niveau national. Au niveau continental, le Center for Disease Control & Prevention (CDC Africa) est une émanation directe de l’onde de choc provoquée par Ebola. Cette structure a été mise en place par l’Union Africaine en 2016 pour soutenir les initiatives de santé publique des États membres et renforcer la capacité de leurs institutions de santé publique à détecter, prévenir, contrôler et répondre rapidement et efficacement aux menaces d’épidémie. On peut toujours questionner l’efficacité de ces institutions très bureaucratiques et budgétivores mais, de fait, elles sont là et elles changent le paysage institutionnel de la santé.
Enfin, il ne faut pas sous-estimer les impacts d’Ebola au niveau du personnel médical mais surtout au niveau des chercheurs en sciences sociales qui ont pu mesurer l’importance décisive de la communication sur les risques et l’engagement communautaire dans la lutte contre les épidémies. Les leçons sont parfois en train d’être appliquées. L’équipe de socio-anthropologues qui a récemment été déployée par le COUS du Sénégal à Touba – capitale de la confrérie musulmane des Mourides, forte de plus d’un million d’habitants, premier regroupement (cluster) de l’épidémie dans le pays – était dirigée par un socio-anthropologue familier du terrain guinéen lors de la crise d’Ebola.
Touba a en effet accueilli le premier cas confirmé de nationalité sénégalaise en provenance d’Italie. Cette personne a infecté 23 contacts provoquant ainsi le premier cycle de contamination communautaire. Se fondant sur l’expérience d’Ebola, le travail des socio-anthropologues a consisté à co-construire des réponses culturelles adaptées en s’appuyant sur le leadership religieux, les associations de femmes et les réseaux de jeunes. Aujourd’hui, la contamination communautaire a été stoppée et les résultats provisoires sont a priori positifs.
L’engagement communautaire s’est exprimé de diverses sortes allant des images du Khalife Général des Mourides en train d’utiliser de l’alcogel, la restriction de l’accès à la grande mosquée de Touba, de l’arrêt des rassemblements des dahiras (groupe d’étude et de prière) à la sensibilisation faite à partir de voitures privées sillonnant rues et villages avec des hauts-parleurs, des distributeurs de savon publics, le nettoyage des marchés, etc. En Côte d’ivoire en revanche, où les leçons d’Ebola n’ont semble-t-il pas été capitalisées, on a noté une forte défiance populaire. Récemment, des jeunes de Yopougon ont brûlé un centre de santé en signe de protestation contre l’installation d’un centre de prise en charge des malades du SARS-CoV-2.
Les défis que le SARS-CoV-2 pose aux États africains dépassent toutefois les seules dimensions sanitaire et économique. Les enjeux se posent aussi sur le plan de la gouvernance démocratique, de la protection de l’État de droit et de la préservation des libertés publiques et individuelles en temps de crise. Il est à craindre en effet que, comme pour la menace terroriste, l’argument de la sécurité sanitaire associé à l’urgence de la situation ne soit utilisé comme justificatif ultime pour le retour d’un État autoritaire, toujours prompt à refaire surface. Les scènes de brutalités policières enregistrées dans de nombreux pays en sont un signe inquiétant. Au Kenya où on parle de deux morts, le président Uhuru Kenyatta a dû présenter des excuses publiques devant l’excès de zèle policier pour imposer le couvre-feu.
Ce spectre est d’autant plus sérieux que les parlements sont en train de donner les pleins pouvoirs aux exécutifs, rendant peu audible les voix de l’opposition, au détriment de l’impératif moral d’une union sacrée pour combattre la maladie. Toute aussi fondamentale est la question de l’accès total aux données personnelles et, notamment, à celles permettant la localisation de la population dont bénéficient les États en ces temps de pandémie. Sans contre-pouvoirs fermes, il est très difficile d’éviter le renforcement d’une société de contrôle et de surveillance. Or, la faiblesse des organes de protection des libertés et des informations à caractère personnel est notoire sur le continent. S’il est vrai que la gouvernance de crise impose des mesures exceptionnelles et une centralisation des pouvoirs autour de l’exécutif, il faut cependant scrupuleusement veiller à la juste proportionnalité des mesures prises relativement aux finalités recherchées. L’enjeu démocratique du SARS-CoV-2 devrait de ce point de vue faire l’objet d’une vigilance particulière.
Mobilisation sociale et engagement communautaire
Même si le « haut » semble plus opérationnel dans la prise en charge du SARS-CoV-2 que lors des précédentes épidémies, les choses les plus décisives, mais les plus difficiles à saisir, se passent « en bas », au niveau des communautés, des groupements, des associations, des individus. La société civile n’attend pas l’État en Afrique, elle le précède presque toujours. On l’a vu avec les conférences nationales souveraines des années 1990, les « Printemps arabes » au début des années 2000 et les mouvements citoyens qui réalisent les alternances. On le voit déjà à un niveau inégalé avec le SARS-CoV-2 en Afrique, comme cela a pu être le cas dans le domaine de la lutte contre le VIH.
Il y a, d’une manière générale, comme une effervescence citoyenne, une sorte d’ardeur solidaire dans laquelle chacun veut faire quelque chose pour éviter que le pire ne se produise. Parfois, la coordination et la collaboration semblent prendre le pas sur le désordre et la compétition. Au Sénégal, les universités publiques se sont réunies pour accompagner le COUS dans sa riposte. Elles ont conçu et livré un outil de télétravail et de télé-enseignement à destination des régions médicales et des districts sanitaires qui gèrent les activités de santé publique locales. L’expertise, adepte de consultation rémunératrice, se fait aujourd’hui bénévole. Des modélisateurs, cartographes, géographes, statisticiens, juristes ou encore informaticiens se mettent au service du ministère de la Santé à Dakar. Les étudiants, connus jusqu’ici pour leurs revendications matérielles, accompagnent très largement la sensibilisation et la prévention. En Côte d’Ivoire, les autorités coutumières s’investissent dans la sensibilisation en installant des haut-parleurs permanents dans de nombreuses communes.
Mieux, devant l’image d’un Occident occupé à s’occuper de son sort, se livrant une guerre sans merci pour importer des biens de santé devenus premières nécessités, la créativité se dispute à l’innovation : les laboratoires de chimie des universités produisent du gel hydroalcoolique, des ingénieurs des FabLab de Thiès et de l’Université Cheikh Anta Diop fabriquent des appareils respiratoires artificiels. En Tunisie, comme au Niger, des masques de protection pour le personnel soignant ont été produits par les ingénieurs du Technopôle privé de Sousse en utilisant l’impression 3D ; leurs homologues sénégalais en ont déjà livré.
Les tailleurs organisés en « bataillons » ont pour objectif, non pas seulement de produire pour la population locale mais même d’en offrir à l’Europe et aux États-Unis d’Amérique. Histoire de retourner le stigmate, l’art se met au service de la sensibilisation et de la santé mentale comme en Égypte et ailleurs en Afrique. Partout, les chaines de télévision et de radios dans toutes les langues sensibilisent en continu et appellent au strict respect des mesures édictées. La lutte mondiale contre le SARS-CoV-2 sera-t-elle une occasion pour les pays d’Afrique de repenser l’organisation et le financement de leurs systèmes de soin et de santé publique ?