International

Géopolitique du Covid-19

Géographe

La propagation du virus, qui ne cesse de s’étendre, suit une logique de diffusion très claire : celle de la mondialisation, et plus exactement de la mondialisation urbaine. De Wuhan à Milan en passant par New York et Lagos, un tour du monde du Covid-19 révèle que la pandémie est non seulement une métaphore mais une enfant de la mondialisation. Elle ne fait que mettre ses pas dans ceux des hommes et ne fait que calquer son rythme, sa vitesse de propagation et sa géographie sur ceux de l’humanité mondialisée.

Ce qui frappe, dans le flot de reportages, de tentatives d’explication, d’articles parus jusqu’ici sur le coronavirus, c’est la focalisation sur l’aspect pandémique (nombre de morts, de personnes infectées, extension de la maladie, etc.) ou politique de la crise (mauvaise gestion de la pandémie par les gouvernants italien ou américain, quarantaine stricte comme en Chine ou souple comme en Allemagne, etc.) ainsi que sur « l’après ». En revanche, étrangement, peu de monde semble s’intéresser à la géographie de la pandémie : où est-elle née ? Comment s’est-elle diffusée ? Quels en sont les principaux foyers ? Pourquoi tels pays sont-ils plus touchés que d’autres ? En clair, qu’est-ce que la pandémie nous dit de notre monde ?

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Hormis la compassion qu’on éprouve nécessairement devant les drames qui se nouent sous nos yeux en Italie, en Espagne et ailleurs, il est nécessaire de garder la tête claire et de décoder la trajectoire géographique du Covid-19. Car même si l’on a aujourd’hui l’impression que le virus s’abat partout, qu’il frappe au hasard aussi bien en Inde qu’en Afrique ou en Iran, en fait, il suit une logique de diffusion très claire : celle de la mondialisation, et plus exactement de la mondialisation urbaine.

Dès l’origine, la mondialisation explique vraisemblablement la naissance du virus dans la province du Hubei en Chine à la fin de l’année 2019. Même si elle demande à être confirmée par les scientifiques, l’hypothèse la plus plausible repose sur l’idée que la chauve-souris aurait transmis le coronavirus au pangolin, et que ce dernier l’aurait à son tour transmis à l’homme. Or, le pangolin est l’un des animaux les plus braconnés au monde. Il existe notamment un trafic illégal très important qui part de l’Afrique (Cameroun, RDC, Centrafrique, Guinée, Gabon, Congo, Nigeria) ainsi que de l’Asie du Sud-Est (Birmanie notamment) et qui a pour destination essentiellement la Chine, où l’animal arrive vivant.

Mais avant de devenir le symbole de la pandémie, le petit mammifère à écailles figurait depuis longtemps comme l’un des symboles du trafic animal international et d’une forme de mondialisation illégale sur laquelle tout le monde ou presque fermait les yeux. Comme les deux pandémies précédentes au début des années 2000 (virus H5N1 et Sras), le coronavirus est donc parti des régions rurales chinoises, où la tradition d’élevages intensifs d’animaux, y compris des animaux sauvages, en dehors de tout respect des conditions élémentaires d’hygiène et sanitaires, perdure, sans que les autorités y aient mis fin. Cette pratique crée un danger pour l’homme quand un virus animal se transmet à l’homme. C’est ce qui s’est passé dans le Hubei dès la fin de l’année 2019.

Malheureusement, l’État chinois a d’abord nié le problème pendant trois semaines, laissant se dérouler les fêtes du Nouvel An chinois qui ont permis au coronavirus de se propager partout, notamment dans la capitale régionale, Wuhan, qui va devenir l’épicentre de la crise et qui va vivre sous quarantaine totale pendant onze semaines. Succès – très médiatisé – de l’opération à Wuhan et en Chine… Mais le virus, lui, s’était déjà diffusé ailleurs. Malgré ce que nous font croire les autorités chinoises avec des chiffres qu’on ne pourra jamais vérifier, il est clair que le coronavirus n’a pas été contenu à la seule province du Hubei. Il s’est très probablement diffusé aux provinces voisines, le Hunan, le Chongqing, le Henan, et aux métropoles, Shanghai et Pékin.

Ensuite, vu les liens commerciaux et humains que la Chine continentale entretient avec Taïwan, Singapour, Hong Kong et la Corée du Sud, il n’est pas étonnant de constater que ces pays sont les premiers touchés par la vague pandémique hors de Chine, au tout début de l’année 2020. Dans un deuxième temps, le virus s’étend à la fois en direction de l’ouest, vers l’Inde, le Pakistan et l’Iran, ainsi que vers le sud suivant en cela les nouvelles routes de la mondialisation : Viet Nam, Thaïlande, Cambodge sont touchés à leur tour. Les flux migratoires sont intenses dans cette partie de l’Asie du Sud-Est transformée en gigantesque « atelier du monde » notamment dans l’industrie textile. Les donneurs d’ordre sont américains, libanais, français, italiens, allemands… À cette époque-là, l’Europe pense encore que l’épidémie sera contenue en Chine et en Asie du Sud-Est. Elle ne réagit pas aux alertes lancées par l’Office Mondial de la Santé (OMS). Fatale erreur.

Le premier foyer (et non pas cas) avéré du coronavirus détecté sur le sol européen le 21 février 2020 se trouve en Italie du Nord, en Lombardie, plus précisément dans la région de Bergame, non loin de Milan. La Lombardie, avec ses 10 millions d’habitants, est de loin la région la plus prospère et la plus performante d’Italie : elle réalise à elle seule 22% du PIB du pays. C’est aussi, avec la Vénétie voisine, la région la plus urbanisée de la péninsule avec son maillage complexe et interdépendant de grandes villes, de villes moyennes, de petites villes et de villages qui a permis la diffusion très rapide du virus, comme Michel Lussault le montre remarquablement dans son article paru dans AOC le 14 avril.

Grâce notamment à son industrie textile et son industrie de la mode mondialement réputée, la Lombardie est connectée à la planète entière. Les fabricants de vêtements, de chaussures ou d’accessoires disposent de succursales, d’usines et de filiales partout, surtout en Asie du Sud-Est. Est-ce par ces relations commerciales que le virus, via quelques individus infectés, s’est transporté de la Chine intérieure à l’Italie du Nord ? On ne le sait pas mais c’est probable.

Toujours est-il que depuis l’épicentre de la Lombardie, le virus a d’abord ravagé Bergame, Brescia et Milan, capitale économique de l’Italie, avant de remonter vers le Nord et de gagner le Tyrol, l’Autriche et la Bavière (le Land le plus touché d’Allemagne actuellement), puis de descendre vers le Sud de la Péninsule, vers Rome, Naples et Bari, heureusement sous une forme moins létale. Ce qui est sûr, c’est que le virus prospère dans les grandes villes. Rien de plus normal puisque celles-ci constituent des concentrés de population dont de nombreux groupes socio-professionnels extrêmement mobiles (hommes d’affaires, commerciaux, artistes, étudiants en échange universitaire, touristes, sportifs professionnels, travailleurs migrants et saisonniers…). L’équation virus / métropole / mondialisation va se vérifier de manière limpide en Espagne.

Fruits d’une certaine forme de mondialisation religieuse, les pèlerinages constituent aussi des foyers potentiels de pandémie et diffusent le virus très rapidement dans le monde.

La façon dont le virus a pénétré en Espagne fin janvier puis début février 2020 est un résumé de la mondialisation. Le 31 janvier 2020, un touriste allemand est testé positif sur l’île de la Gomera dans les Canaries. Le virus est alors présent sur le sol espagnol et il va se propager à tout le pays à la suite d’un deuxième événement : le 19 février, alors que l’épidémie commence à sévir en Italie, 2 500 supporters du club de football de Valence effectuent le voyage en Italie pour supporter leur équipe en 1/8 de finale aller de Ligue des Champions contre l’Atalanta de… Bergame. Le match a lieu au stade San Siro de Milan. Bergame et Milan sont les haut lieux de la pandémie, et vu la promiscuité existant dans les stades de foot et dans les bars pour la « troisième mi-temps » d’après-match, il est évident que nombre de supporters espagnols ont été infectés à cette occasion[1].

Peu de temps après, Valence et surtout Madrid deviennent les principaux foyers du virus en Espagne, ainsi que Barcelone en Catalogne. Madrid (capitale et première ville du pays), Barcelone (capitale économique et deuxième ville du pays), Valence (grande ville touristique, premier port à conteneurs de Méditerranée, premier port de marchandises d’Espagne, troisième ville du pays) : de nouveau, le coronavirus frappe le pays au cœur, là où le double mouvement de métropolisation et de mondialisation a été le plus efficace pour assurer aux métropoles productives et attractives ainsi qu’à leur hinterland prospérité et rayonnement.

La France, quant à elle, est touchée à peu près au même moment que l’Espagne. Le confinement est déclaré le 13 mars. Le premier foyer de coronavirus déclaré n’a, à première vue, pas grand-chose à voir avec le processus de mondialisation. Il s’agit de la région Grand-Est, avec comme épicentre la ville de Mulhouse, quasiment frontalière avec l’Allemagne et la Suisse. Or, comme on le sait maintenant, Mulhouse avait accueilli fin février un très grand rassemblement évangélique avec des fidèles venant du monde entier, y compris d’Italie et d’Asie. Au cours de ce rassemblement, des centaines de personnes ont été contaminées à leur insu et ont ensuite regagné leur foyer non seulement en Alsace mais aussi partout en France, jusqu’en Guyane. À Mulhouse, la situation fut très vite dramatique, les hôpitaux furent débordés et on n’y pratique plus qu’une « médecine de catastrophe » ou une « médecine de guerre », aux dires des soignants.

Ce triste épisode nous rappelle que les rassemblements religieux ou œcuméniques et les pèlerinages (La Mecque, Jérusalem, Lourdes, Saint-Jacques de Compostelle…) mettent en contact des fidèles ou des pèlerins qui viennent de régions très éloignées les unes des autres. Fruits d’une certaine forme de mondialisation qu’on peut qualifier de mondialisation religieuse, ils constituent donc des foyers potentiels de pandémie et ils diffusent le virus très rapidement dans le monde.

L’autre grand foyer français est plus « attendu » : il s’agit de Paris et de l’Île-de-France. Cette région concentre 19% de la population française sur seulement 2,2% du territoire national, et elle présente ainsi des densités de population extrêmement élevées : plus de 1 000 habitants par km² dans la région et jusqu’à 21 000 habitants par km² pour la ville de Paris. En outre, elle concentre un quart de l’emploi national et 31% de la richesse. Très attractive, ville globale, Paris attire des salariés de toute la France, de toute l’Europe et du monde entier. Paris et l’Île-de-France étaient donc, d’une certaine manière, prédestinées à être sévèrement touchées par la pandémie de Covid-19. C’est exactement le même schéma qui s’est produit deux semaines plus tard à New York aux États-Unis.

Les États-Unis, probablement touchés par la pandémie juste après l’Europe, ont perdu des semaines très précieuses en minimisant, par la voix de leur président, l’impact du virus sur le sol américain. Mi-février, le président Trump annonçait qu’il avait bon espoir que la pandémie soit terminée en avril. On sait maintenant que le mois d’avril restera comme le plus meurtrier dans l’histoire du Covid-19 aux États-Unis. Il faudra attendre le dimanche 1e mars pour que soit officiellement annoncé le premier malade atteint de coronavirus à New York, une auxiliaire médicale revenue d’Iran (belle ironie de l’histoire quand on sait que l’Iran est l’ennemi juré des États-Unis). Cela dit, le virus était déjà présent aux États-Unis avant le 1e mars, des centaines d’Américains revenus d’Asie ou d’Europe étant infectés sans le savoir.

Depuis la fin du mois de mars, New York est l’épicentre de la pandémie aux États-Unis, avec une situation sanitaire tout aussi dramatique que dans les pires foyers de crise européens mais démultipliée par les caractéristiques de la ville : ville ouverte et global city par excellence, concentrant 20 millions d’habitants (ville et État) dont beaucoup d’étrangers, hub mondial (JFK), New York est la capitale de l’économie-monde et la bourse de Wall Street en est le cœur. D’un point de vue géographique, New York est une ville à la fois très dense dans l’hypercentre (sur l’île de Manhattan notamment) et assez étalée vers ses périphéries. Enfin, elle est située au cœur de la mégalopolis nord-américaine « BosWash » et ses 60 millions d’habitants. Il ne faut donc pas s’étonner si, à part New York, les grandes villes de la mégalopole, Boston, Philadelphie, Washington, Baltimore, sont touchées à leur tour.

Entre-temps, les autres grandes régions économiques des États-Unis, la Floride et Miami, la Californie et Los Angeles, l’État de Washington, sont également touchés. Dans cet État, Seattle, la capitale, n’échappe pas à la pandémie, au contraire. Le comté de King, qui englobe la ville de Seattle, constitue le principal foyer de Covid-19 aux États-Unis avec New York. C’est à Seattle que le premier cas avéré de coronavirus a été détecté sur le sol américain, le 21 janvier 2020. Le patient était un homme de 35 ans rentré de Wuhan quelques jours auparavant. Pensant avoir dans un premier temps circonscrit le virus, les autorités ont dû acheter en catastrophe des “motels de la quarantaine” pour y placer des personnes fragiles et des sans domicile fixe, au grand dam de la population locale.

Ironie ou plutôt leçon de l’histoire, Seattle fait figure de ville très dynamique, hyper-connectée et à l’avant-garde de la modernité. Elle concentre les sièges sociaux de trois des firmes transnationales les plus puissantes du monde, Boeing, Microsoft et Amazon. À ce titre, et de par sa situation sur la côte Pacifique des États-Unis, elle attire des salariés du monde entier à commencer par l’Asie (Chine, Corée du Sud, Japon, Taïwan…) avec laquelle elle entretient des liens étroits. Enfin, sa proximité géographique, linguistique et culturelle avec la métropole de Vancouver au Canada en fait l’une des régions économiques les plus attractives du pays — mais aussi l’une des zones de contamination potentielle les plus virulentes.

La carte du degré d’intensité de la pandémie sur le continent africain est un décalque de la carte de la mondialisation.

À l’autre bout du continent, le premier cas de contamination au Covid-19 en Amérique du Sud est signalé le 26 février 2020 au Brésil. La personne en question avait voyagé en Italie. À partir de là, le virus va se propager sans heurts pendant tout le mois de mars, notamment dans la capitale économique et première métropole du sous-continent, Sao Paulo. C’est cette ville qui concentre la majorité des cas de Covid-19 même si, entre-temps, l’épidémie s’est propagée aux autres grandes villes du pays, Rio et Belo Horizonte. Les autres métropoles d’Amérique latine, Buenos Aires, Bogota, Caracas, sont aussi les plus touchées et font office de porte d’entrée du virus sur le sous-continent, virus qui ensuite se répand aux villes moyennes et aux régions de l’intérieur.

Du fait des deux tendances fortes à la métropolisation et à la littoralisation de l’économie latino-américaine, ce sont les métropoles côtières qui sont de loin les plus touchées par le virus. Par leurs ports de commerce, leur aéroport international et leurs firmes transnationales, ces métropoles reçoivent et émettent des flux incessants d’hommes et de marchandises. Ce sont donc des proies de choix pour le virus. Certaines sont d’ores et déjà dans des situations critiques puisqu’à la crise sanitaire s’ajoute la pénurie alimentaire.

Ainsi, Guayaquil, deuxième ville d’Équateur avec 3,6 millions d’habitants, qui s’enorgueillit sur Wikipedia d’être « un port très actif », « l’aéroport international le plus moderne du Sud » et « la gare de bus la plus moderne d’Amérique latine », paye un prix très élevé à son ouverture internationale. La « perle du Pacifique » est aujourd’hui, avec ses rues jonchées de cadavres, la ville-martyr du Covid-19 en Amérique du Sud. Officiellement, le Covid-19 aurait fait 120 victimes en Équateur à la date du 2 avril 2020. Mais comme le montrent les photos et les reportages inquiétants sur Guayaquil, ces chiffres sont très largement sous-estimés. L’Équateur est aujourd’hui le deuxième pays le plus touché du sous-continent après le Brésil.

Longtemps, comme en Europe et en Amérique d’ailleurs, les Africains se sont cru épargnés par la pandémie. Et c’est vrai que lorsque l’on observe la carte mondiale de la pandémie, le continent africain apparaît encore en « blanc », avec moins de 10 000 infections et 414 décès à la date du 3 avril. Mais le blanc pourrait vite virer au gris et même au noir tant les pays africains sont démunis par rapport à la pandémie. La carte du degré d’intensité de la pandémie sur le continent africain s’avère être un décalque de la carte de la mondialisation sur ce même continent. En effet, ce sont les pays les plus développés et les plus ouverts aux flux internationaux, au Nord (Maroc, Algérie, Tunisie, Égypte) comme au Sud (Afrique du Sud), qui sont les plus touchés.

Une étude scientifique récente, publiée sur le site medrxiv.org, tente de dresser la liste des pays africains les plus affectés par le coronavirus. Elle est intéressante car elle croise de nombreux critères qui a priori n’ont pas grand-chose à voir entre eux, comme le nombre de liaisons aériennes quotidiennes de chaque pays avec la Chine. Trois pays ressortent nettement : l’Égypte, l’Algérie et l’Afrique du Sud. Ce sont justement les pays africains qui ont été les premiers touchés. Cette donnée nous rappelle que depuis une dizaine d’années, la Chine a investi en Afrique comme aucun autre pays au monde, qu’elle s’est implantée commercialement presque partout, au point que la « Chinafrique » aurait remplacé la « Françafrique ».

En dehors des pays déjà cités, Lagos (Nigeria), Nairobi (Kenya) et Addis-Abeba (Éthiopie) entretiennent aussi des relations commerciales et aériennes intenses avec des villes chinoises. Ces grandes métropoles africaines sont aujourd’hui à leur tour touchées par le virus. Toute la question est désormais de savoir dans quelle mesure la pandémie va se répandre à l’ensemble du continent africain, ou si elle restera peu ou prou cantonnée aux grandes villes.

Que retenir de ce tour du monde du Covid-19 brossé à très grands traits ? Contrairement à l’économiste Daniel Cohen qui affirme que « le Covid-19 agit comme une métaphore de la démondialisation » (Libération, 19 mars 2020), les faits, plus valides que les prédictions, disent précisément le contraire. Le Covid-19 est non seulement une métaphore mais un enfant de la mondialisation. C’est un « opérateur spatial redoutable » (M. Lussault). Comme toutes les pandémies, il lui faut, pour se développer et se propager, des porteurs de virus mobiles. Or, dans le monde globalisé qui est le nôtre, tout s’accélère depuis une trentaine d’années. Les hommes, les marchandises et les capitaux bougent de plus en plus vite et en tout point du globe.

L’avènement de l’internet, de la téléphonie mobile puis des réseaux sociaux ont achevé de faire de nous des êtres connectés. Cette connection n’est pas que virtuelle, elle est aussi bien réelle. Elle prend la forme de grands événements sportifs, de grands rassemblements religieux, de voyages d’affaires, de congrès, meetings et colloques internationaux, de migrations de travail ou encore de voyages touristiques. Chacun de ces flux connaît depuis trente ans une très nette augmentation. Or, « flux » est le maître-mot de la mondialisation.

La pandémie pourrait laisser la place à une menace bien plus dangereuse : la pénurie alimentaire qui, couplée au réchauffement climatique, pourrait engendrer une crise migratoire sans précédent et une déstabilisation politique.

Les grands gagnants de la mondialisation depuis trente ans sont les points du globe qui réussissent à la fois à capter une partie des flux mondiaux à leur profit et à émettre ou rediriger d’autres flux vers d’autres régions du monde. Les pôles urbains de rang mondial (ville globale, mégalopole, mégapole, métropole mondiale) et leur déclinaison logistique (hub aéroportuaire, complexe industrialo-portuaire, gare centrale) profitent pleinement du double processus de métropolisation et de globalisation en cours depuis une trentaine d’années. De même, la littoralisation des activités confère aux métropoles côtières une prééminence accrue par rapport aux régions intérieures. Ainsi, les plus grandes villes du monde ainsi que les métropoles littorales, dont les habitants se montrent très mobiles et hyper-connectés, sont assurément les grandes gagnantes de la mondialisation.

Et ce sont assurément les grandes perdantes du Covid-19. À ceux qui, en ces temps de grande confusion et de panique, seraient tentés d’y voir une punition divine ou l’ultime avertissement de la nature adressé à l’humanité avant « le grand effondrement », la géopolitique oppose un cinglant démenti. Non, il n’y a rien d’irrationnel ni de punitif dans l’apparition du coronavirus en 2019 et dans sa propagation aux grandes métropoles de la planète en 2020. Même s’il est particulièrement virulent, le Covid-19 ne fait que mettre ses pas dans ceux des hommes et il ne fait que calquer son rythme, sa vitesse de propagation et sa géographie sur ceux de l’humanité mondialisée.

Il commence par frapper la mondialisation en ses cœurs, qui sont aussi les pôles majeurs de l’économie mondiale, puis de là, il s’étend à ses poumons c’est-à-dire aux villes et aux régions de l’intérieur et aux zones rurales. Il touche actuellement ses franges, les favelas de Rio et de Sao Paulo, les townships de Johannesburg et de Durban, les bidonvilles de Mumbai et de Calcutta comme les quartiers-ghettos des banlieues pauvres de Seine-Saint-Denis – autrement dit l’envers du monde moderne et ouvert – car ces espaces qu’on nous présente à tort comme fermés et impénétrables sont aussi, à leur façon (informelle), des acteurs de la mondialisation. Ainsi, au bout du compte, seules des régions situées à l’extrême limite de l’écoumène, comme le Nunavut au Nord du Canada, échapperont au virus mondial, et encore.

Cependant, au sein d’une même population, d’un même pays, d’une même ville, la pandémie ne touche pas tout le monde avec la même intensité. La corrélation entre la structure par âge de la population et le taux de létalité du Covid-19 recoupe en bonne partie la géographie jusqu’ici établie : c’est dans les zones urbanisées des pays développés, où la proportion de personnes âgées de plus de 70 ans est plus importante que la moyenne, que le Covid-19 frappe le plus.

En clair, les pays de la Triade (États-Unis, Europe de l’Ouest, Japon), ceux où la population est vieillissante et où l’espérance de vie est la plus élevée du monde, sont proportionnellement plus touchés que d’autres pays nettement moins développés mais à la population beaucoup plus jeune comme ceux d’Afrique sub-saharienne. Ce à quoi il faut tout de suite objecter que la promiscuité, les systèmes de santé fragiles de ces pays et leur manque de moyens les expose malgré tout à un risque de contamination.

Par conséquent, nous ne sommes pas tous égaux devant la lutte contre le virus ni face à ses conséquences pour « l’après ». Dans la gestion de crise elle-même, force est de constater que les rares pays qui ont anticipé, ne serait-ce que de quelques jours, l’arrivée sur leur sol de la pandémie enregistrent aujourd’hui un nombre de personnes infectées et surtout de décès nettement moindre que les autres. Que ce soit en fermant leurs frontières précocement (République tchèque, Slovaquie, Hongrie), en dépistant systématiquement la population (Corée du Sud, Taiwan) ou en plaçant les zones touchées en quarantaine stricte (Chine), les pays ayant pris la menace au sérieux et arrêté tout de suite des mesures exceptionnelles ont réussi à contenir la pandémie.

En revanche, tous ceux et ils sont nombreux, de l’Inde aux États-Unis, du Royaume-Uni au Brésil, de la Russie à la Turquie, dont les gouvernements n’ont pas pris à temps les mesures qui s’imposaient alors qu’ils savaient que la pandémie allait les frapper à leur tour, ceux-là payent la négligence coupable de leurs dirigeants au prix fort[2].

Pour ce qui est de l’après-pandémie, même si la ville de New York, la Lombardie, la Catalogne, la région madrilène, londonienne ou parisienne ont payé, paient ou paieront un lourd tribut humain à la pandémie, elles s’en remettront et leurs économies aussi, car elles en ont les moyens financiers. De ce point de vue, je crois davantage à une re-mondialisation rapide des échanges et à une re-connection des flux après la crise qu’à une démondialisation. Par contre, les pays pauvres d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie risquent fort d’être durablement affectés par le Covid-19, et de plusieurs manières.

Vu la faiblesse du système médical et l’impossibilité pour la plupart des États de faire strictement appliquer des mesures de confinement à une population qui a besoin de travailler pour survivre, le virus se propagera et continuera à faire des malades et des victimes, même en nombre relativement faible. Mais si l’on en croit le dernier rapport de l’ONG Oxfam, la pandémie pourrait laisser la place à une menace bien plus dangereuse : la pénurie alimentaire, qui, couplée au réchauffement climatique, pourrait engendrer une crise migratoire sans précédent et une déstabilisation politique. Ces États seront alors dans un tel dénuement qu’ils seront dépendants de l’aide humanitaire et économique des pays riches.

D’un point de vue géopolitique, le Covid-19 agit ainsi comme un puissant révélateur (au sens photographique du terme) des failles de ce que le géographe Olivier Dollfus appelait le système-monde, qui sont les failles du capitalisme mondialisé. Comme une sorte de face sombre de la mondialisation, le virus risque fort d’accroître les inégalités déjà béantes entre pays riches et pays pauvres, entre métropoles sur-développées et métropoles sous-développées, entre monde fluide et connecté au « Nord » et monde pauvre et englué dans ses insolubles problèmes intérieurs au « Sud ». Telle est l’amère leçon géopolitique du Covid-19 : les villes globales et les pays développés ont été les premiers touchés par la pandémie, mais à long terme, les grands perdants seront les pays pauvres et émergents. Les cadavres jonchés à même le sol de Guayaquil sont là pour nous le rappeler douloureusement.


[1] Dans le domaine des matchs de football de Ligue des Champions où l’appât du gain et des recettes des droits télévisés l’emportent sur le principe de précaution élémentaire, la France n’a aucune leçon à donner. Le 26 février 2020, soit une semaine après le match de Valence contre l’Atalanta de Bergame, l’Olympique lyonnais recevait lors d’une « soirée de gala » le club italien de la Juventus de Turin dans un stade plein à craquer au sein duquel 3 000 supporters italiens avaient trouvé place, malgré la peur et les polémiques. Le football, sport-roi en Europe, est aussi un acteur de la mondialisation et un potentiel vecteur de virus.

[2] Sur ce point, il faut noter que les dirigeants des six pays en question sont tous des hommes notoirement égocentriques, ambitieux et imprévisibles, qui ont d’autant moins voulu prendre au sérieux la pandémie à ses débuts qu’ils sont habités par un sentiment d’invincibilité. En se moquant de l’épidémie, en niant l’évidence puis en tergiversant alors que la raison commandait d’agir, ils ont exposé leur population à une vague épidémique sans précédent et portent une lourde responsabilité dans le chaos qui s’est ensuivi. Vu leur profil psychologique, il est très peu probable qu’ils fassent amende honorable après la crise et qu’ils se jugent eux-mêmes. L’histoire, elle, les jugera-t-elle ?

Boris Grésillon

Géographe, Professeur à l'Université Aix-Marseille, Senior Fellow de la fondation Alexander-von-Humboldt (Berlin)

Notes

[1] Dans le domaine des matchs de football de Ligue des Champions où l’appât du gain et des recettes des droits télévisés l’emportent sur le principe de précaution élémentaire, la France n’a aucune leçon à donner. Le 26 février 2020, soit une semaine après le match de Valence contre l’Atalanta de Bergame, l’Olympique lyonnais recevait lors d’une « soirée de gala » le club italien de la Juventus de Turin dans un stade plein à craquer au sein duquel 3 000 supporters italiens avaient trouvé place, malgré la peur et les polémiques. Le football, sport-roi en Europe, est aussi un acteur de la mondialisation et un potentiel vecteur de virus.

[2] Sur ce point, il faut noter que les dirigeants des six pays en question sont tous des hommes notoirement égocentriques, ambitieux et imprévisibles, qui ont d’autant moins voulu prendre au sérieux la pandémie à ses débuts qu’ils sont habités par un sentiment d’invincibilité. En se moquant de l’épidémie, en niant l’évidence puis en tergiversant alors que la raison commandait d’agir, ils ont exposé leur population à une vague épidémique sans précédent et portent une lourde responsabilité dans le chaos qui s’est ensuivi. Vu leur profil psychologique, il est très peu probable qu’ils fassent amende honorable après la crise et qu’ils se jugent eux-mêmes. L’histoire, elle, les jugera-t-elle ?