Santé

Urgence thérapeutique, controverses et production de la preuve dans l’espace public – à propos de l’hydroxychloroquine

Sociologue et Politiste, Ingénieur agricole et économiste

Alors que le British Medical Journal vient de publier deux études concluant à l’inefficacité de l’hydroxychloroquine, revenons en détail sur ce que la controverse française autour de cette molécule nous apprend de la manière dont on produit de la connaissance publique sur des questions médicales et technologiques.

Ces dernières semaines, Didier Raoult est apparu comme le nom d’une surprenante disruption dans la manière dont la connaissance publique des thérapies est produite. La controverse publique qui s’est noué autour de l’usage thérapeutique de l’hydroxychloroquine est en effet assez exceptionnelle : comment se fait-il que nous en venions à dépendre d’une personne pour nous mettre d’accord sur cette thérapie ? Par quel phénomène notre connaissance publique en vient-elle à dépendre d’un praticien et professeur, aussi capé soit-il ?

Pourquoi l’IHU (Institut hospitalo-universitaire) et la Timone deviennent-ils le centre semble-t-il unique de démonstration de la valeur d’une thérapie — centre tellement central que le centre habituel, celui du pouvoir incarné qu’est le président de la République, juge important de s’y déplacer ? Ces questions nous mènent sur des réflexions qui ne concernent pas que Didier Raoult, les méthodes pour les essais cliniques, ou la crise de la pandémie.

La première chose à rappeler, pour dépersonnaliser le débat, est que les décisions concernant les usages autorisés des médicaments ne se fondent pas uniquement sur des connaissances scientifiques. Elles sont pleines d’incertitudes, et traversées par des lignes de débat qui sont autant éthiques, médicales, qu’expérimentales et statistiques. Le soin et la décision thérapeutique sont inséparables d’autres questions, par exemple méthodologiques et éthiques, sur la manière dont on teste les produits. Didier Raoult a opposé dans le journal Le Monde une éthique du soin, du praticien de la thérapie, au méthodologisme supposé des essais cliniques.

Une telle opposition ne résiste pas à l’analyse. Comme l’a rappelé Amélie Petit dans un article d’AOC, mais aussi Luc Berlivet et Ilana Löwy dans les pages du Monde, les réformateurs thérapeutiques qui ont conçu les standards contemporains de l’essai clinique étaient aussi des soignants animés par une morale thérapeutique ; des médecins qui visaient, par l’outil statistique, une forme de justice thérapeutique, une objectivité des décisions cliniques afin que celles-ci dépendent moins des jugements de cliniciens influents.

Les décisions d’autorisation des médicaments, ou d’extension de leur usage à de nouvelles indications thérapeutiques, sont toujours et nécessairement traversées par ces débats. Les recherches de Boris Hauray – l’un des seuls à avoir observé les experts chargés de décider de l’autorisation d’un médicament – ont levé le voile sur les pratiques des comités d’experts. Les résultats des essais sont-ils fiables ? Quand le médicament sera utilisé à grande échelle, quels sont les risques liés aux effets secondaires ? Le médicament proposé est-il vraiment nécessaire dans l’arsenal thérapeutique existant ? Son coût (pour l’individu et pour la collectivité) est-il justifié, au regard des bénéfices thérapeutiques supplémentaires ? Chacune de ces questions se pose à chaque cas d’autorisation d’un médicament pour un usage donné. Et les médecins, toxicologues, épidémiologistes, chimistes, infectiologues, immunologistes, experts réunis dans des comités pour en juger, y donneront des réponses diverses. Ils s’entendront grâce à des modalités institutionnelles de délibération et d’accords éprouvés dans le temps.

Toutefois, la définition des thérapies crédibles (au sens donné à ce terme par Daniel Carpenter) ne repose pas que sur ces comités d’experts. Crédibilité des thérapies implique crédibilité de l’information sur les thérapies. En temps normal, des professionnels s’en chargent, à travers des méthodologies conventionnelles, et ce depuis différents espaces professionnels : centres d’essais cliniques, revues médicales, agences de régulation, système de pharmacovigilance, hôpitaux. La connaissance publique des thérapeutiques est crédible lorsqu’elle circule dans ce réseau d’acteurs. Les essais cliniques sont un élément de la chaîne qui sont réalisés de plus en plus souvent par des organismes privés, qui en transmettent les résultats aux autorités publiques. Les comités d’experts définissent ensuite les usages thérapeutiques, en définissant des protocoles au plus précis : dosages, modes d’administration, etc. La définition du prix du médicament, basé sur les informations produites par les économistes, aidera à trouver le bon réglage également, encourageant ou décourageant l’achat du produit.

Plus tard, les informations sur les effets indésirables du produit permettront d’ajuster les prescriptions. C’est du moins la promesse (pas toujours tenue) de la pharmacovigilance. Les retours des patients et des prescripteurs, les essais supplémentaires, tout cela alimentera la connaissance du médicament, et aidera à produire cette crédibilité thérapeutique, cet élément de fiabilité, ou de confiance, publique, dans le traitement. Cette politique de la connaissance thérapeutique échoue, avec des conséquences dramatiques, quand des frontières sont érigées et que la connaissance ne circule pas. On pourra relire tout ce qui a été écrit sur le cas du Médiator, et sur la formidable enquête pharmacologique qu’Irène Frachon a dû mener pour établir les liens entre Médiator et valvulopathie.

Ce qui frappe aujourd’hui n’est pas le manque de connaissances scientifiques dans l’espace public, mais un trop-plein de culture ou de langage scientifique.

Qu’est-ce que la controverse autour de la promotion du traitement à l’hydroxychloroquine par Didier Raoult nous dit de la manière dont on produit de la connaissance publique sur des questions médicales et technologiques ? La première évolution que cela nous amène à relever, c’est le fait qu’il est devenu politiquement efficace de faire des arguments dans l’espace public à partir du registre scientifique. Cela n’a pas été toujours le cas, loin s’en faut. Mais dans notre ère où les sciences sont pleinement entrées en société, il est devenu légitime d’employer le registre de la donnée, de la preuve, de la quantification des choses, pour prendre position. De ce point de vue, le contexte de la crise du coronavirus n’apporte rien de nouveau. Il prolonge ce contexte que l’on a un peu vite qualifié de contexte de post-vérité.

Mais contrairement à l’opinion courante, il ne s’agit pas d’une défiance généralisée à l’égard de la science mais bien du fait que la science est mobilisée systématiquement car chacun s’ingénie à l’employer pour vaincre dans un champ de force. L’historien des sciences Steve Shapin le disait il y a quelques mois dans un texte sur la post-vérité : ce qui frappe aujourd’hui n’est pas le manque de connaissances scientifiques dans l’espace public, mais un trop-plein de culture ou de langage scientifique. Bien sûr, la pluie d’énoncés mal renseignés sur les réseaux sociaux rendra cette affirmation assez dure à avaler, notamment pour qui fait profession de l’enseignement et de la recherche scientifiques.

La production intentionnelle d’ignorance, ou de confusion comme l’a bien décrit Mathias Girel dans les pages de ce journal, ne pourra aisément être admise comme relevant de la science, qui répond à des normes bien différentes. Toutefois, c’est bien ce qui se passe. La confusion est bien entretenue par l’intermédiaire de l’usage de la science. Néanmoins, ce qui marque la période, c’est l’usage systématique des énoncés scientifiques à des fins stratégiques, c’est-à-dire la prétention à faire valoir ses positions et augmenter son pouvoir en s’appuyant sur l’autorité culturelle de la science qui reste non entamée.

Dans ce moment de crise du coronavirus, la plupart des questions en débat l’illustrent, au-delà de la question du traitement à l’hydroxychloroquine, du reste. Didier Raoult, toujours dans sa tribune dans le journal Le Monde, dénonce la mathématisation de la décision thérapeutique, et la divination dont relèverait la prédiction épidémiologique sur base de modèles mathématiques. Avant d’être un dénigrement d’une discipline, son intervention marque le fait que l’on est en mesure d’entendre ce type d’arguments dans l’espace public, que c’est un registre d’expression potentiellement efficace, car partagé. De fait, le temps de la crise est un temps pendant lequel chacun s’arme des informations scientifiques qui circulent, se documente et argue de la biologie des virus, sur l’épidémiologie et les manières de compter les cas de contamination, les morts, les taux de reproduction, etc. A-t-on jamais autant parlé dans l’espace public de modélisation mathématique ?

C’en est à un tel point que les épidémiologistes ont besoin de faire la police et de se remettre au centre des débats, en écartant ce qu’ils dénoncent comme de l’armchair epidemiology — les affirmations des épidémiologistes en chambre, qui assènent leurs corrélations et prédictions sur le pic de l’épidémiologie à coups de tweets. Il faut donc prendre au sérieux le fait que l’on fasse aujourd’hui des sondages sur l’efficacité d’un médicament — une chose qui ne se décide habituellement qu’à coups de longues expérimentations sophistiquées, statistiquement validées. C’est la rançon du succès de la science comme registre d’expression et de mobilisation politiques.

Le deuxième élément de contexte qui parait jouer sur cette affaire, est bien traduit par l’expression choisie par les politistes Bastien François et Erik Neveu il y a plus de vingt ans, pour parler de la structure de nos espaces publics : des espaces qu’ils disaient « mosaïques », depuis lors largement restructurés par l’émergence de nouveaux sites de débats appelés « réseaux sociaux ». L’espace public numérique est un espace public restructuré où ce qui est débattu dans les arènes publiques habituelles – à la fois médiatique, parlementaire, judiciaire, etc. – est simultanément prolongé et recadré par ces nouveaux espaces que sont les réseaux sociaux. Une fois déployés dans ces réseaux, les débats se restructurent, se polarisent au sein de chambres d’écho que sont les communautés politiques en ligne.

La science comme registre d’expression politique et la restructuration de l’espace public par le numérique se combinent pour produire un éclatement de la manière dont on peut établir des vérités publiques.

Les opinions qui s’y construisent influent en retour ce qui se passe dans les arènes publiques hors-ligne, y rendant particulièrement difficile d’émettre un discours non-conflictuel. Le problème, de ce point de vue, est moins la diffusion d’informations fausses, que le fait que chacun cherche et trouve son public ou sa communauté politique à mobiliser, par l’intermédiaire de ces espaces. En résulte là aussi une confusion, un degré de partage d’informations et de repères communs très limité. Les multiples débats sur l’hydroxychloroquine et l’évaluation de son efficacité l’illustrent. Les professionnels invités sur les plateaux TV qui rappellent les caractéristiques d’un essai clinique rigoureux pour expliquer que l’efficacité de l’hydroxychloroquine n’est pas encore prouvée l’ont vérifié à leurs dépens. Leur difficulté à convaincre tient à ce qu’ils sont dans une arène structurée par des opinions et des oppositions forgées dans d’autres parties de l’espace public.

C’est sûrement cela que Didier Raoult a le mieux compris, lui qui a complètement réarticulé la politique du médicament – les réseaux des sites bureaucratiques et professionnels évoqués plus haut, dans lesquels se fabriquent les avis communs sur l’usage thérapeutique – et l’espace public. Lui qui a, en vérité, fait imploser le premier en publicisant la question de la décision thérapeutique. Le fait le plus surprenant, de ce point de vue, est moins l’attitude de Didier Raoult, que le recours proprement stupéfiant à la pétition de la part d’un ancien ministre la santé, revenu pour un temps à la médecine, pour faire autoriser l’usage de l’hydroxychloroquine pour cette indication — lui qui a été, comme ministre, l’organisateur et le garant d’une politique du médicament et de la crédibilité de son agence.

Si l’on résume ce dont Didier Raoult est le nom, c’est le fait que l’espace public devient un espace quelque peu fracturé, où coexistent des communautés d’opinions sur la science, qui fabriquent la connaissance qu’elles considèrent comme crédibles selon des critères distincts. La science comme registre d’expression politique et la restructuration de l’espace public par le numérique se combinent pour produire un éclatement de la manière dont on peut établir des vérités publiques. Michel Foucault offre un prisme de lecture puissant pour le comprendre, celui des « régimes de véridiction ». Il soulignait par cette expression que la vérité est le produit du respect d’un système d’obligations, d’un ensemble de règles grâce auxquelles un énoncé peut passer pour vrai.

Les énoncés crédibles sur les effets bénéfiques et indésirables du médicament sont, en temps de « paix », c’est-à-dire hors-controverse, le fruit de ce qu’on pourrait appeler un régime administratif de véridiction : un régime appuyé sur un système de règles défendues à la fois par des bureaucraties et des organisations professionnelles – les hôpitaux, les centres d’essais cliniques, les agences de régulation – qui garantissent la validité de ce qui est dit et synthétisent cette vérité pour la traduire en une décision qui s’impose à nous. Mais faire des faits une vérité partagée est réalisable grâce à différents ressorts.

Celui de l’essai clinique, de la quantification statistique, des grands nombres, de la dépersonnalisation du jugement clinique en est un. Celui de la conformité à ce qui est conventionnellement et internationalement considéré comme le protocole qui doit être suivi, en est un autre. Celui de la vérité de ce qui soigne, et de ce qui soigne efficacement au moment où l’on en a urgemment besoin, en est une autre. Celui de la transparence, du résultat immédiatement publié et partagé, en est un supplémentaire.

Chacun de ces régimes de véridiction s’appuie sur des espaces publics définis, et un réseau d’énonciateurs des vérités. Dans le moment de la crise et de la circulation accélérée des énoncés scientifiques et médicaux, ces régimes de véridiction s’affrontent. La production d’une connaissance partagée devient particulièrement difficile à atteindre. Une des réponses des tenants de l’un ou l’autre régime est de tenter d’attirer l’autre dans son monde. Ainsi de ceux qui tentent de rappeler à Didier Raoult les règles du bon essai clinique randomisé, à double aveugle, contre placebo. Mais les tenants de la vérité de Didier Raoult ne prendront ces interventions que comme des dénis de leur droit à dire des vérités.

La régulation de ces débats est un des défis du moment pour nos démocraties. Cette situation devrait conduire à inventer des moyens qui permettent de dépasser ce conflit entre des vérités qui sont produites par des systèmes de véridiction incommensurables. La solution est à rechercher dans une approche plus expérimentale de la décision publique qui n’oppose pas une vérité à une autre vérité, mais qui définisse clairement les conditions d’exploration d’options alternatives et se donner les moyens d’orchestrer les processus d’apprentissage collectifs dans un contexte d’incertitude radicale.


David Demortain

Sociologue et Politiste, directeur de recherche INRAE, directeur du LISIS

Pierre-Benoît Joly

Ingénieur agricole et économiste, directeur de recherche à INRAE

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