Société

Le virus des biais : ce que la crise du Covid-19 révèle du comportementalisme

Sociologue, Sociologue

L’organisation ce vendredi 12 juin par Ogilvy d’une nouvelle édition de Nudgestock, autoproclamé « festival mondial du marketing comportemental et de la créativité », offre l’occasion de se demander si l’on peut vraiment prendre au sérieux ces approches comportementalistes. Réponse aussi solide qu’argumentée de deux sociologues à travers l’analyse d’une vidéo à succès publiée sur YouTube par Olivier Sibony, professeur associé à HEC, et titrée « Biais cognitifs et crise du Covid-19 »…

Depuis sa parution sur Youtube le 7 avril 2020, la vidéo d’un séminaire en ligne d’Olivier Sibony, professeur associé à HEC, est devenue « virale » (s’agissant de la captation d’un séminaire académique d’une durée d’une heure), jusqu’à être vue près de 275 000 fois deux mois après sa mise en ligne. L’auteur a par ailleurs développé des arguments similaires dans la presse écrite (tribune dans le journal Le Monde en date du 25 avril 2020) ou en ligne (conférence diffusée sur la page Facebook de Boma France en partenariat avec l’édition française du Huffington Post et une série d’articles sur LinkedIn).

Intitulé « Biais cognitifs et crise du Covid-19 », ce séminaire entend montrer la pertinence de l’approche comportementale en l’appliquant au cas de la pandémie de coronavirus. Il distingue trois « temps » de la crise (avant, pendant et après) qui, tous, se caractérisent par des erreurs liées à des biais cognitifs. Le succès de cette vidéo reflète celui des thèses comportementalistes dans l’espace public. Nous avons analysé, dans Le Biais comportementaliste, leur poids grandissant au sein de l’économie académique et dans les politiques publiques.

S’il est plus délicat d’en mesurer le poids dans l’espace médiatique, les défenseurs d’une étude du comportement par les « biais cognitifs », les « choix irrationnels », les « erreurs de raisonnement », etc. sont néanmoins bien présents : par exemple, nous avons identifié plus de 160 d’articles dans Le Monde, Les Échos, Libération et le Figaro, publiés depuis 2017, relatant leurs thèses — un nombre presque multiplié par trois par rapport aux quatre années précédentes. Les arguments que développe Olivier Sibony illustrent parfaitement cette approche et les impasses intellectuelles de thèses qui confondent arguments contre-intuitifs et contradictions internes, explications et tautologies. Revenons donc sur ce qui se dit dans cette vidéo.

Aplomb et surplomb

Dans un premier temps, il est difficile de ne pas relever la posture qu’adopte l’auteur durant l’intégralité son intervention. Il s’agit, nous dit-il très vite, d’« essayer de comprendre et non de montrer du doigt ». Et il est vrai qu’aucun responsable de la gestion de crise ne sera désigné durant le séminaire. En revanche, c’est peu dire qu’Olivier Sibony ne se prive pas de juger les uns et les autres, qu’ils soient scientifiques, politiques ou simples badauds : la décision de ne pas reporter le premier tour des élections municipales du 15 mars n’est ainsi pas simplement discutable, mais franchement « invraisemblable » (54mn30). Même des termes a priori neutres comme « croyances » ou « opinions » paraissent connotés négativement dans la bouche d’Olivier Sibony : parler de croyances lui suggère l’analogie avec le fait de « croire au Père Noël ».

À l’occasion, certaines personnes peuvent même être ridiculisées : quoique rapide, l’ironie est bien réelle lorsqu’elle désigne des experts américains, dont on a souligné les erreurs spectaculaires de jugement, comme « the best and the brightest » (19mn30). Olivier Sibony peut même prêter à l’une de ses cibles, le juriste Richard A. Epstein, des propos racistes qu’il n’a pas tenus : tandis que R. A. Epstein critique le système de santé publique italien, Olivier Sibony indique que cela revient à dénigrer les Italiens dans leur ensemble (« sous-entendu, ces primitifs », 17mn). Cela dit, on comprend la hargne d’Olivier Sibony dans la situation actuelle : alors que « personne ne sait rien, tout le monde fait avec aplomb des prévisions précises et catégoriques sur ce qui va se passer dans les mois qui viennent » (55mn50). « Tout le monde », mais qui exactement ? De qui parle-t-il à un tel niveau de généralité ? On n’en saura rien. « Précises », « catégoriques », « avec aplomb » ? En guise d’aplomb et d’arguments catégoriques, le spectateur de cette vidéo ne sera pas sevré.

Qu’est-ce qui autorise Olivier Sibony à juger, depuis son surplomb, le comportement de « tout le monde » ? D’abord, évidemment, le fait de s’inscrire dans la lignée de certains comportementalistes-stars contemporains qui, comme les « prix Nobel » D. Kahneman (avec qui il a écrit un article) et R. Thaler, n’ont eu de cesse de dénoncer ce qu’ils perçoivent chez leurs contemporains comme des « erreurs ». Ensuite, évidemment, la certitude qui anime Olivier Sibony tient largement au fait qu’il évalue le 7 avril des actions qui ont eu lieu pour certaines plusieurs semaines, voire mois, auparavant. Déclarer début avril que la crise économique sera aussi grave que la crise sanitaire, comme il le fait, paraît plus aisé que de le faire avant le début du confinement. Il a alors beau jeu de railler ceux qui n’ont dans un premier temps envisagé la crise du Covid-19 que comme un problème de santé alors qu’« en réalité », c’est bien davantage : ils souffrent du « biais d’illusion de focalisation » (31mn40) qui conduit « les gens » à accorder une importance excessive à un seul aspect d’un phénomène.

Dans certains cas, le raisonnement peut s’accompagner de mises en scène qu’on ne peut qualifier autrement que de malhonnêtes, puisqu’elles consistent à dénoncer un biais en en suscitant un autre — un peu à la manière de ces prestidigitateurs qui attirent l’attention à un endroit pour mieux la détourner d’un autre. Olivier Sibony assure ainsi que « les gens » n’ont pas perçu « assez tôt » que la courbe des contaminations suivait une tendance exponentielle plutôt que linéaire : c’est, dit-il, le résultat du « biais de croissance exponentielle » (10mn05). Sans doute les comportements ainsi dénoncés ont-ils existé, mais aucun élément empirique ne vient à l’appui de cette affirmation. La « démonstration » tient simplement à un effet visuel qui crée, pour les spectateurs, la sensation qu’en effet une tendance exponentielle est difficile à repérer. Mais cette « évidence » est en fait une illusion née d’un choix d’échelle qui invisibilise sciemment le caractère exponentiel de cette croissance.

Olivier Sibony présente d’abord une courbe des contaminations entre le 21 février et le 5 mars, qui est mécaniquement aplatie par un axe des ordonnées étrangement démesuré. « Spontanément », indique-t-il, « les gens pensent » que cette courbe des contaminations va se poursuivre après le 5 mars de manière plus ou moins linéaire. Erreur classique mais, déplore-t-il, tragique : la courbe suit en fait une tendance exponentielle. Il le montre en complétant le graphique par les contaminations enregistrées entre le 5 et le 31 mars — l’échelle des ordonnées, initialement disproportionnée, devient alors adaptée à la représentation. Ceci permet de comparer la courbe des contaminations réelles avec la tendance « spontanément » anticipée, et de prendre donc la mesure de l’erreur. Preuve que cet aveuglement est bien l’expression d’un biais, cette tendance exponentielle était en fait décelable dès le 5 mars : il suffisait de zoomer. Le spectateur est stupéfait qu’« on » ait pu faire preuve de tant de bêtise en construisant un graphique à l’échelle aussi mal calibrée.

En insistant sur l’évolution de la courbe entre le 5 et le 31 mars, Olivier Sibony crée volontairement, si l’on voulait reprendre ses propres termes, une « illusion de focalisation » : il concentre l’attention de ses spectateurs sur une période de temps, supposée présente à tous les esprits mais qui, pour les acteurs qu’il condamne, est tout simplement « le futur ». L’astuce est d’ailleurs révélée par l’illusionniste à la fin de son tour : la tendance invisible était en fait parfaitement visible, il suffisait de savoir regarder (comme, souvent, s’agissant d’un numéro de prestidigitation). Pourquoi donc était-elle invisible ? Pourquoi cette impression que la croissance exponentielle est « spontanément » difficile à déceler ? Parce que la première courbe retraçant les contaminations du 21 février au 5 mars est « écrasée » par une échelle construite pour représenter toutes les contaminations du 21 février au 31 mars. Des épidémiologistes qui auraient dressé la courbe des contaminations par le Covid-19 à la date du 5 mars auraient abouti à celle correspondant à ce qui est qualifié de « zoom » et qui est alors la seule courbe possible.

On voit mal en revanche comment ils auraient pu construire la courbe sur laquelle Olivier Sibony leur reproche à bon compte de s’être fondés : une courbe qui, sans évidemment retracer les contaminations survenues entre le 5 et le 31 mars (comment le pourrait-elle ? Ces contaminations n’ont, le 5 mars, pas encore eu lieu), les intègre tout de même au niveau de l’axe des ordonnées. Ce jeu sur les échelles crée l’effet visuel recherché : celui d’un aplatissement apparent de la courbe dans les premiers temps. On ne peut pas ici employer d’autre terme que celui de manipulation, visant à confirmer une théorie de circonstance concernant la difficile appréhension « spontanée » des croissances exponentielles. Puisqu’on sait que tout le monde, y compris les épidémiologistes, souffre de ce biais, tous les trucages sont bons pour le montrer, tant qu’ils assurent que les spectateurs sont « spontanément » d’accord.

Cet exemple montre bien la démarche qu’adopte Olivier Sibony, à la suite de nombreux auteurs comportementalistes : juger après coup du bien-fondé des décisions individuelles, avec le confort que permet le recul. Si la démarche scientifique repose souvent sur l’analyse rétrospective (en observant « ce qui s’est passé »), la démarche comportementale a ceci de particulier que son regard rétrospectif sert à juger les comportements et les décisions en tirant profit de cet écart temporel. Estimer qu’une décision est « erronée » est tout de même plus commode a posteriori, quand ses conséquences sont connues et que des informations nouvelles sont venues remettre en cause ce sur quoi elle se fondait. Quand il parle le 7 avril 2020, O. Sibony sait (ou plutôt : croit savoir — on ne peut exclure que des révélations ultérieures démentent à leur tour la « réalité » du début avril) des choses que ne savaient pas (ou plutôt : que croyaient savoir), début mars, ceux et celles dont il souligne les « erreurs ». À certains égards, c’est bien dans ce délai qui sépare l’action du regard que porte sur elle le comportementaliste que se niche la possibilité de déceler des « biais » ; sa démarche repose sur une précieuse abolition du temps. Cette posture est commune à la plupart de ces auteurs : se plaçant en arbitres infaillibles du « vrai » et du « faux », du « réel » et du « factice », ils sont amenés à juger, parfois sévèrement, du comportement de leurs contemporains.

Tautologies et lapalissades

Les individus font des erreurs : pour tout comportementaliste, l’affaire est entendue. Ils ne font d’ailleurs que ça, parce qu’ils ont des biais qui les empêchent d’appréhender la situation dans toute sa complexité, dans toute sa « vérité », est-on tenté de dire. Pire encore, la nature même des biais interdit tout espoir. « Un biais est une erreur dont on n’a pas conscience au moment où on la commet et, pour cette raison-là, on ne peut pas apprendre à éviter nos biais. On peut apprendre à ne pas rééditer nos erreurs mais on ne peut pas apprendre à éviter nos biais. » (23mn) C’est bien pour ça d’ailleurs que le nudge cher à R. Thaler et C. Sunstein consiste, plutôt qu’à tenter de transformer les biais, à les utiliser comme leviers pour conduire, à leur insu, « les gens » dans la bonne direction.

Ces biais, il faut d’abord les identifier. Sur ce point, les auteurs comportementalistes ne manquent pas d’imagination. À tel point qu’on dispose aujourd’hui d’un codex en ligne recensant près de 200 biais. Olivier Sibony ne fait pas exception : pas moins de dix biais différents sont évoqués durant l’heure que dure son séminaire. Toutefois, comme souvent, ces « biais » sont une simple appellation savante pour des phénomènes ou des mécanismes parfaitement banals et quotidiens : le comportementalisme ne rechigne que rarement à se payer de mots et peut même aller jusqu’à recycler sans vergogne la sagesse populaire.

Olivier Sibony tombe également dans ce travers en proposant un assez dispensable « biais de modèle mental » qui permettrait de rendre compte des différences de réaction des autorités asiatiques et européennes face au virus : en effet, affirme-t-il, « on va analyser un événement qui se présente à la lumière des événements précédents qu’on a connus » (7mn30). Certains appellent aussi ça « l’expérience », mais il faut admettre que c’est quand même beaucoup moins chic. Ou encore, les « biais d’endogroupe et d’exogroupe » ne sont jamais que la reformulation pédante du bon vieux « ça n’arrive qu’aux autres ». Si les sciences, même sociales, n’ont pas nécessairement vocation à proposer des explications résolument contre-intuitives, il est tout de même regrettable que certaines se bornent non seulement à reproduire un sens commun déjà bien conscient de lui-même (sous la forme de dictons ou d’adages), mais plus encore à l’anoblir en l’affublant d’étiquettes qui « font savant ».

L’approche par les « biais » présente l’immense avantage, pour celui qui l’adopte, d’être infaillible. On l’a déjà dit, Olivier Sibony, comme tous les comportementalistes, analyse les décisions après-coup. Toutefois, cette analyse se dispense de tout matériau empirique : les propos ne sont pas démontrés, ils sont illustrés, tantôt par des articles de journaux ou des couvertures d’ouvrages dont les principes de sélection ne sont jamais spécifiés, tantôt par des graphiques dont les sources ne sont précisées que dans la mesure où elles l’étaient dans les supports (eux inconnus) desquels ils ont été repris. Mais, par surcroît, les « explications » proposées sont strictement ad hoc. On retrouve ici l’un des traits centraux de l’approche comportementale, qui confond l’induction et la simple tautologie : observant un phénomène quelconque, et posant que, par définition, ce phénomène est l’expression d’un biais, le comportementaliste n’a qu’à forger le biais adéquat, dont l’existence sera attestée ensuite par le phénomène lui-même.

Le comportementalisme procède alors de la manière suivante : pourquoi les gens tournent-ils à gauche ? Parce qu’ils ont un biais qui fait qu’ils tournent à gauche : ça s’appelle même le « biais de sinistrisme ». On pourrait penser qu’il s’agit là d’une caricature mais, à nouveau, le « biais de croissance exponentielle » mis en avant par Olivier Sibony montre qu’il n’en est rien. Pourquoi les gens n’ont-ils pas réalisé que le nombre de contaminations suivait une loi exponentielle ? Parce qu’ils ont un biais qui fait qu’ils ne réalisent pas que certaines croissances sont exponentielles : ça s’appelle même le « biais de croissance exponentielle ». CQFD. On voit que cette « explication » n’explique strictement rien. Elle ne fait, au mieux, que nommer différemment les choses (un biais répond souvent à une logique du type « comme son nom l’indique ») : elle est parfaitement redondante avec le réel. Parler de « biais de sinistrisme » n’apporte pourtant rien de plus au constat que, parfois, les gens tournent à gauche. Étiqueter un phénomène à expliquer par un vocable savant qui ne l’explique cependant pas a un nom : la tautologie.

Contradictions internes et universalité factice

Cette approche rétrospective et ad hoc autorise visiblement bon nombre de tenants de l’approche comportementale, dont Olivier Sibony, à rompre avec les critères minimaux de rigueur intellectuelle. Les biais permettant de rendre compte de situations uniques, qu’ils aient des effets variables, voire contradictoires, ne posent apparemment aucun problème. C’est peut-être sur ce point que la démonstration conduite par l’auteur est la plus dérangeante. Le séminaire débute par un faux mea culpa : même les spécialistes de sciences cognitives se sont trompés quant à la gravité de l’évaluation de la crise du Covid-19. C. Sunstein en est l’exemple. Évoquant le « biais de sur-réaction » (c’est celui qui fait que les gens sur-réagissent), il avait indiqué, dans les premiers temps de l’épidémie, qu’elle ne serait pas si grave que ça.

L’histoire lui a donné tort. Mais pourquoi donc ? Parce qu’en fait, il a été victime d’autres biais qui ont joué en sens inverse. Mais donc, quels biais jouent à quel moment ? Faute d’une quelconque méthode pour savoir quel biais se manifeste dans quelle circonstance, on ne le sait par définition qu’a posteriori, et de manière ad hoc. Si Sunstein avait eu raison, le biais de sur-réaction aurait prévalu. Mais puisque Sunstein a eu tort, c’est qu’il a été victime d’un biais de sous-réaction. CQFD. Et l’implication se présente dans ce sens-là, pas dans le sens inverse — signant l’incapacité de prévoir ou d’anticiper quoi que ce soit à l’aide des biais. Ainsi, après avoir proposé un « biais de sinistrisme », suggérons maintenant un « biais de dextrisme » qui « explique » que parfois les gens tournent à droite. Pour savoir lequel des deux biais joue, dextrisme ou sinistrisme, à un croisement quelconque, il suffira d’observer ce qu’a fait X.

Plus encore, un même biais peut être doté d’effets contradictoires, y compris d’un jour sur l’autre. C’est notamment l’utilisation que font les comportementalistes, et à leur suite Olivier Sibony, du « biais de norme sociale ». Réduite à la mécanique et bête imitation, il permet de rendre compte à la fois de la présence massive « des gens » sur les quais de Seine et sur les pelouses des parcs à la veille du confinement, et donc du non-respect irresponsable des consignes, et du respect scrupuleux de ces mêmes consignes une fois le confinement déclaré, expliquant les rues désertes. Il s’agit là d’une conséquence inévitable du raisonnement comportementaliste : quand de prétendues « explications » renoncent à expliquer pour se contenter de « dire les faits » avec de nouveaux mots, il n’est pas surprenant que ces mots ne désignent plus rien de stable, si tant est qu’ils désignent encore quelque chose.

On l’aura compris : de tels raisonnements s’accommodent des contradictions internes les plus criantes. Ainsi, Olivier Sibony indique sans sourciller que les experts se trompent au début de l’épidémie en raison d’un biais de sur-réaction mais aussi, plus tard, en raison d’un biais de sous-estimation. Il ne s’agit pas ici de nier la réalité de ces phénomènes : ils sont bien connus, et les marchés financiers en donnent des exemples régulièrement. Notre interrogation porte sur la plus-value de leur « traduction » dans le vocabulaire des « biais », sur leur « mise en biais » pour employer une expression que nous avons utilisée dans Le Biais comportementaliste. L’opération d’étiquetage (on n’ose dire de rebranding) n’aurait de sens que comme préalable à une réelle enquête : si tous les individus sont dotés de biais contradictoires, quelles sont leurs conditions d’activation ? Comment se fait-il que, dans certaines situations, le « biais de sur-réaction » s’active et que, dans d’autres, ce soit le biais opposé ? Ce sont là les seules questions qui justifieraient une approche comportementale. Il n’en est que plus regrettable que ce soient aussi celles à propos desquelles le comportementalisme reste désespérément muet.

De même, s’il insiste sur l’erreur patente de quinze experts américains sur dix-huit quant à l’évaluation du nombre de contaminations, O. Sibony ne dit quasiment rien des trois autres. Pourquoi ne pas s’intéresser davantage à eux ? Pourquoi le « biais d’excès de confiance » n’a-t-il pas été activé dans leurs cas ? Faut-il y voir simplement l’effet d’un autre biais, comme celui expliquant l’absence de biais d’excès de confiance ? Ou bien peut-être un effet de l’expérience (même rebaptisée « biais de modèle mental ») ? Des réseaux entretenus par ces experts au-delà des États-Unis ? Des ressources dont ils disposent ? Comment rendre compte finalement, de ce que l’on pourrait appeler la distribution sélective des biais ?

Cela ne fait que rappeler que le principal facteur de séduction de l’économie comportementale est surtout sa principale faiblesse. Les biais sont postulés universels. Cela autorise les comportementalistes à ne jamais préciser de « qui » il est question dans leur raisonnement : il s’agit de « on », de « nous », des « gens », de « tout le monde », mais les groupes ne sont jamais spécifiés. Et ils ne le sont pas parce qu’ils n’ont, au fond, aucune importance. En réponse à une question relative aux origines culturelles des biais, O. Sibony peut dès lors répondre : « Il y a [des différences culturelles en termes de biais] mais elles sont relativement faibles : ce qui caractérise les biais, c’est justement leur universalité » (24mn20) avant de poursuivre, à propos d’éventuelles différences genrées, qu’elles sont minimes, même si « les femmes vont se surestimer sur des choses différentes de celles sur lesquelles se surestiment les hommes » (24mn55).

On se doute que pour affirmer une conclusion aussi importante que potentiellement misogyne, O. Sibony peut exhiber de nombreuses études attestant de sa solidité. Dans la vidéo, il n’en dira toutefois pas davantage : cela impliquerait de mentionner (pour ne prendre qu’un exemple) le rôle des socialisations genrées, ce qui annihilerait toute la logique des biais en montrant que cette universalité est illusoire. Reconnaître des différences lui permet d’éviter d’être mis en défaut par toute expérience sociale ordinaire, mais les cantonner à des écarts « relativement faibles » permet de sauver l’essentiel. De toute manière, toute différence de comportements entre les hommes et les femmes pourra être expliquée par des biais de circonstance.

Conclusion : peut-on prendre le comportementalisme au sérieux ?

On aurait pu multiplier les exemples mais on se contentera, en guise de conclusion, de revenir sur certains des enseignements qu’Olivier Sibony propose de tirer de la crise. Il indique, à juste titre, que bon nombre de tenants de telle ou telle cause (opposants à la mondialisation, au capitalisme néo-libéral, à la construction européenne, militants pour l’environnement ou la cause animale, etc.) verront inévitablement dans la crise du Covid-19 la preuve qu’ils avaient raison. Sans surprise, cela s’explique par deux nouveaux biais qui viennent s’ajouter à ceux déjà égrenés pendant ce séminaire : biais de confirmation (qui ne consiste à ne retenir que l’information qui va dans le sens de nos opinions) et biais rétrospectif (qui fait qu’« il n’y a rien de plus simple que de regarder dans le rétroviseur et de tirer des leçons a posteriori », 51mn25).

Le spectateur est alors pris d’un étrange vertige : et si on appliquait aux thèses comportementales leurs propres catégories d’analyse ? Après tout, ce serait un moyen de les prendre au sérieux. On en tirerait une autre série d’enseignements :
– Comment qualifier un raisonnement qui procède exclusivement de manière rétrospective et sans base empirique, pour en tirer des leçons a posteriori, sinon qu’il souffre visiblement de « biais rétrospectif » ?
– Comment qualifier un raisonnement qui, face à un phénomène nouveau, va l’analyser à la lumière des concepts (en l’occurrence les « biais ») qui ont déjà été nommés dans la littérature, sinon qu’il souffre visiblement du « biais de modèle mental » ?
– Comment qualifier un raisonnement qui sélectionne, parmi les faits disponibles, ceux qui permettent de défendre une thèse préconçue (au besoin en manipulant les données), sinon qu’il souffre visiblement d’un « biais de confirmation » ?
– Comment qualifier un raisonnement qui conduit à juger d’une position de surplomb l’ensemble de ses contemporains, sinon qu’il souffre d’un « biais d’excès de confiance » ?
– Comment qualifier, enfin, un raisonnement qui suggère que ses concepts sont purement et simplement universels, et que les différences de culture, de genre, de milieu social, etc. s’effacent devant eux, et qu’ils sont la clé de compréhension de l’univers, sinon qu’il souffre visiblement d’un « biais d’illusion de focalisation » ?

Dès lors, il apparaît que l’approche comportementale n’est ni plus ni moins qu’un amoncellement désordonné de biais dont le pouvoir de séduction tient du trompe-l’œil. La conclusion est ainsi inévitable, et c’est le propos d’Olivier Sibony lui-même qui nous y conduit : au regard de ses propres analyses, le comportementalisme est une erreur dont on n’a pas conscience au moment où on la commet et qu’on ne peut, pour cette raison, éviter. Dans ces circonstances, est-il bien raisonnable de s’y livrer ?


Olivier Pilmis

Sociologue, Chargé de recherches au Centre de sociologie des organisations Sciences Po-CNRS

Patrick Castel

Sociologue, Chargé de recherches au Centre de sociologie des organisations Sciences Po-CNRS

Mots-clés

Covid-19

Racisme, le déni français

Par

Le président de LR, Christian Jacob, affirmait dimanche dernier sur France 5 : « on n’a pas de police raciste, ça n’existe pas ». Pourtant, les sciences sociales ont bien montré ces dernières années la... lire plus