Nuremberg, La Haye, Minneapolis – sur l’état précaire de la justice internationale comme dispositif
Les tensions récentes entre la Cour pénale internationale (CPI) et les États-Unis comme, dans un autre registre, la délicate qualification en droit interne des crimes racistes commis dans ce pays révèlent la fragilité de la justice pénale internationale (JPI) envisagée comme « dispositif » – c’est à dire comme opérateur d’internationalisation des normes judicaires et des causes militantes. En ce sens, le « moment Nuremberg » éclaire plus qu’on ne l’imagine ce dispositif instable, sur lequel pèsent durablement les défauts d’universalisation qui ont présidé à son émergence. En atteste la définition, esquissée en 1945, des crimes racistes en droit international : particulièrement corsetée dans la Charte du Tribunal de Nuremberg, elle n’a guère été transposée en droit national, singulièrement aux États-Unis.
La Haye, mars 2020. La CPI et le précédent de Nuremberg
Le 5 mars 2020, la chambre d’appel de la CPI, sise à La Haye, autorise le Bureau du Procureur de cette juridiction instituée par le Traité de Rome (1998) à ouvrir une enquête sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre commis en Afghanistan par toutes les parties en présence depuis mai 2003. Outre les crimes à grande échelle contre des civils attribués aux Talibans, aux forces afghanes et à l’armée américaine, la requête vise aussi des actes de torture présumés, commis dans des centres de détention secrets de la CIA situés non seulement en Afghanistan mais aussi, depuis juillet 2002, en Pologne, en Lituanie et en Roumanie.[1]
Après avoir dénoncé la décision de la CPI comme illégitime et hostile aux intérêts américains, Donald Trump signe le 11 juin dernier un décret présidentiel (executive order) autorisant des mesures de rétorsion – gel des avoirs et refus de visa – contre les employés de la CPI impliqués dans l’enquête en cours. Ces restrictions sont, à titre d’exemple, comparables à celles qui s’appliquent aux dirigeants iraniens. Il n’est pas indifférent de noter, on y reviendra, qu’elles ont été annoncées dans le contexte d’une mobilisation sans précédent, depuis les années 1960, contre le racisme systémique aux États-Unis, suite au meurtre de George Floyd par un policier blanc à Minneapolis le 25 mai 2020.
Aussitôt la décision de la CPI connue, le Secrétaire d’État Mike Pompeo, la qualifiait « d’action vraiment stupéfiante de la part d’une institution politique qui ne rend de comptes à personne et revêt le masque (masquerading) d’un organe juridique ». Prenons au mot Pompeo : le conflit entre l’administration Trump et la CPI peut être en effet interprété comme une « mascarade » au sens premier du terme, soit un « divertissement masqué », où les enjeux réels sont dissimulés par des arguments publics.
Dans les relations tumultueuses entre le gouvernement des États-Unis et la Cour pénale internationale, la crise en cours est révélatrice de profonds malentendus historiques qui, à leur tour, trahissent des tensions d’ordre socio-professionnel au sein des espaces juridiques nationaux et internationaux. Nous en analysions, en juin dernier, les enjeux en nous concentrant sur le premier acte de cette crise qui a débuté en novembre 2017 lorsque le Bureau de la Procureure de la CPI a annoncé son intention d’ouvrir une enquête en liaison avec le conflit afghan. Les États-Unis ne font pas partie du Traité de Rome – au motif, précisément, du risque que représente, aux yeux du gouvernement, la traduction d’un membre des forces armées devant la CPI. Après une phase de relations relativement apaisées sous la présidence Obama, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump marque un regain de tensions entre la CPI et le gouvernement des États-Unis. Le secrétaire d’État Mike Pompeo et le conseiller à la sécurité nationale du Président, John Bolton, multiplient les menaces… avant de les mettre à exécution. Le 5 avril 2019, ils révoquent le visa de la juriste gambienne Fatou Bensouda, Procureure de la CPI.
Les juges de la chambre préliminaire II rejettent le 12 avril 2019 la demande de la Procureure d’ouvrir une enquête sur les crimes commis en Afghanistan. Selon eux, cette enquête « ne servirait pas les intérêts de la justice » en raison du « manque de coopération » des parties en présence. L’intérêt supposé des victimes (à … l’absence d’enquête) est aussi, de manière caractéristique, longuement évoqué. Toutefois, Fatou Bensouda interjette l’appel et obtient gain de cause le 5 mars 2020 : les juges de la chambre d’appel autorisent la Procureure à ouvrir une enquête en liaison avec le conflit afghan, rejetant les arguments de la chambre préliminaire qui aurait dû, selon eux, « s’en tenir au seul examen des faits ». Or ceux-ci sont accablants pour l’armée américaine si l’on en juge par un rapport de la Commission sur le renseignement du Sénat (2014), faisant état de tortures systématiques, abondamment cité par le Bureau de la Procureure dans sa demande d’ouvrir une enquête.
Arrêtons-nous sur les mobilisations, au sein du champ de la justice pénale internationale[2], contre la décision de première instance, interprétée comme une capitulation de la CPI face à la puissance américaine. Comme on pouvait s’y attendre, les tenants de la JPI ont mobilisé des arguments « historiques » pour contester cette décision. Cinq anciens procureurs internationaux sont ainsi montés au créneau en octobre dernier pour dénoncer un recul préoccupant par rapport « aux développements de la justice pénale depuis Nuremberg. » Ils ont déposé dans la foulée un mémoire au titre d’amici curiae (amis de la cour) comme le leur permettent les statuts de la CPI.
Parmi les signataires, figure en particulier Benjamin Ferencz (né en 1920), membre de l’accusation américaine au TMI et procureur en chef du procès des Einsatzgruppen, qui s’est tenu devant un tribunal militaire américain à Nuremberg en 1947 et 1948. Concluant leur mémoire, les anciens procureurs, citant la déclaration d’ouverture de Ferencz en 1947, rappellent son « plaidoyer pour le droit, au nom de l’humanité » : la décision visée affaiblit le principe d’un « procureur fort et indépendant (…) d’une manière qui va à l’encontre de l’évolution de la justice pénale internationale depuis Nuremberg » (p. 12). On peut penser que ces arguments et ceux d’avocats comme Katherine Gallagher, qui représente au nom du Centre pour les droits constitutionnels de New York, deux victimes de tortures infligées dans les prisons secrètes de la CIA, ont fini par porter.
Le conflit entre l’administration Trump et la CPI met à nu une double faille apparente : au sein du champ du pouvoir américain ; au sein du champ de la justice pénale internationale, si l’on en juge par les avis divergents des magistrats de première instance et d’appel. Toutefois le rapport de force n’est pas stabilisé et le départ, en septembre dernier, de John Bolton et des « lawyers faucons » de l’ère Bush a pu affaiblir le camp néoconservateur. Du reste, la messe n’est pas dite et la CPI ne pourra compter sur la coopération des États-Unis (ni d’ailleurs de l’Afghanistan) dans la conduite de ses investigations.
L’appel au gouvernement américain à « revenir aux sources », c’est à dire à « l’esprit de Nuremberg » réactive le malentendu entre juristes néoconservateurs arcboutés à leur conception exclusive de la souveraineté d’un côté ; juristes libéraux et internationalisés, mutipositionnés dans les espaces académiques, diplomatiques, judiciaires et intergouvernementaux. Surtout, cet appel trahit une conception implicite de l’histoire de la justice internationale contemporaine, qui, selon un récit linéaire et héroïque, aurait connu un développement progressif de Nuremberg à La Haye.
La généalogie est pourtant trompeuse comme nous l’avons récemment montré dans Le moment Nuremberg. Il est vrai que le gouvernement des États-Unis a joué un rôle majeur dans la conception et la mise en œuvre du TMI, confiées à une équipe d’experts inventifs issus de l’élite du barreau. Cependant, dans l’histoire longue du rapport de l’État américain aux normes et institutions internationales, le procès des dignitaires nazis s’inscrit dans la brève parenthèse multilatérale de l’après-guerre, vite refermée.
Qui plus est, ce procès a été un moment d’innovations sous contraintes dont la portée doit être relativisée. En témoigne notamment la définition particulièrement corsetée, en 1945, des crimes racistes en droit international : comme je l’ai montré, cette définition est moins le « reflet » des structures raciales intériorisées par les lawyers (blancs anglo-saxons) au service du gouvernement, au sens de la Critical Race Theory, que le produit de choix délibérés. La crainte de forger une catégorie pénale universelle explique la subordination du « crime contre l’humanité » au contexte de guerre ; ce faisant, les crimes racistes ne relèvent que d’une sphère « domestique » préservée de toute immixtion extérieure. Ils demeurent, au double sens de ce mot en anglais, une « affaire de famille ».
Washington, 2019-20. Les crimes au mobile de la race, une affaire de famille
Parallèlement à la crise entre la CPI et les États-Unis, deux événements récents sont intervenus dans ce pays, traçant une voie possible (mais non certaine) dans la qualification juridique des crimes racistes de type systémique, encouragés ou tolérés par l’État, commis dans le passé, dont la mémoire comme les avatars ne cessent de hanter le présent : l’esclavage des Afro-américains, puis les violences ritualisées dont il furent victimes à l’ère de la ségrégation.
La question des réparations en faveur des descendants d’esclaves
Le 19 juin 2019, la Chambre des Représentants examinait, pour la première fois de son histoire, un projet de loi concernant les « effets persistants » de l’esclavage. Le projet, discuté au sein d’une sous-commission parlementaire, en présence de militants et d’écrivains comme Ta-Nehisi Coates, auteur d’un ample plaidoyer en faveur de réparations paru dans The Atlantic en 2014, paraît modeste : il s’agit de créer une commission chargée de « formuler des propositions » pour remédier aux effets de l’esclavage et étudier des « excuses nationales » pour le préjudice subi par les victimes.[3] Comme l’ont montré plusieurs travaux récents, la question des réparations, discutée depuis la Reconstruction (1865-1876), a été essentiellement posée jusqu’à présent en termes de droit de la propriété : le préjudice subi découlerait avant tout d’une privation de ce droit, non pas de la commission d’un crime international (qu’il s’applique rétroactivement ou non).
La qualification du lynchage comme crime fédéral « haineux » (hate crime)
Après plus de 120 ans de mobilisations sans succès, un projet de loi est déposé à la Chambre des représentants en février 2020 visant à introduire la notion de lynchage dans le droit pénal fédéral au titre des hate crimes – une catégorie introduite par le Civil Rights Act de 1968. La loi porte symboliquement le nom d’ « Emmet Till », victime, en 1955, d’un lynchage dans le Mississipi qui avait particulièrement frappé les esprits et qui hante le roman autobiographique de John Edgar Wideman Écrire pour sauver une vie (2016). L’adoption définitive de cette loi reste pourtant incertaine, comme en atteste le débat houleux sur ce texte, au Sénat, le 5 juin 2020, dans le contexte des manifestations consécutives au meurtre de George Floyd à Minneapolis : dénonçant l’obstruction et la cécité historique de quelques élus républicains, la sénatrice démocrate Kamala Harris, co-rapporteure de la loi, qualifie de « lynchage moderne » le récent assassinat d’Ahmaud Arbery, un jeune jogger noir abattu par des hommes blancs.
Le relatif consensus politique dont a fait l’objet ce projet de loi s’explique sans doute par sa dimension symbolique (et mémorielle). Il a été porté, dans le contexte des attentats racistes de Charleston, Charlotteville ou El Paso, par une coalition réunissant élus, militants et chercheurs, notamment ceux de la Equal Justice Initiative qui, au terme d’une longue enquête, a publié un rapport très détaillé faisant état de près de 4 400 victimes de lynchages, afro-américaines dans leur immense majorité, dans les douze États du Sud et, secondairement, ceux du nord de 1877 à 1950.
Comme je le signale dans mon livre, une campagne en faveur d’un anti-lynch bill est lancée par le célèbre artiste et militant afro-américain Paul Robeson dans l’immédiat après-guerre. Alors que le procès international de Nuremberg entre dans sa phase finale, une marche est organisée à Washington, à l’issue de laquelle Robeson, accompagné d’autres activistes, est reçu par le président Truman. La discussion tourne court lorsqu’une participante suggère d’appliquer les mêmes critères aux auteurs de lynchage et aux dignitaires nazis jugés à Nuremberg. Et Truman de rétorquer que « les problèmes intérieurs sont les problèmes intérieurs ». Fin de l’entrevue.[3]
Le cas de l’esclavage comme celui du lynchage le montrent : les projets législatifs en cours évitent soigneusement toute référence au droit international, en particulier au droit pénal international.[4] Or cet évitement n’est pas fortuit ; il est le produit d’une histoire, celle d’une disjonction, dans le traitement des crimes motivés par une idéologie raciste, entre l’ordre juridique interne et celui du droit international. Une telle disjonction atteste de l’état précaire de la JPI comme « dispositif », c’est à dire, si l’on suit Michel Foucault, comme agencement d’éléments hétérogènes (discours, institutions, dits et non-dits) formant un « réseau » et donnant lieu à des formes de subjectivation.
Le déploiement de la JPI comme dispositif a été longtemps marqué par un déséquilibre entre une impasse institutionnelle et une inventivité militante. La question des crimes racistes est à ce titre au cœur du malentendu évoqué plus haut entre juristes « intéressés » à la JPI et néoconservateurs étatsuniens, elle en constitue sans doute le nerf le plus à vif : après avoir reçu une définition très restrictive à Nuremberg, le crime contre l’humanité (qui inclut expressément les « persécutions pour des motifs raciaux, religieux ou politiques »[5]) a fait l’objet d’appropriations créatives, pour l’essentiel hors du cadre judiciaire institutionnel, par des juristes militants, souvent afro-américains. Les catégories de crime contre l’humanité et de génocide sont ainsi régulièrement mises au travail et à l’épreuve, depuis les années 1940, dans le cadre de mobilisations contre le racisme institué (lois « Jim Crow » dans le Sud, ségrégation protéiforme dans le reste du pays, discriminations structurelles).
Tout en mobilisant le droit international, les militants ont volontiers investi la forme même du procès international. En atteste la pétition « We charge genocide », adressée par William Patterson et Paul Robeson aux Nations unies en 1951, un document particulièrement étayé dont la trame s’inspire de l’acte d’accusation américain à Nuremberg.[6]. On soulignera que l’avocat de la famille Floyd, Benjamin Crump, se situe pleinement dans cette tradition. Ce civil rights attorney africain-américain s’est illustré dans la défense de Trayvon Martin et Michael Brown, deux Noirs respectivement abattus par un voisin à Stanford (Floride) en 2012 et par un policier à Ferguson en 2014 (Missouri). Dans la lignée de la pétition de 1951, il a publié l’année dernière Open Season. Legal Genocide of Colored People. Selon lui, les catégories du droit international, comme celle de génocide, permettent d’appréhender dans la longue durée, la violence raciale systémique qui s’exerce aux États-Unis contre les citoyens de couleur. D’ailleurs, Philonise Floyd, le frère de George Floyd, vient de plaider auprès des Nations Unies pour la création d’une commission d’enquête sur les meurtres de Noirs américains par la police. Aujourd’hui comme hier, les arènes internationales, tant dénigrées par le président Trump, restent malgré tout investies par les proches de victimes et les militants pour faire valoir leurs droits et défendre leur cause.