Politique

Ni retour, ni revanche : Ce que le Covid-19 nous dit de l’État

Juriste

Le caractère extraordinaire – et non exceptionnel – de la crise du coronavirus n’a fait que mettre en exergue une réalité bien moins spectaculaire le reste du temps : oui, l’État est bien là ; non, il n’y a pas de « retour » de sa part en ce qu’il supposerait un recul préalable, de gré ou de force, de celui-ci ; non, il n’y a pas de « revanche », en ce que ce terme impliquerait une volonté de répondre à un mal ou à une injure qui lui aurait été causé(e).

Comme souvent à l’occasion d’une crise dont l’ampleur est inédite, celle relative au Covid-19 a vu fleurir des positions selon lesquelles la situation serait propice au « retour de l’État » ou sonnerait l’heure de sa « revanche »[1]. À la lecture de ces notes, articles ou tribunes, l’on redécouvre pleinement le caractère plurivoque de l’État : tantôt concept, tantôt notion ; tantôt chose, tantôt personne (morale) ; tantôt idée, tantôt idéologie ; tantôt réifié, tantôt institution ; tantôt stratège, tantôt régulateur ; tantôt souverain, tantôt administratif ; tantôt (État-)gendarme, tantôt (État-)providence ; tantôt central ou fédéral, tantôt décentralisé ou fédéré… En fait, la multiplicité des sens que l’on donne à l’État est telle qu’il paraît aisé de dire (ou de faire observer) que la crise sanitaire en cours illustre son retour ou sa revanche.

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Défendre ces thèses et les prendre au sérieux, c’est acter un affaiblissement antérieur de l’État ou, à tout le moins, une relativisation de son rôle en période normale. Au contraire, le caractère extraordinaire – et non exceptionnel – de la crise du coronavirus ne fait que mettre en exergue une réalité bien moins spectaculaire le reste du temps : oui, l’État est bien là ; non, il n’y a pas de « retour » de sa part en ce qu’il supposerait un recul préalable, de gré ou de force, de celui-ci ; non, il n’y a pas de « revanche », en ce que ce terme impliquerait une volonté de répondre à un mal ou à une injure qui lui aurait été causé(e).

La thématique n’est pas nouvelle : lors de la crise des subprimes, l’interventionnisme étatique dans l’économie mondiale sonnait déjà pour certains comme le retour ou la revanche de l’État. De telles thèses mélangent sans doute l’organique et le fonctionnel. Certes, l’État est un « sujet agissant » nous rappelle le juriste Hans Kelsen, qui tel un caméléon voit certains de ses champs d’action ou quelques-unes de ses finalités révisé(e)s, contesté(e)s ou abandonné(e)s. En revanche, l’État, compris comme structure, c’est-à-dire comme forme d’organisation sociale et juridique instituant un pouvoir politique, n’a guère changé. Ce dernier n’a jamais disparu ni même eu à affronter, depuis son institutionnalisation, un concurrent crédible : l’État est toujours là et ne cède de terrain que la parcelle dont il a consenti à abandonner ou à déléguer.

La catastrophe sanitaire ne fait alors que braquer les projecteurs sur un modèle d’unité politique qui ne connait nul équivalent sous nos latitudes. En revanche, ce que nous dit le Covid-19 de l’État, c’est que cette crise, comme les précédentes, est un formidable accélérateur pour renforcer son pouvoir. Il faut alors faire preuve de vigilance car ce raffermissement risque de multiplier l’usage abusif de son autorité. Au-delà de la défaite introuvable de l’État, cette crise nous invite donc à évaluer ses incidences sur l’évolution de son rôle.

Ni retour

La fin de l’État, a minima son recul, réapparaît dans le discours public de façon régulière. Pourtant, on se demande bien où il aurait pu passer. Certes, en raison des multiples acteurs susceptibles de le concurrencer à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières, certains pourraient contribuer à son éviction. Il est vrai que d’autres formes d’organisations politiques, le plus souvent privées (« GAFAM » américain ou chinois, organisations transnationales, ONG, Marché…), parfois publiques (Union européenne en tête) seraient en mesure de relativiser son rôle. Toutefois, à la différence de celles-ci, l’État est une source autonome du pouvoir : tous ces acteurs, à un moment ou un autre, dépendent de lui, en tant que condition nécessaire, mais non suffisante, d’existence. La crise sanitaire ne fait que mettre en évidence son caractère incontournable auquel l’on porte moins attention en période normale. En effet, en tant qu’organisation sociale et juridique, l’État apparaît encore comme la forme d’existence d’une population la plus adaptée et la plus pertinente vers laquelle se tourner.

Comme organisation sociale, il est le plus à même de permettre la mise en mouvement de la communauté politique, peu importe la période. Lorsque son activité est largement affectée par la pandémie, l’individu sollicite l’État pour qu’il le prenne en charge selon sa situation professionnelle (salarié, entrepreneur, artisan…), familiale (avec ou sans enfant) ou sanitaire (maladies chroniques ou non). D’ailleurs, l’individu n’a pas vraiment à demander, l’État lui-même (ré)agit, par exemple, avec l’activation du chômage partiel en France, le versement de 1 000 dollars par foyer sans enfant en fonction des revenus de 2019 aux États-Unis, ou encore, de 100 000 yens pour faire face à la crise du Covid-19 au Japon. Et pour cause, comme le souligne le site internet de l’Élysée, « l’État vous protège ». Or, dans une mesure différente, c’est aussi vers lui que l’on se tourne en temps normal lorsque l’on réclame un nouveau droit, quand le chômage nous frappe, quand l’on souhaite obtenir un titre officiel pour voyager à l’étranger, ou lorsqu’il s’agit de déclarer à l’état civil un nouveau-né.

Ce phénomène continuel n’est autre que le résultat d’une interdépendance entre l’État et les personnes qui composent la communauté politique. En effet, « en tant que sujet, [l’individu] est un produit et un corrélat de l’État[2]». Produit, d’abord, car l’État participe à la division du travail social qui, selon le sociologue Émile Durkheim, différencie et spécialise les individus, ce qui fait apparaître autant de multiplicités subjectives. En cela, l’individu requiert l’État, devenu la forme politique indispensable pour préserver l’individualisation qui le distingue des autres. Corrélat, ensuite, puisque ce dernier a tout autant besoin de l’individu pour garantir la cohésion sociale. En ce sens, en tant qu’institution, l’État mène un effort constant pour se rendre indispensable aux individus et, ainsi, se perpétuer soi-même. En tant qu’organisation juridique, l’État est le plus apte à organiser cette mise en mouvement de la communauté politique. À cet effet, il personnifie l’ordre juridique et se met en action au travers de son « bras armé », l’Administration (centrale et locale), censée concrétiser l’action de l’État au plus près des individus. Dans ce cadre, la relative unité entre le droit et l’État conduit à ce que celui-ci soit à la fois producteur et sujet de droit.

Producteur car il crée des normes juridiques à portée générale et individuelle destinées à orienter le comportement des individus dans leur vie sociale. Il n’y a qu’à ouvrir chaque jour la sélection du Journal officiel de la République française pour constater cette véritable « boulimie normative ». Dévolue à l’encadrement des individus, elle concerne le moment où ils sont autorisés à sortir de chez eux en période de confinement pour courir, la limite des 100 km à vol d’oiseau dans laquelle ils ont le droit de se déplacer sans attestation pendant le déconfinement, la façon dont ils peuvent candidater aux concours de la fonction publique, ou le nombre d’heures de travail hebdomadaire qu’ils sont susceptibles de réaliser en raison de la crise sanitaire. En pareille situation, ce qui paraît spectaculaire, c’est le haut degré d’interventionnisme de l’État. Mais raisonner ainsi, c’est oublier qu’il est « omnicompétent[3]» : il est le seul capable de se saisir de tous les sujets. C’est la raison pour laquelle, en temps normal, sa production juridique est tout aussi impressionnante, même si elle est moins scrutée, tout comme l’est sa capacité à se saisir de n’importe quel sujet : la nationalisation partielle de l’entreprise Alstom en France, l’attribution des fréquences de la 5G, la fermeture des centrales nucléaires en Allemagne…

Sujet de droit, aussi, à travers ses organes et démembrements auxquels l’on impute son activité. Dans ce cadre, l’État doit respecter un cadre juridique pour mettre en œuvre ses prérogatives, mais une crise peut le conduire à les adapter. Dans plusieurs pays, des régimes juridiques d’exception ont été instaurés pour qu’ils soient moins contraints face à la situation sanitaire. Le premier Ministre français peut ainsi procéder à la mesure temporaire de contrôle des prix, rendue nécessaire pour prévenir ou corriger les tensions constatées sur le marché de certains produits (8°, art. L. 3131-15 C. sant. pub.) et ce, à rebours de la libre détermination des prix par le jeu de la concurrence (art. L. 410-2 C. com). La frontière entre crise et normalité est bien plus poreuse lorsqu’est envisagé un dispositif dérogatoire au droit commun qui n’est pas pour autant rattaché à un quelconque état d’exception.

En France, le recours aux ordonnances autorise le Gouvernement, sur habilitation du Parlement, et dans un champ délimité et pour une certaine durée, à adopter des dispositions qui relèvent normalement du domaine de la loi (art. 38 C). En raison de l’épidémie, l’ordonnance du 25 mars 2020 portant adaptation de règles de procédure pénale a permis l’allongement de deux, trois ou six mois des délais maximum de détention provisoire pour les détenus non-jugés, donc présumés innocents, sans que le Conseil d’État n’ait eu à en redire à l’occasion de son ordonnance en référé du 3 avril 2020 « Syndicat des avocats de France ». C’est aussi grâce à ce même outil que plusieurs dispositions du droit du travail ont été révisées, parfois substantiellement : par exemple avec les ordonnances du 22 septembre 2017, en dehors de toute crise, et plus récemment avec celles des 25 mars, 1e, 15 et 22 avril 2020, qui en appelleront sans doute d’autres, en raison de la crise sanitaire.

Nul retour de l’État, donc. Si recul de son rôle social, de stratège ou de gendarme il y eut, cela s’est toujours fait avec l’aval des organes qui personnifient l’État. Partant, au lieu d’évoquer un retrait, il est préférable de parler, en période normale, d’un effacement volontaire avec l’État et non contre lui. Le moment même de la crise en atteste : dès qu’il le veut, l’État (re)prend la main, ce qui témoigne en réalité qu’il n’a jamais vraiment disparu. Avec ou sans crise, l’État est donc la référence primordiale des collectivités politiques en ce qu’il est la forme d’organisation sociale et juridique incontournable pour institutionnaliser le pouvoir politique.

Ni revanche

Avec la crise liée au Covid-19, l’État tiendrait sa revanche. Mais l’on se demande bien contre qui ? Qui sont ceux qui pourraient l’avoir défié ? Si tant est que ce soit le cas, ni les Nations-Unies, ni des multinationales parfois plus riches que certains pays, ni même l’Union européenne n’ont fait preuve d’une telle prétention. Dans ce cas, cette revanche s’expliquerait-elle par le fait qu’il soit l’alpha et l’oméga, c’est-à-dire le seul en capacité de juguler l’épidémie face à tous les autres ? En dehors du fait que c’est oublier la solidarité de chacun (individus, associations, entreprises…), cela relève presque de l’évidence. Certes, l’État ne peut pas toujours tout, il fait même parfois état de carences. Mais c’est lui, sans nul doute, qui a les moyens d’en faire le plus… pour le meilleur et pour le pire. Bien sûr, il n’a pas toujours l’agilité, la célérité ou l’efficacité de ses démembrements ou de certaines sociétés privées, la gestion des stocks et des commandes de masques en témoigne. Néanmoins, la mise en place d’une « cellule gel et masque » au sein de la Direction Générale des Entreprises du ministère de l’Économie français montre bien que, sous réserve d’une (ré)organisation, sa capacité d’impulsion, de coordination, de production et d’approvisionnement devient par la suite sans égale.

Sans savoir ce qu’il en adviendra, puisque l’État est un produit de l’histoire susceptible de disparaître, ce dernier demeure donc « le référent initial ou (et) ultime, le modèle paradigmatique d’organisation et d’exercice du pouvoir[4]». Certes, il existe une multiplicité de pouvoirs (religieux, financier, culturel, économique…), mais le pouvoir politique est entièrement maîtrisé par l’État ; et pour cause, il est « l’élément essentiel de toute forme de gouvernement » souligne Hannah Arendt dans son indispensable réflexion « Sur la violence ». En effet, Carl Schmitt nous rappelle que l’État présuppose le concept de politique. Partant, il institutionnalise le pouvoir souverain. De plus, il rationalise son exercice au moyen du droit, selon l’analyse de Max Weber. Enfin, l’État intervient dans toutes les autres sphères d’activités de la société civile (religion, culture, morale, éducation, économie…), soit négativement, en les protégeant de toute immixtion, soit positivement, en consentant à y intervenir.

Dans ce cadre, il paraît difficile de soutenir que le pouvoir étatique aurait été affaibli avant la crise. Même le discours assez répandu selon lequel le capitalisme ou le libéralisme économique seraient la source d’un affaiblissement durable de l’État ne parvient pas à convaincre. Hormis le fait que le capitalisme ne s’oppose pas formellement à l’État, ni même que le libéralisme économique n’ait nié sa nécessité, il a fallu une formidable contribution régulatrice et interventionniste de la part des États pour adopter des règles commerciales dans le cadre de l’Organisation mondiale du Commerce ou des accords plurilatéraux instituant des zones de libre-échange et, ainsi, accompagner la dérégulation de l’économie internationale.

Dans le même ordre d’idées, le libre-marché requiert l’appui des moyens coercitifs des États ainsi qu’un ensemble de règles et procédures pour prospérer ; tout comme les États usent de ces derniers pour lutter contre des initiatives privées qui les déposséderaient de leur puissance. La réaction hostile contre la monnaie privée Libra de Facebook en est une illustration topique. De façon plus marginale, certains estiment que l’Union européenne conduit à l’affaiblissement de ses États membres. En dehors du fait qu’il a fallu, et qu’il faut toujours, le consentement de ces mêmes États pour garantir son fonctionnement, c’est lire bien vite les traités constitutifs qui caractérisent sans équivoque le fonctionnement de l’Union par les principes de spécialité, de subsidiarité et de proportionnalité (art. 5 TUE), doublée d’une organisation institutionnelle où les États membres occupent une place incontournable.

Dans ce cadre, il est difficile de soutenir que l’État tiendrait sa revanche à la faveur de l’épidémie. Crise ou non, il ne cesse de prendre du pouvoir ou, au moins, de régler dans un sens comme dans l’autre la délégation de son exercice : parce qu’il peut (choisir de) le faire, parce qu’il est seul à pouvoir le faire. En ce sens, suivant Pierre Clastres, la « machine d’État » ne cesse de s’étatiser, de devenir plus autoritaire. Chaque crise participe à accélérer ce processus : aux États-Unis, la lutte contre le terrorisme justifie depuis 2001 une ingérence sans précédent dans les espaces privés et une violation substantielle des libertés publiques. En France, les deux années d’état d’urgence qui suivirent les attentats terroristes de 2015 ont abouti à l’inscription de certains dispositifs exorbitants dans le droit commun avec la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.

La problématique sécuritaire mène plus largement au développement de dispositifs de contrôle au profit de l’État, comme en témoigne le fulgurant déploiement de la vidéoprotection/vidéosurveillance sur l’espace public. Il est vrai que lorsque la sécurité physique des individus est en cause, l’on se (re)tourne presque naturellement vers celui qui, pour reprendre Max Weber, « revendique avec succès » le monopole de l’exercice légitime de la contrainte physique. Mais au-delà, les individus sont très tôt socialisés à se soumettre volontairement au pouvoir de l’État. La crise sanitaire actuelle l’illustre, particulièrement en France : l’État jacobin en profite pour renforcer son pouvoir au travers d’un triple accroissement de la centralisation, de la concentration et du contrôle.

Concernant la centralisation du pouvoir, comment ne pas citer l’instauration d’un pouvoir de police spéciale au profit de l’État (central) pour mettre fin à l’épidémie dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire (art. L. 3131-15, -16 et -17C. sant. pub.) ? Il faut aussi faire mention ici, au détriment des communes, de la limitation du pouvoir de police générale des maires si son usage compromet « la cohérence et l’efficacité » des mesures prises par les autorités de l’État, décidée par le Conseil d’État qui est particulièrement protecteur de l’État (central) en de telles périodes. D’ailleurs, l’appui sur le trio « Gouvernement-Préfets-Maires » ne doit pas tromper : ces derniers doivent agir comme des « agents de l’État » en situation de décliner les directives gouvernementales et préfectorales au sein des communes.

Sur le plan institutionnel, la concentration du pouvoir se manifeste au profit du président de la République. À en croire certains, le 13 avril dernier, l’essentiel du Gouvernement et de la majorité aurait appris un quart d’heure avant les Français comment un seul homme, fusse-t-il élu au suffrage universel direct et convaincu de sa destinée, comptait s’y prendre pour sortir de la crise. Si, en dehors de toute habilitation constitutionnelle, cela s’explique aussi par la pratique de la Ve République, ce phénomène aggrave une concentration du pouvoir qui, normalement, est organisée par la Constitution du 4 octobre 1958 au profit du Gouvernement et son premier Ministre (art. 20 et 21 C), responsable politiquement devant la représentation nationale.

En parallèle, un contrôle accru est à l’œuvre à l’égard des individus. Ainsi, nombre d’États autocratiques et démocratiques frappés par la pandémie ont décidé, ou envisagent, de recourir à des dispositifs de suivi, voire de traçage numérique pour contrôler ceux infectés et ceux en contact, parfois sur la base d’un consentement, sinon par la contrainte. Si ce procédé interpelle sur l’atteinte aux droits et libertés, suscite le débat et renforce l’autoritarisme étatique, il est souvent justifié par les responsables politiques comme un moyen pour empêcher la résurgence de nouveaux foyers d’infection lors du déconfinement.

En tous les cas, ce phénomène, comme les précédents, sont autant d’illustrations d’un renforcement du pouvoir de l’État. Nulle revanche de celui-ci, donc. En tant que produit de la pensée humaine, pour reprendre Georges Burdeau, l’État paraît indispensable pour assurer l’organicité de la société et poursuivre le bien commun. Il est le seul parmi toutes les formes d’unités politiques à disposer du pouvoir. La crise agit tel un catalyseur qui participe à renforcer l’État et présente, par voie de conséquence, le risque que celui-ci vienne à en abuser.

Méfiance ou réjouissance ?

Dépassons, pour finir, la binarité du retour ou de la revanche de l’État. Son renforcement permet surtout d’évaluer son rôle dans cette configuration inédite de pandémie mondialisée. S’attarder sur cela revient à s’interroger sur l’évolution de l’État : au travers de l’affermissement de son pouvoir, on peut y voir autant de vertus que de vices. Sans tomber dans l’éloge du libertarisme à l’américaine ou de l’apologie de l’anarchisme, il convient de s’en méfier plutôt que de se réjouir d’un supposé retour de l’État. En France, cela est d’autant plus primordial que les collectivités territoriales ne peuvent assurer le même contrepoids que des entités régionales ou fédérées plus autonomes ailleurs, et que certains organes institutionnels, censés canaliser le pouvoir de l’État, ne remplissent pas pleinement leur office.

Ainsi, le Parlement n’est pas loin d’avoir renoncé à ses fonctions constitutionnelles de législation et de contrôle de l’action du Gouvernement (art. 24 C). En matière législative, le recours massif aux ordonnances fait écho à une croyance, dont on ne cessera de s’étonner, selon laquelle en période de crise, le Gouvernement serait plus capable et efficace que le Parlement, expliquant donc que le premier puisse mettre en sourdine, avec son aval, la fonction de faire la loi du second. Pourtant, sous la réserve que les conditions formelles soient adaptées dans le fonctionnement des assemblées, celles-ci ont la capacité de délibérer (très) rapidement en pareilles circonstances : les débats relatifs à la loi sur l’état d’urgence sanitaire, puis sa prorogation, et ceux sur les lois de finances rectificatives I et II en témoignent. Ils ont même été menés avec un sérieux comparable aux travaux parlementaires des périodes normales.

Dans le cadre de sa fonction de contrôle, en sa qualité de chef de la majorité, le député Le Gendre estima qu’un « vote n’apporterait rien de plus » (sic) après un débat sur le dispositif de traçage « Stop Covid ». 24 heures après, sous la pression des oppositions, le premier Ministre acceptait « finalement » un débat suivi d’un vote qui n’engageait pas la responsabilité de son Gouvernement : quand le contrôlé se porte au secours du contrôleur, voilà qui en dit long sur le renoncement du Parlement… C’était sans compter, quelques jours plus tard, sur un report du débat par Édouard Philippe au profit de la présentation, de la discussion puis du vote (en à peine six heures et sans surprise positif grâce au fait majoritaire) sur la stratégie de déconfinement (art. 50-1 C). Cette séquence rappelle ainsi combien la précellence gouvernementale prévaut sous la Ve République. Certes, une telle méfiance envers le Parlement n’est pas apparue avec la crise sanitaire, mais elle reste regrettable au regard des missions d’information de l’Assemblée nationale et de contrôle du Sénat sur le Covid-19. Ces dernières témoignent en effet de la nécessité du contrôle parlementaire et, par ricochet, à quel point le Gouvernement, malgré l’appui de son appareil bureaucratique conséquent, n’apparaît en rien omniscient.

Que dire, ensuite, du Conseil d’État qui, par l’un de ses plus éminents représentants dans le journal Le Monde, cherche à justifier son action et ne finit par convaincre personne, sauf lui-même ? Les propos de Jean-Denis Combrexelle prêtent même à sourire lorsque celui-ci estime que les juges administratifs tiennent une ligne de crête, alors que la part belle est faite à la protection « du fonctionnement normal de l’État » au détriment de celle des droits et libertés individuels. Le mois suivant, la défense de la plus Haute juridiction administrative par son vice-président n’a pas davantage convaincu. Souvent, particulièrement en période de crise, le Conseil d’État paraît bien indulgent avec les excès de l’administration, mais faut-il s’en étonner ? Après tout, nombre de ses membres sont formés au sein d’une école nationale d’administration censée produire l’élite bureaucratique des serviteurs de l’État. Ils partagent de facto les mêmes représentations sur ce qu’est l’État, ce qu’il doit être et à quoi son sens correspond. En somme, à peu de chose près, une culture commune quant aux objectifs à atteindre et aux moyens pour y parvenir anime ce « chien de garde du pouvoir ».

On ose enfin à peine évoquer les récentes jurisprudences du Conseil constitutionnel. La première a validé purement et simplement une grossière inconstitutionnalité « compte tenu des circonstances particulières de l’espèce ». Selon l’article 46 de la Constitution, en cas de procédure législative accélérée, le projet ou la proposition de loi organique « ne peut être soumis à la délibération de la première assemblée saisie avant l’expiration d’un délai de quinze jours après son dépôt ». Or ici, elle a définitivement été adoptée par le Sénat et l’Assemblée nationale en quatre jours, bien loin du délai constitutionnel prévu pour empêcher tout vote à la hâte, sans recul suffisant.

Cette décision n’étonne guère : dans un entretien au journal Le Figaro, l’invitation bien naïve du président Fabius (agrémentée d’un soupçon de mépris) faite aux commentateurs à « lire attentivement » (sic) la décision du Conseil avant de la critiquer ne fait guère douter sur le fait que cette décision illustre une minoration récurrente du Parlement par certains juges. La seconde décision en atteste : le Conseil constitutionnel a censuré une disposition (d’ailleurs critiquée par le Conseil d’État) de la loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire qui, pourtant, garantissait le droit à l’information du Parlement, fondamental pour assurer sa mission de contrôle (art. 24 C).

L’article 11 (IX.) de la loi permettait en effet de tenir informé « sans délai » les assemblées parlementaires des mesures mises en œuvre par les autorités compétentes pour mettre en place un système d’information capable de partager, entre certains professionnels chargés de traiter les chaînes de contamination, les données médicales des personnes atteintes infectées et des cas-contacts. Au-devant de ces deux décisions, il faut se souvenir qu’en plus d’accueillir en son sein plusieurs membres sans compétences particulières en droit, plusieurs membres du Conseil constitutionnel viennent des mêmes bancs politiques. Là-bas, ils y partagent une « certaine idée » de l’histoire constitutionnelle française selon laquelle un Parlement puissant parasite le fonctionnement institutionnel, donc in fine ce lui l’État. Hélas, ce curieux raisonnement amène à renforcer un pouvoir gouvernemental déjà important en temps normal et, par ricochet, celui de l’État.

L’État est si (omni)présent que l’on en vient à le redécouvrir en période de crise, alors qu’on l’avait presque oublié dans notre quotidien. Avec la pandémie de coronavirus, loin de disparaître, l’État triomphe car avec l’appui du plus grand nombre, voire l’enthousiasme de certains, il devient encore plus autoritaire. Méfiance est donc de rigueur face à l’évolution de cette catastrophe sanitaire et, avec elle, celle de l’État. Il ne s’agit pas de s’inquiéter du fait que l’État nous protège du virus ou de ses effets économico-sociaux souvent désastreux, pas plus qu’il n’est ici question d’appeler à vivre en dehors de tout État, bien qu’il nous faille manifestement réfléchir collectivement à d’autres façons de vivre avec lui, comme nous y invite certains. Il s’agit simplement de garder à l’esprit que là où il y a l’État, il y a le politique ; et là où il y a le politique, il y a du pouvoir ; or, nous rappelle Montesquieu, c’est une « expérience éternelle » que ceux qui en disposent s’exposent au risque d’en abuser.


[1] A. Samrani, « Covid-19 : la revanche de l’État », L’Orient-le-jour, 16 mars 2020 ; B. Mathieu, « Avec le coronavirus, le retour de l’État-pompier », L’Expansion, 17 mars 2020 ; S. Knafo, « La crise du Coronavirus marque-t-elle le retour de l’État ? », Le Figaro, 23 mars 2020 ; G. Giraud, « Covid-19 : le retour de l’État-providence ? », Libération, 25 mars 2020 ; A. d’Abbundo et M. Dancer, « Face au coronavirus, le retour de l’État », La Croix, 26 mars 2020 ; Dossier « Crise sanitaire : le retour de l’État », Le 1, n° 290, 1er avril 2020 ; B. Tertrais, « L’année du Rat. Conséquences stratégiques de la crise du coronavirus », Note de la FRS, n° 15, 3 avril 2020, p. 4-5 ; Ph. Escande, « Économie de marché : la crise du coronavirus provoque le grand retour de l’État », Le Monde, 5 avril 2020 ; G. Macke, « Arnaud Montebourg : La crise du coronavirus doit sonner le retour de l’État stratège », Challenges, 12 avril 2020.

[2] E. Viveiros de Castro, Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État, Dehors, 2019, p. 56.

[3] O. Beaud, La puissance de l’État, PUF, coll. Léviathan, 1994, p. 198.

[4] F. Poirat, « État », D. Alland, S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, coll. Quadrige Dicos Poche, 2003, p. 644.

Thibaud Mulier

Juriste, maître de conférences en droit public à l’Université Paris Nanterre, membre du Centre de Théorie et d’Analyse du Droit

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Notes

[1] A. Samrani, « Covid-19 : la revanche de l’État », L’Orient-le-jour, 16 mars 2020 ; B. Mathieu, « Avec le coronavirus, le retour de l’État-pompier », L’Expansion, 17 mars 2020 ; S. Knafo, « La crise du Coronavirus marque-t-elle le retour de l’État ? », Le Figaro, 23 mars 2020 ; G. Giraud, « Covid-19 : le retour de l’État-providence ? », Libération, 25 mars 2020 ; A. d’Abbundo et M. Dancer, « Face au coronavirus, le retour de l’État », La Croix, 26 mars 2020 ; Dossier « Crise sanitaire : le retour de l’État », Le 1, n° 290, 1er avril 2020 ; B. Tertrais, « L’année du Rat. Conséquences stratégiques de la crise du coronavirus », Note de la FRS, n° 15, 3 avril 2020, p. 4-5 ; Ph. Escande, « Économie de marché : la crise du coronavirus provoque le grand retour de l’État », Le Monde, 5 avril 2020 ; G. Macke, « Arnaud Montebourg : La crise du coronavirus doit sonner le retour de l’État stratège », Challenges, 12 avril 2020.

[2] E. Viveiros de Castro, Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État, Dehors, 2019, p. 56.

[3] O. Beaud, La puissance de l’État, PUF, coll. Léviathan, 1994, p. 198.

[4] F. Poirat, « État », D. Alland, S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, coll. Quadrige Dicos Poche, 2003, p. 644.