Déboulonner les statues, repenser le droit aux images
Erreur grossière, brutalité, contresens sur l’histoire, « péché contre l’intelligence du passé » : plusieurs voix n’ont pas trouvé de mots assez durs pour disqualifier les actions ou les projets de déboulonnage de certaines grandes figures de l’Histoire. Le retrait des statues s’inscrit dans une longue tradition historique et invite surtout à s’interroger sur le droit aux images et le droit des images des communautés politiques.
Le 4 juin 2020, Levar Stoney maire de la ville de Richmond en Virginie, ancienne capitale des États confédérés, a ordonné le déboulonnage de la statue d’une célèbre figure sudiste, Robert E. Lee, général en chef des armées des États. Placée au milieu d’autres figures historiques sur un lieu prestigieux de la ville, la Monument Avenue, la statue faisait partie des highlights de la cité. Dans son discours de justification, le maire souligne qu’il entend donner une nouvelle signification historique à sa ville qui ne doit plus être célébrée comme l’ancienne capitale de la Confédération, mais devenir une ville « pleine de diversité et d’amour pour tous ».
Toutefois, ce choix est loin de remporter un soutien unanime : un groupe d’habitants résidant sur la Monument Avenue a récemment attaqué cette décision arguant que le texte de 1890 qui signe l’acte de propriété de l’État sur la fameuse statue engageait la Virginie à « garder fidèlement » celle-ci et à la « protéger affectueusement ». Parallèlement à cette première remise en cause, une autre communauté d’habitants redoutant la dévalorisation de ses propriétés, si cette « œuvre d’art inestimable » devait disparaître, a annoncé qu’elle attaquait à son tour la mairie. Jusqu’à présent, la justice a donné raison aux premiers. La statue demeure encore en place.
N’envisager que la valeur artistique (supposée) de l’œuvre permet de déhistoriciser et de neutraliser son contenu explicite.
Le conflit juridique autour de la statue du général Lee met en jeu plusieurs tensions qui s’inscrivent dans un contexte de réflexions intenses et conflictuelles autour du déboulonnage : le 18 juin 2020, l’Oriel College de l’université d’Oxford s’est prononcé en faveur du retrait de la statue de Cecil Rhodes, grand acteur de la colonisation britannique et défenseur de la race Blanche ; à Bristol, la statue d’Edward Colson, célèbre marchand d’esclaves, a été renversée par un groupe de citoyens, le 8 juin 2020. En France, la statue de Colbert placée devant l’assemblée nationale a été taguée par des militants.
Si dans le cas de Bristol et de Paris, les actions iconoclastes se passent de toute démarche juridique, toutes entendent bien faire œuvre de justice. Elles souhaitent non seulement « décoloniser les arts », selon l’expression de Françoise Vergès, mais surtout réclamer une « justice mémorielle ». Celle-ci suppose une équité dans la représentation des personnages historiques et dénonce l’invisibilisation des acteurs noirs de l’histoire des pays européens mais aussi celle des femmes dans l’espace public.
L’expression « justice mémorielle » a le mérite d’opérer une distinction omise par ses détracteurs : les images placées dans l’espace public ne sont ni véritablement des œuvres d’art destinées à embellir la ville, ni l’expression d’un passé immuable et intangible. Elles répondent à des stratégies visuelles et politiques dans un contexte donné. Dans le cas de Richmond, n’envisager que la valeur artistique (supposée) de l’œuvre permet de déhistoriciser et de neutraliser son contenu explicite « en tant qu’instrument direct de domination et de lutte symbolique » (Dario Gamboni), au service d’un projet esclavagiste et de l’identité sudiste que celui-ci incarne.
Les cas d’iconoclasmes « spontanés » ou juridiquement encadrés posent en effet chacun les questions suivantes : de quel droit place-t-on les œuvres ? Et de quel droit se saisit-on des œuvres pour les faire disparaître ? Le conflit autour de l’injustice mémorielle orchestrée par une politique urbaine des XIXe et XXe siècles et dénoncée par les collectifs anti-racistes, mobilise en somme un droit des images et un droit aux images conflictuel et fécond qui s’appuie sur une longue histoire. Nous nous appuierons ici sur trois exemples.
Tout d’abord, les actes iconoclastes jalonnent l’histoire et ils correspondent souvent à des actes institutionnalisés. Dans l’Antiquité, la liquidation totale ou partielle d’une image ou de plusieurs images ponctue la période, mais le dispositif juridique n’accompagne pas toujours ces gestes ou du moins les attestations juridiques permettant d’établir une histoire croisée du droit et des images ne nous sont pas toujours parvenues et, quand elles nous ont été transmises, elles restent lacunaires. La damnatio memoriae, soit la condamnation de la mémoire de personnages politiques, les altérations ou les destructions des statues se font selon un même schéma, même à plusieurs siècles d’écart, passant par l’affichage des intentions d’abord, pour engager les phases de mutilations.
Les actions contre les statues demeurent dans toute l’antiquité une pratique immédiate et frappante, en raison de sa nature mimétique, un phénomène saillant dont les effets matériels sont aussi analysés avec parfois de grandes difficultés pour définir les intentions, les auteurs et les dates des attaques lorsqu’il ne reste que l’objet. Ces altérations encore lisibles semblent néanmoins rendre « visible l’absence nouvelle de ceux dont la mémoire est condamnée. » (Valérie Huet).
Des pratiques proches concernent des statues représentant les dieux des Romains dans un contexte où la religion chrétienne s’affermit pour devenir religion d’État et où l’Église affiche clairement son aversion pour l’idolâtrie. Les mesures juridiques se multiplient, édictées par l’autorité impériale, notamment à partir du règne de Théodose (379-395), ordonnant la fermeture des temples et condamnant les statues de culte. Des chrétiens comprennent que ces dispositions engagent à la destruction de ces objets et, dans l’empire, surtout dans la partie orientale, les témoignages de destructions d’objets sont nombreux.
D’autres lois, émises entre 382 et 458, précisent que les temples comme les statues devraient être conservés, sans que l’on puisse en mesurer les effets. Ces dispositifs sont accompagnés de réflexions inédites sur cet art, et de mesures destinées à la maîtrise d’une image si singulière. En effet, le mimétisme illusionniste de ses formes l’impose aux regards et nourrit l’imaginaire littéraire, posant des questions sur sa nature d’objet inerte ou doué de vie. Peu à peu, durant l’Antiquité tardive, cet objet ambivalent, qui avait des usages pratiques variés, n’a plus aucun rôle cultuel, une fonction politique réduite, néanmoins encore utilisée en raison du pouvoir reconnu des images, mais il est chargé d’une forte valeur « patrimoniale ». Durant les siècles suivants, la question des images demeure, entraînant par moments des réactions iconoclastes, mais pour un temps les statues sont moins concernées car leur production a été réduite jusqu’à disparaître.
Les actes iconoclastes sont la mise en pratique d’un discours théologique ou politique.
Un deuxième exemple peut être pris quelques siècles plus tard, quand l’iconoclasme huguenot a remis sévèrement en cause la présence des saintes images dans l’espace public. Dans un contexte où la communauté politique ne se distinguait pas alors de la communauté de foi et que l’espace urbain se pensait comme un corpus christianum, associant les vivants et les morts, les autorités temporelles et les protecteurs célestes, la remise en cause du culte des images est perçue comme une attaque d’une extrême virulence, mettant en péril la pureté de la communauté et ses chances de salut. Renverser les images, geste hérétique par excellence, n’était-ce pas souiller l’espace urbain et se fermer les portes du Ciel ? Olivier Christin rappelle que dès 1523, un cordonnier Hottinger abat un crucifix aux portes de Zurich. Vingt ans plus tard aux Pays-Bas, dans le royaume de France et dans l’Empire allemand des propos iconophobes sont proférés en publics, accompagnés parfois d’actes iconoclastes.
La rupture confessionnelle et la pluralité religieuse qui en découle obligent ainsi à repenser la question de l’espace commun : à qui appartient-il et à qui appartiennent les images qui le jalonnent ? Qui décide de placer ou de supprimer des images dans cet espace ? Faut-il que cette décision soit collectivement négociée comme le décidèrent les villes de Zurich (1523) ou de Berne (1528) après une dispute, qui aboutit au choix de la Réforme protestante, ou faut-il les retirer de force ?
Ce sont ces questions qui se reposent en somme, quoique dans un contexte et selon des enjeux radicalement différents aujourd’hui. Nous viendrait-il à l’idée que dire que les iconophobes du XVIe siècle n’avaient pas compris les enjeux des saintes images et qu’il s’agissait d’une foule ignorante emportée par ses passions ? Les actes iconoclastes sont au contraire la mise en pratique d’un discours théologique ou politique.
On retrouve la même pédagogie spectaculaire à la Révolution française, puis après la chute de Napoléon ou encore la Révolution de 1830 comme l’ont montré les travaux d’Emmanuel Fureix qui nous fournissent notre troisième exemple historique. Il s’agit, comme le dit l’historien, de « gestes en situation » qui ont comme caractéristique d’être disqualifiés systématiquement par l’institution politique : vandalisme pour les uns, rage aveugle pour les autres, ils ne sont jamais jugés dignes d’être interprétés comme un discours.
Les sources policières décrivent ainsi comment le 1er août 1830 les citoyens de Besançon courent dans les rues « en criant » et en s’attaquant à la statue de Pichegru, un général contre-révolutionnaire. C’est parce qu’ils savent mieux que quiconque les actions politiques des personnes illustres et célébrées et pour quelles raisons ces monuments ont été mis en place (ou pour le XVIe siècle ce que signifie le culte des saints comme [fausse] promesse d’intercession), que les iconoclastes visent d’ailleurs certaines zones précises du monument commémoratif. Les iconoclastes réformés martèlent les yeux pour dire que les statues ne peuvent être considérées comme des personnes vivantes et agissantes, qu’elles ne sont que pierre ou bois et que les vénérer est un acte d’idolâtrie. Mais le nom peut être aussi frappé d’une damnatio memoriae tout comme les symboles du pouvoir.
Ainsi la justice mémorielle n’est pas une « passion justicière » ravalant les actions iconoclastes à une fureur aveugle et dépourvue de rationalité doublée d’une ignorance, à laquelle s’opposerait un discours savant « universel » et surplombant, un discours qui se voudrait objectif et dépourvu d’un inconscient historique lui aussi. Elle montre au contraire que les images placées dans l’espace public sont aussi une affaire collective, qu’elles méritent d’être questionnées, discutées, déplacées ou réaménagées comme l’est actuellement la statue de Joséphine de Beauharnais à Fort-de-France. Décapitée à plusieurs reprises par des activistes rappelant qu’elle fut un cadeau à celle qui agit en faveur du rétablissement de l’esclavage, elle a été laissée telle quelle, place de la Savane : sans tête, assortie d’un graffiti explicatif et militant qui vient compléter et commenter la plaque commémorative initiale. Elle témoigne d’un passé qu’il ne s’agit pas de faire disparaître, mais dont il faut au contraire mettre en lumière toutes les conflictualités qui l’agitent et les relations de domination qui l’agissent.
Les actes iconoclastes disent le refus de ne laisser la place qu’à un discours historique ou politique qui devrait être univoque sous prétexte d’être universel. Faire de la mémoire historique un espace commun, ce n’est précisément pas parler d’une seule voix.