Rediffusion

Le sens de la structure inégalitaire des sociétés

Sociologue

La méconnaissance des inégalités participe de leur reproduction, il importe donc aujourd’hui de sortir d’une vision artificialiste. Car même quand on admet l’existence des inégalités, ce qui est loin d’être toujours le cas, on en parle comme si elles n’avaient au fond aucune espèce de conséquence sur ceux qui les vivent. Vus à hauteur d’enfant, et singulièrement quand on regarde la question scolaire, les effets cumulés des inégalités de toutes sortes apparaissent pourtant nettement, des plus matérielles aux plus culturelles. Rediffusion du 9 janvier 2020

Revenu, logement, alimentation, santé, loisirs, pratiques culturelles, langagières, éducatives, sont autant de domaines ou de dimensions de la vie sociale où se constatent des inégalités spécifiques, notamment de classe et de genre. Ces réalités sont pourtant assez systématiquement déniées ou déréalisées dans le monde social par toutes celles et ceux qui ont intérêt, consciemment ou inconsciemment, à ne pas les voir. Quand on admet l’existence des inégalités, ce qui est loin d’être toujours le cas, on en parle comme si elles n’avaient au fond aucune espèce de conséquence sur ceux qui les vivent.

Certains en effet ne veulent voir que des différences ou de la diversité et jamais d’inégalités ou de dominations. Ils remettent en cause la vision « caricaturale » du monde social que les chercheurs sont accusés de produire, doutent de l’existence des déterminismes sociaux comme on doutait des lois de la nature du temps de Kepler, et s’agacent devant le prétendu fatalisme sociologique censé décourager les « initiatives » ou les « bonnes volontés » et empêcher les parcours de réussite. Et pendant ce temps-là, les inégalités se reproduisent quotidiennement dans un silence étourdissant. La méconnaissance des inégalités participe pleinement à leur reproduction.

Dans un ouvrage portant sur les inégalités de classe vues à hauteur d’enfants âgés de 5 à 6 ans[1], un collectif de dix-sept sociologues a voulu mettre au jour les effets cumulés des inégalités de toutes sortes, des plus matérielles aux plus culturelles. Ces réalités sont bien connues dans le monde de la recherche, même si les chercheurs n’ont pas toujours une conscience très claire des effets puissamment structurants que produisent ces inégalités dans toutes les parties du monde social et sur tous les objets scientifiquement étudiés.

Relativisme et inégalités

Mais un certain relativisme s’est emparé des chercheurs en sciences sociales qui ont une vision trop souvent artificialiste des questions d’inégalité. Celles-ci seraient une pure affaire d’arbitraire culturel, de convention. Pourtant les inégalités économiques comme culturelles mettent en jeu des pouvoirs et des gains tout à fait réels ou substantiels du point de vue de la qualité des conditions mêmes de la vie humaine. Les dominants savent s’approprier ce qu’il y a de plus avantageux à leur époque en termes de conditions de vie, de confort, de protection, d’alimentation, de soin, de sécurité, de bien-être, d’information, de culture, de savoir, etc. Réduire les inégalités à de simples effets de classements ou à l’instauration purement arbitraire d’une hiérarchie des valeurs et des légitimités, ce serait aussi déréaliser la situation vécue par les dominants et les dominés.

Le monde ne se réduit pas à n’être qu’un grand jeu de classement purement conventionnel dont il suffirait de changer les règles pour voir disparaître les inégalités. C’est ce qu’ont toujours fait les sociologues relativistes ou populistes qui vantent les beautés ou la richesse de la culture populaire, de sa langue, de ses coutumes, de ses habitudes de vie, de ses manières d’habiter, de manger, de ses résistances, etc. Tout se passe comme si, en changeant le regard sur le monde on pouvait annuler les inégalités ; comme s’il suffisait de transformer le sens des hiérarchies et des valeurs pour faire disparaître ces inégalités.

Mais les faits sont têtus et résistent à ce conventionnalisme qui réduit toute réalité à sa valeur relative ou à son degré de légitimité en déréalisant les effets très pratiques de biens matériels ou symboliques sur les conditions de vie quotidiennes ; biens qui sont, par ailleurs, inégalement classés et classant. Comme le rappelait très justement Jean-Claude Chamboredon : « Les différences entre classes sociales sont aussi des jugements de valeur, mais inscrits dans des choses bien réelles[2]. » Si la « vieille voiture Renault 4L et la Renault 25 ou la Rolls-Royce » peuvent être classées du moins chic au plus chic, les différences entre elles ne sont pas seulement de l’ordre du degré de légitimité, mais concernent des vitesses, des conditions de sécurité et des conforts très inégaux. Et l’on pourrait en dire de même des différences entre la « première » et la « seconde classe », entre la « business class » et la « classe économique », entre une grande maison confortable et un appartement exigu, etc.

La vision artificialiste des inégalités ne tient pas très longtemps face aux faits qui rappellent que ces inégalités touchent aux conditions de vie les plus matérielles des individus, et jusqu’à leur espérance de vie, aux conditions de travail qui usent inégalement les corps, aux conditions de logement plus ou moins salubres et confortables, à l’alimentation de plus ou moins grande qualité, au temps plus ou moins grand de loisir et de détente, aux moyens plus ou moins grands d’accéder aux soins médicaux les plus sophistiqués, au volume plus ou moins important d’informations et de savoirs maîtrisés permettant de s’orienter dans le monde social, de maîtriser les situations et d’accéder à des positions avantageuses, etc.

Réalité augmentée, réalité diminuée

L’histoire de l’humanité est l’histoire de l’accumulation des produits objectivés de la culture : savoirs, outils, machines, etc. Mais que représentent au fond, anthropologiquement, tous ces savoirs et tous ces artefacts inventés et fabriqués par des milliers de générations d’individus ? Entourés par cette profusion de dispositifs objectivés et porteurs de multiples dispositions et compétences incorporées, nous finissons par ne plus voir ce que cela nous fait, ni en quoi nous en sommes intimement dépendants. Et pourtant nous en sommes quotidiennement redevables du point de vue de notre santé et de l’allongement de notre durée de vie, de notre capacité à décupler nos forces et nos sens, de notre confort matériel, de nos plaisirs, etc.

On entend beaucoup parler aujourd’hui de « transhumanisme ». On désigne par là un mouvement qui prône le développement des techniques (mécaniques, informatiques, robotiques, etc.) permettant d’augmenter les capacités physiques et mentales humaines. Et d’aucuns croient voir dans ce transhumanisme l’avenir de l’humanité. Pourtant, c’est bien l’humanité même qui, depuis ses lointaines origines, est indissociable d’artefacts tels qu’outils, armes, vêtements, habitats et techniques (de chasse, de pêche, de fabrication ou de préservation du feu, de transformation des aliments, etc.) permettant l’extension de soi, de ses capacités cognitives et de ses forces.

Aller plus loin, plus haut, plus vite, par la domestication du cheval, par l’usage des chaussures, de la roue, de la voiture, de l’avion, de la fusée, etc. ; mieux voir et mieux entendre grâce à la médecine, aux lunettes, aux jumelles et aux prothèses auditives ; communiquer quand la voix naturelle ne suffit plus par l’écrit, le télégraphe, le téléphone ou le courriel ; creuser la terre avec des outils malgré l’absence de griffes ; vivre dans les régions les plus froides grâce à des vêtements ou des techniques de chauffage malgré l’absence de peaux épaisses et de toisons protectrices, déplacer des poids lourds avec des machines en dépit de sa faiblesse musculaire, etc. : voilà ce que l’humanité n’a cessé de rendre possible au cours de son histoire. L’augmentation des capacités naturelles par la fabrication et l’usage d’artefacts et l’élaboration de savoirs et de savoir-faire n’est donc pas une perspective d’avenir pour l’homme mais bien la définition même de l’humanité. La question se pose seulement de savoir de quelle nature sont ces artefacts, par qui ils sont fabriqués et contrôlés, et jusqu’à quel point ils peuvent être installés dans le corps humain.

Les possibilités d’augmentation de soi, et notamment de ses capacités, sont simplement infiniment plus grandes aujourd’hui que par le passé, et seront, selon toute probabilité, encore plus grandes demain. Dans le seul domaine médical, on peut dire que les médicaments, les anesthésiques, les divers types de prothèses, les lunettes, les lentilles de contact ou les interventions chirurgicales au niveau de la cornée, les greffes de rein, de foie ou de cœur, la neurochirurgie, etc., bref, l’ensemble des dispositifs et techniques médicales, réparent les organes détériorés, éliminent les douleurs et augmentent l’espérance de vie. Mais toutes ces avancées ne sont que le développement historique d’une culture de l’artefact sans comparaison avec celle qu’on trouve déjà présente chez nombre d’espèces animales, et qui commence avec les formes les plus simples de pierre taillée, de lances, de massues, de vêtement, de technique de production du feu ou d’habitat.

On peut même affirmer, avec Darwin, que la morphologie humaine que nous connaissons aujourd’hui est le produit d’un long développement de ces artefacts et de ces connaissances. Comme l’écrit le père de la théorie de l’évolution : « Les premiers aïeux mâles de l’homme étaient probablement […] pourvus de grandes dents canines ; mais à mesure qu’ils acquéraient graduellement l’habitude de faire usage de pierres, de massues ou d’autres armes pour combattre leurs ennemis et leurs rivaux, ils se servaient de moins en moins de leurs mâchoires et de leurs dents. Dans ce cas, les mâchoires, de même que les dents ont dû subir une réduction de taille, comme nous pouvons en être assurés par d’innombrables cas analogues[3]. »

Le raisonnement est le même pour les poils remplacés par des vêtements, notre faiblesse musculaire compensée par l’usage d’outils puis de machines sommaires ou sophistiqués, notre faible vélocité augmentée par la domestication des chevaux puis l’usage de moyens mécaniques de locomotion, et ainsi de suite. C’est donc les caractéristiques mêmes du corps d’Homo sapiens qui n’ont de sens qu’en rapport avec le développement inédit de cette culture objectivée, accompagnée de toute la culture incorporée nécessaire à sa fabrication, son usage et sa transmission, le distinguant du reste du règne animal.

L’appropriation des moyens d’augmenter sa réalité

En parlant des luttes pour l’« appropriation privée des moyens de production » – qu’elles concernent les matières brutes et les ressources naturelles ou les outils et les machines –, Karl Marx traitait en fait d’un cas particulier de conquête des positions sociales dominantes en vue d’un meilleur accès à l’ensemble des produits matériels, culturels, techniques, scientifiques, médicaux, administratifs ou bureaucratiques, de la civilisation. Aux moyens de production s’ajoutent :
– les connaissances pratiques ou théoriques, et les dispositions incorporées qui permettent de concevoir, de fabriquer et de faire fonctionner les artefacts de toute nature. Ces connaissances s’acquièrent de plus en plus fréquemment dans des formations scolaires spécialisées de plus ou moins longue durée ;
– les dispositions permettant l’appropriation de ces connaissances dans des contextes d’apprentissage historiquement déterminés. Par exemple aujourd’hui, il est préférable de contracter les dispositions qui prédisposent aux bons comportements et aux bonnes performances dans le système scolaire, étant donné le fait qu’il est le principal transmetteur des connaissances et distributeur de titres monnayables sur le marché de l’emploi ;
– les dispositions nécessaires à la lutte même pour l’appropriation des différents genres de pouvoirs, de ressources ou de capitaux : dispositions combatives et compétitives, dispositions au leadership, estime de soi et confiance en soi, etc.

Les inégalités que les chercheurs en sciences sociales mettent en évidence, qu’elles soient économiques, résidentielles, scolaires, langagières, culturelles, médicales, alimentaires, vestimentaires, corporelles, etc., touchent toutes, d’une façon ou d’une autre, à la question fondamentale de l’accès socialement différencié à toutes les extensions de soi possibles, à toutes les formes d’augmentation de sa réalité ou de son pouvoir sur la réalité.

Disposer de plus d’espace, de plus de temps, de plus de confort matériel, de plus d’aide humaine, de plus de connaissances, de plus d’expériences esthétiques, de plus d’informations, de plus de soins, de plus de vocabulaire et de formes langagières, de plus de possibilités de se vêtir, de se reposer ou de se divertir, et bien sûr avoir plus d’argent – cet « équivalent universel » (Marx) qui est au fond, dans les sociétés capitalistes, le capital des capitaux – pour pouvoir accéder à toutes les formes possibles de ressources, des biens matériels aux biens culturels, en passant par les divers services domestiques, éducatifs, médicaux, techniques, etc., c’est avoir plus de pouvoir sur le monde et sur autrui.

Pour celles et ceux qui cumulent tous les pouvoirs et toutes les ressources ou presque, c’est le temps de vie qui s’allonge, l’espace disponible ou accessible qui s’étend, le temps qui se libère grâce à l’aide d’autrui, le confort qui s’accroît, l’horizon mental et sensible qui s’ouvre par l’incorporation des connaissances scientifiques et des expériences esthétiques, et finalement la maîtrise du monde et d’autrui qui s’affirme. C’est à cela que renvoient les inégalités. Et celles et ceux qui prétendent vouloir les réduire tout en menant des politiques qui les renforcent sont responsables de la réduction, de la diminution des vies de ceux qui sont les victimes des inégalités.

Et il serait scientifiquement faux de se contenter de dire, devant toutes les différences observées, tous les écarts constatés, que ceux qui n’ont accès à rien et ceux qui ont accès à tout représentent juste deux manières séparées d’être au monde, qui ne dépendent pas l’une de l’autre et n’entrent pas en conflit. Les pauvres ne forment pas des peuplades séparées de celles que constitueraient les riches. Les riches ne sont riches que parce qu’il existe des pauvres, les exploiteurs n’existent comme tels que parce qu’existent des exploités, les vies infiniment augmentées n’existent que parce que d’autres sont infiniment diminuées. Les individus comme les groupes devant se penser relationnellement, le rapport entre les premiers et les seconds se présente sous la forme d’un rapport de domination.

Les adultes n’étant pas égaux, leurs enfants ne le sont pas davantage. Dès la naissance, les corps des enfants sont saisis par des inégalités de toute sorte. Aux uns, la puissance optimale et la maîtrise des autres et du monde ; aux autres, la fragilité, la précarité, l’accablement ou le dénuement devant la puissance des puissants et la force des choses. La vérité des inégalités réside donc bien là : dans l’inégal accès aux conquêtes civilisationnelles et à tous leurs bienfaits. Et cet état de fait détermine la coexistence, au sein de la même société, de réalités augmentées et de réalités diminuées.

Cet article a été publié pour la première fois le 9 janvier 2020 dans le quotidien AOC


[1] B. Lahire (sous la direction), Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Le Seuil, 2019. Ce texte s’appuie sur des éléments de la première partie et de la conclusion de l’ouvrage.

[2] Jean-Claude Chamboredon, « La sociologie comme théorie des cultures de classe », Revue européenne des sciences sociales, n° 103, 1996, p. 116.

[3] Charles Darwin, La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, traduction de l’anglais coordonnée par Michel Prum, Honoré Champion, 2013, p. 171.

Bernard Lahire

Sociologue, professeur de sociologie à l’École normale supérieure de Lyon (Centre Max-Weber)

Notes

[1] B. Lahire (sous la direction), Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Le Seuil, 2019. Ce texte s’appuie sur des éléments de la première partie et de la conclusion de l’ouvrage.

[2] Jean-Claude Chamboredon, « La sociologie comme théorie des cultures de classe », Revue européenne des sciences sociales, n° 103, 1996, p. 116.

[3] Charles Darwin, La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, traduction de l’anglais coordonnée par Michel Prum, Honoré Champion, 2013, p. 171.