Rediffusion

La gauche et les siens : contexte (1/3)

Philosophe

La gauche a un problème d’adresse. Il ne s’agit pas tant de regretter qu’elle se montre malhabile que de constater qu’elle se trompe souvent de destinataires. Plus qu’à susciter la confiance de ses partisans d’aujourd’hui, elle s’ingénie alternativement à obtenir la reconnaissance de leurs adversaires et à invoquer les mânes de leurs ancêtres. Pour s’arracher à la mélancolie, elle gagnerait à mieux s’occuper des siens. Premier volet d’une analyse en trois temps des errements des gauches d’aujourd’hui, et des contre-offensives possibles. Rediffusion du 9 décembre 2019

Deux ans après la présidentielle, les dernières élections européennes ont conforté la thèse d’un partage du champ politique entre progressistes autoproclamés et nationalistes assumés. Les uns promettent de rendre la France plus compétitive en déverrouillant la société, les autres d’ériger la nation en rempart contre les effets corrosifs de la mondialisation.

 

L’essor de cette alternative inédite se traduit par l’effondrement des deux anciens partis de gouvernement – d’abord le Parti socialiste, ensuite Les Républicains – mais aussi par les réticences des principaux réfractaires au duopole formé par la République en Marche et le Rassemblement national – la France Insoumise hier, Europe Écologie les Verts aujourd’hui – à se référer au vénérable affrontement de la droite et de la gauche.

Le paysage électoral apparaît pourtant sous un jour bien différent lorsqu’on délaisse le point de vue de l’offre pour celui de la demande. Loin d’entériner l’avènement d’un face à face entre détracteurs des populismes et contempteurs du mondialisme, les citoyens qui continuent de se rendre aux urnes se divisent en trois groupes de tailles à peu près équivalentes.

Le premier, qui reconnaît le bien-fondé de la préférence nationale, accorde ses faveurs au Rassemblement pareillement nommé. Le deuxième, qui déplore le matraquage fiscal et les corporatismes, se range derrière les avocats de la rigueur budgétaire et de la flexibilité des conditions d’emploi. Enfin le troisième, qui juge intolérable de transiger avec la solidarité, l’hospitalité, les libertés civiles et la transition énergétique, éparpille ses suffrages entre les formations sensibles à ses préoccupations. Pour le dire simplement, l’électorat se répartit à peu près également entre l’extrême droite, la droite dite néolibérale et la gauche.

Le mythe du vote protestataire

La tripartition de la demande politique est avérée depuis longtemps. Cependant, rares sont les commentateurs qui s’appuient sur elle pour formuler leurs analyses.[1] C’est qu’au sein des mondes politique et médiatique, il est convenu de nier qu’une portion conséquente de la population émarge à l’extrême droite. Hormis une petite frange de militants obsédés par la pureté raciale, affirment en effet les experts de tous bords, le vote RN serait essentiellement protestataire : plus qu’un engagement ou même des opinions tranchées, il exprimerait une colère volatile nourrie par le dégoût de la politique traditionnelle, l’angoisse du déclassement et le sentiment de ne pas être vu ou écouté.

La xénophobie a beau être le principal fonds de commerce de la famille Le Pen depuis plus d’un demi-siècle, la majorité des hommes et des femmes qui votent pour son parti demeure rangée dans la catégorie du « fâché mais pas facho » dont La France Insoumise a vainement tenté de faire son cœur de cible. Récemment encore, en apprenant qu’aux européennes, les « gilets jaunes » et leurs soutiens s’étaient prononcés à 40 % pour la liste conduite par Jordan Bardella, certains n’ont pas hésité à parler de « vote utile », uniquement destiné à faire battre la candidate de l’Élysée.

Faut-il rappeler que le fait d’être légitimement révolté par son sort ne préjuge aucunement de la manière dont on interprète l’injustice subie ? Incriminer l’État qui prend tout et réserve ses faveurs à des rentiers fainéants – au rang desquels les chômeurs « volontaires », les travailleurs syndiqués, les fonctionnaires, hauts et bas, et les étrangers en quête d’allocations figurent en bonne place – témoigne d’une sensibilité politique parfaitement compatible avec des réquisitoires contre les profiteurs, la vie trop chère, la dévalorisation du travail et la confiscation de la démocratie par des technocrates.

D’aucuns objecteront sans doute que les représentations ne sont pas figées et qu’il appartient aux parties prenantes du débat public de proposer des explications alternatives au courroux de leurs concitoyens. La remarquable fidélité de l’électorat RN indique toutefois que donner sa voix au parti de Marine Le Pen relève bien moins du coup de sang ou d’une performance conçue pour choquer les intellectuels et les bourgeois des beaux quartiers que d’un acte véritablement performatif, au sens où il modifie le regard porté sur soi et sur le monde. Plus constitutive d’un point de vue que révélatrice d’opinions préexistantes, la décision de voter pour le Rassemblement national s’avère en outre d’autant moins facilement réversible qu’elle a d’abord été symboliquement coûteuse.

Les raisons du déni qu’exprime la notion de vote protestataire varient selon les orientations politiques. Concernés au premier chef, les cadres du RN escomptent que la représentation de leurs sympathisants en patriotes légitimement excédés par l’impudence des élites mondialisées favorisera leur propre dédiabolisation. De leur côté, les promoteurs des « réformes structurelles » s’attachent surtout à ne pas insulter l’avenir : forts des gages qu’offre chaque jour le pouvoir « progressiste » dans la persécution des migrants et la légitimation de l’islamophobie, ils espèrent qu’en évitant de stigmatiser les électeurs de Marine Le Pen, ceux-ci comprendront bientôt qu’il ne leur est pas nécessaire de se renier pour rentrer dans le giron républicain. À gauche, enfin, c’est la composition sociologique de l’électorat du Rassemblement National qui interdit de le taxer d’extrême droite : que tant d’ouvriers accordent leur confiance à un tel parti doit nécessairement signifier que ses représentants bénéficient seulement d’une sanction infligée à un système injuste et non d’un assentiment aux thèses qu’ils défendent.

Tiers gagnant

Si la compréhension témoignée à l’électorat lepéniste traverse les courants politiques, force est de reconnaître qu’elle réussit bien mieux à la droite et à l’extrême droite qu’à la gauche. Elle permet en effet aux deux premières de poursuivre leur rapprochement sur le fond sans renoncer aux avantages électoraux de leur rivalité, alors que la troisième en retire seulement le sentiment mortifère qu’elle doit choisir entre la fidélité à ses valeurs et la reconquête des classes populaires. Sans doute rétorquera-t-on que renoncer à la fiction du vote protestataire ne suffirait pas à rendre le sourire aux partis de gauche : car une fois admis que le RN doit sa popularité aux phobies qu’il fomente, ils ne pourront plus ignorer que leurs propres aspirations ne sont partagées que par un tiers des votants.

À défaut de susciter l’enthousiasme, un pareil constat n’est pourtant pas si déprimant, en particulier lorsqu’on l’envisage sous l’angle de la conquête du pouvoir gouvernemental. En France, après tout, le champion du progressisme néolibéral est parvenu au sommet de l’État sans disposer d’une base plus large, tandis que de l’autre côté des Alpes, les héritiers du fascisme ont pu revendiquer les « pleins pouvoirs » après avoir remporté 34 % des suffrages aux dernières élections européennes.

D’une manière générale, la division des électeurs en trois sensibilités également répandues modifie la donne : alors que l’ancienne bipartition du corps électoral invitait les partis dits de gouvernement à concentrer leurs efforts sur les indécis – de manière à constituer des majorités de centre-droit ou de centre-gauche – l’enjeu consiste désormais à galvaniser l’ensemble des citoyens de son camp, afin de rassembler un nombre de voix légèrement plus important que les deux autres blocs.

La hantise du bobo

Reste qu’à la différence de leurs concurrents, de droite comme d’extrême droite, les formations de gauche peinent à s’adapter aux nouvelles conditions de la compétition électorale. Plus qu’aux rivalités de personnes et autres querelles de chapelle qui sont généralement mises en avant pour expliquer leurs échecs, leur problème tient au manque d’égards qu’elles manifestent à leur électorat.

Chez les néolibéraux comme à l’extrême droite, les chefs de partis savent bien qu’ils ne s’adressent qu’à une fraction minoritaire de la population. Il leur importe donc que tous leurs partisans se rendent dans les isoloirs et, pour y parvenir, ils s’efforcent à la fois de labourer et de légitimer les thématiques chères à leur base. Ainsi, non contents de gratifier leurs clientèles respectives de vitupérations sur le coût exorbitant de la protection sociale et la porosité des frontières, les cadres de La République en Marche et du Rassemblement National veillent en outre à les assurer que le plaisir qu’elles y prennent ne relève pas du mépris de classe ou de la xénophobie mais d’un bon sens largement partagé.

Les gauches, en revanche, se gardent bien de choyer leurs propres soutiens. Convaincues par leurs rivaux qu’un attachement concomitant à la solidarité, à l’hospitalité, aux libertés civiles et à l’écologie est un luxe réservé aux « bourgeois bohèmes », elles ont à cœur de désavouer le dogmatisme, l’angélisme ou encore l’élitisme communément imputés à cette catégorie honnie. À l’image des précieuses du Grand siècle et des libertins à la veille de la Révolution, les bobos résident principalement dans l’imagination vindicative de leurs calomniateurs. Toutefois, pour cette raison même, rien n’empêche de les accabler de reproches contradictoires. Ainsi peut-on concurremment leur faire grief de méconnaître les contraintes qu’une économie mondialisée impose à la France et d’occulter les sentiments d’insécurité que la mondialisation fait éprouver aux Français.

Or, loin de démonter les accusations d’irresponsabilité économique et de condescendance sociale que condense la figure du bobo, les politiciens de gauche prennent grand soin d’y échapper pour leur compte. À cette fin, d’aucuns choisissent de transiger avec la rationalité dont se prévaut la droite, d’autres tâchent plutôt de complaire au peuple que dépeint l’extrême droite, et d’autres encore cherchent refuge dans leur propre passé.

Divergentes dans leur orientation idéologique, ces trois réactions à la peur d’être caricaturé se soldent pourtant par un même échec. Au lieu de renouveler leurs propositions en prenant appui sur les aspirations de leurs sympathisants, les gauches s’obstinent à chercher le salut hors de leur orbe : reconnaissance des marchés, revirement des pavillons périurbains, reviviscence d’une version épuisée de la classe ouvrière. Aussi n’est-il guère étonnant que leurs escapades doctrinales nuisent autant à leur popularité qu’à leur cohérence intellectuelle.

Cet article a été publié pour la première fois le 9 décembre 2019 dans le quotidien AOC


[1] La situation est un peu différente du côté des chercheurs : voir notamment Pierre Martin qui, dans Crise mondiale et systèmes partisans (Presses de Sciences-Po, 2018) répartit l’espace politique entre « une droite conservatrice-identitaire, une gauche démocrate-écosocialiste et un centre libéral-mondialisateur . »

Michel Feher

Philosophe, Fondateur de Zone Books

Notes

[1] La situation est un peu différente du côté des chercheurs : voir notamment Pierre Martin qui, dans Crise mondiale et systèmes partisans (Presses de Sciences-Po, 2018) répartit l’espace politique entre « une droite conservatrice-identitaire, une gauche démocrate-écosocialiste et un centre libéral-mondialisateur . »