Rediffusion

Pourquoi demander pourquoi ?

Philosophe

L’omniprésence du « pourquoi », qui peuple tant nos phrases qu’il en devient presque ponctuation, cache la multiplicité de ses usages comme de ses significations. S’interroger sur le « pourquoi », en faire la grammaire, c’est réaliser le caractère si souvent idolâtre de la réponse première, simple raison envisagée comme cause principielle. Rediffusion du 15 janvier 2020

On est cheminot, enseignant, interne. On participe à un dîner quelconque, quelque part, et quelqu’un demande : « Mais pourquoi donc fais-tu grève ? » On répond que ce projet que le gouvernement veut nous imposer est injuste, et un autre interlocuteur reprend : « Mais pourquoi n’est-il pas juste ? Pourquoi ne devrait-on pas avoir un système égal pour tous, comme ils disent ? » Et on parle pénibilité, espérance de vie, équité, etc.

Ce petit mot, « pourquoi ? » ponctue nos discussions – combien de fois par jour l’employons nous ? Loin d’être restreint à la politique, il traverse tous les champs, du plus quotidien – « pourquoi le boulanger est-il fermé aujourd’hui ? » – au plus manifestement métaphysique – « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », demandait Leibniz – en passant par l’intime – « pourquoi il/elle n’est pas venu ? » Il est la question du savant – « pourquoi le bâton droit plongé dans l’eau m’apparaît-il plié ? » – comme celle des détectives – « pourquoi le majordome a-t-il mis ses gants un dimanche ? »

Parmi toutes les questions qui nous permettent de nous orienter dans le monde et dans nos vies communes – qui ?, quoi ?, combien ? , où ?, quand ? – celle-ci semble nécessaire pour qu’un certain sens advienne, quel que soit la signification qu’on donne à ce mot. De fait, à la différence de ces autres questions, il a vertu de lier ce qui existe à autre chose : les opinions à leurs justifications, les actions à leurs motifs, les événements à leurs effets. Imaginons un instant ce que serait un monde ou une existence sans possibilité de demander « pourquoi ? », sans réponse imaginable ou disponible à cette question : un amas de faits hétéroclites, des actions incompréhensibles, des opinions aléatoires à avoir ou ne pas avoir. Notre expert en bâtons ou en optique serait au chômage ; la vie courante en pâtirait tout autant : en sachant ou en imaginant pourquoi nos amis ou collègues font telles et telles choses, nous pouvons en effet prédire leur comp


Philippe Huneman

Philosophe, Directeur de recherche à l’IHPST (CNRS/Paris-I)