International

État-nation et définition ethno-religieuse de la citoyenneté

Politiste

Après Sainte-Sophie, le président turc veut reconvertir le musée Saint-Sauveur d’Istanbul en mosquée. Ce type de tentative de définition ethno-religieuse de la citoyenneté dépasse de loin le cas turc et le cadre de chacune des principales religions, ou des États qui y semblent associés (Israël, Inde, Birmanie, Russie…). Dans leur dénominateur commun, ces configurations politiques doivent être comprises à la lumière tamisée d’une sociologie historique et comparée de la formation de l’État, plutôt que mises sous le projecteur aveuglant de l’explication culturaliste et de son « illusion identitaire ».

L’actualité internationale ne cesse de nous rappeler l’acuité, dans un monde contemporain supposé voué à la sécularisation, de la définition ethno-religieuse de la citoyenneté. Aux antipodes du sionisme originel, Israël identifie désormais celle-ci au judaïsme. En mal de sondages d’opinion favorables, le président de la République de Turquie rend à l’islam Sainte-Sophie. Le Liban étouffe sous le poids d’un confessionnalisme politique apparemment indépassable. Les guerres civiles de Syrie, d’Irak et du Yémen semblent largement s’être rabattues sur l’opposition entre sunnites et chiites (ou alaouites). Héritages de feu l’Empire ottoman dont tous ces territoires étaient peu ou prou des provinces ?

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Oui, en partie, mais l’hypothèse doit être élargie. Car en Inde Narendra Modi poursuit une politique d’exclusion de la nation de son importante minorité musulmane. La Birmanie et le Sri Lanka empruntent eux aussi cette voie. En Europe, en Amérique du Nord, la place de l’islam dans la cité est également questionnée de manière de plus en plus polémique, tout comme dans la Russie de Vladimir Poutine. Parlera-t-on alors d’une « islamophobie » généralisée ? Sans doute, mais pas seulement : la plupart des pays dits musulmans ne sont pas en reste en matière de définition ethno-religieuse de la citoyenneté, au détriment des chrétiens, des juifs, voire des autres obédiences islamiques que celle à laquelle s’identifie l’État, comme en Turquie, en Iran ou au Pakistan.

De toute évidence le problème déborde le cadre de chacune des principales religions, ou des États qui y semblent associés. Dans leur dénominateur commun, ces configurations politiques doivent donc être comprises à la lumière tamisée d’une sociologie historique et comparée de la formation de l’État, plutôt que mises sous le projecteur aveuglant de l’explication culturaliste et de son « illusion identitaire ».

Deux idéaltypes

On peut opposer, sur un mode idéal-typique, la domination impériale et la domination stat


[1] Jürgen Osterhammel, La Transformation du monde. Une histoire globale du XIXe siècle, Nouveau monde éditions, 2017, p. 178.

[2] Jane Burbank, Frederick Cooper, Empires. De la Chine ancienne à nos jours, Payot, 2011, p. 16.

[3] Béatrice Hibou, Mohamed Tozy, « Une lecture wébérienne de la trajectoire de l’Etat au Maroc », Sociétés politiques comparées, 37, septembre-décembre 2015, disponible ici
et Tisser le temps politique au Maroc. Imaginaire de l’Etat à l’âge néolibéral, Karthala, 2020.

[4] Jane Burbank, Frederick Cooper, Empires, op. cit., p. 23.

[5] Karen Barkey, Empire of Difference. The Ottomans in Comparative Perspective, Cambridge University Press, 2008, notamment p. 193 ; Daniel Goffman, The Ottoman Empire and Early Modern Europe, Cambridge University Press, 2002, pp. 91 et suiv.

[6] Reşat Kasaba, A Moveable Empire. Ottoman Nomads, Migrants & Refugees, University of Washington Press, 2009 ; Denis Retaillé, « Sahel, sahel », L’Information géographique, 82 (1), 2018, pp. 34-81.

[7] Jean-François Bayart, Romain Bertrand, « De quel ‘‘legs colonial’’ parle-t-on ? », Esprit, décembre 2006, pp. 134-160.

[8] Jane Burbank, Frederick Cooper, Empires, op. cit., p. 317.

[9] Serge Gruzinski, Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Editions de La Martinière, 2004.

[10] Béatrice Hibou, Mohamed Tozy, Tisser le temps politique au Maroc, op. cit., p. 230.

[11] Pieter M. Judson, « L’Autriche-Hongrie était-elle un empire ? », Annales HSS, 63 (3), mai-juin 2008, p. 585.

[12] Michael Mann, The Sources of Power, tome I : A History of Power from the Beginning to A. D. 1760, Cambridge University Press, 1986,  pp. 145 et suiv.

[13] Jane Burbank, Frederick Cooper, Empires, op. cit., p. 35.

[14] Yves Chevrier, « L’empire distendu : esquisse du politique en Chine des Qing à Deng Xiaoping » in Jean-François Bayart, dir., La Greffe de l’Etat. Les trajectoires du politique, 2, Karthala, 1996, pp. 263-395.

[15] Pour une distinction typologique commode entre l’empire e

Jean-François Bayart

Politiste, Professeur à l'IHEID de Genève titulaire de la chaire Yves Oltramare "Religion et politique dans le monde contemporain"

Mots-clés

Laïcité

Notes

[1] Jürgen Osterhammel, La Transformation du monde. Une histoire globale du XIXe siècle, Nouveau monde éditions, 2017, p. 178.

[2] Jane Burbank, Frederick Cooper, Empires. De la Chine ancienne à nos jours, Payot, 2011, p. 16.

[3] Béatrice Hibou, Mohamed Tozy, « Une lecture wébérienne de la trajectoire de l’Etat au Maroc », Sociétés politiques comparées, 37, septembre-décembre 2015, disponible ici
et Tisser le temps politique au Maroc. Imaginaire de l’Etat à l’âge néolibéral, Karthala, 2020.

[4] Jane Burbank, Frederick Cooper, Empires, op. cit., p. 23.

[5] Karen Barkey, Empire of Difference. The Ottomans in Comparative Perspective, Cambridge University Press, 2008, notamment p. 193 ; Daniel Goffman, The Ottoman Empire and Early Modern Europe, Cambridge University Press, 2002, pp. 91 et suiv.

[6] Reşat Kasaba, A Moveable Empire. Ottoman Nomads, Migrants & Refugees, University of Washington Press, 2009 ; Denis Retaillé, « Sahel, sahel », L’Information géographique, 82 (1), 2018, pp. 34-81.

[7] Jean-François Bayart, Romain Bertrand, « De quel ‘‘legs colonial’’ parle-t-on ? », Esprit, décembre 2006, pp. 134-160.

[8] Jane Burbank, Frederick Cooper, Empires, op. cit., p. 317.

[9] Serge Gruzinski, Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Editions de La Martinière, 2004.

[10] Béatrice Hibou, Mohamed Tozy, Tisser le temps politique au Maroc, op. cit., p. 230.

[11] Pieter M. Judson, « L’Autriche-Hongrie était-elle un empire ? », Annales HSS, 63 (3), mai-juin 2008, p. 585.

[12] Michael Mann, The Sources of Power, tome I : A History of Power from the Beginning to A. D. 1760, Cambridge University Press, 1986,  pp. 145 et suiv.

[13] Jane Burbank, Frederick Cooper, Empires, op. cit., p. 35.

[14] Yves Chevrier, « L’empire distendu : esquisse du politique en Chine des Qing à Deng Xiaoping » in Jean-François Bayart, dir., La Greffe de l’Etat. Les trajectoires du politique, 2, Karthala, 1996, pp. 263-395.

[15] Pour une distinction typologique commode entre l’empire e