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Quelle 5G ? Pluralisme des stratégies de réseaux

Sociologue

La France a lancé le 29 septembre les enchères pour l’acquisition des fréquences 5G, mais le débat sur l’installation de cette nouvelle technologie est-il clôt pour autant ? Oui à en croire le président de la République, et tous ceux qui succombent à ce qu’on pourrait appeler la « tyrannie du retard ». Il y a pourtant encore la possibilité d’initier un véritable débat, qui suppose de s’extirper des oppositions binaires, de poser clairement les enjeux et surtout de préciser de quelle 5G l’on parle… car il y en a plusieurs.

Est-il encore temps d’avoir un débat stratégique sur la 5G ou doit-on se contenter des a priori pour ou contre et de suivre la tendance générale puisque « tous les autres pays » ont déjà alloué leurs fréquences ? La Suisse, qui l’avait fait très tôt, vient pourtant de tout arrêter au moment des installations d’antennes devant la levée de bouclier des citoyens. Si le débat n’a pas lieu maintenant, on voit bien qu’il va certainement émerger plus tard et de façon beaucoup moins modérée.

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Dans cette façon binaire de poser le débat, on perçoit bien l’absence de pensée stratégique (pour l’industrie française et européenne, pour les consommateurs et les citoyens) et le suivisme total vis-à-vis des offensives des firmes technologiques en faveur de « la 5G » à tout prix, sans entrer dans les détails.

Voilà un indice qui devrait nous mettre la puce à l’oreille : selon les arguments, les interlocuteurs changent de 5G. Il existe en fait plusieurs 5G. Le débat public mériterait d’être posé clairement en partant des dispositifs techniques qui sont réellement en cause. Il existe en effet trois bandes de fréquence qui vont être allouées aux opérateurs avec des performances et des finalités très différentes. Mais une fois que le débat sur le débat est lancé avec autant d’a priori, on ne prend même plus le temps d’expliquer ce que comprend ce package qu’on nous présente comme un tout – « LA 5G » – et comment nous pourrions le décomposer, le recomposer et choisir entre plusieurs politiques de fréquence dans ce cas.

De la même façon que le débat public sur les nanotechnologies a été saboté par un trop haut niveau de généralisation (quel rapport entre les nano des cosmétiques et celle des matériaux ?), le débat sur la 5G est noyé dans un flot de principes a priori où l’on ne peut travailler à composer avec la technique, ce que Bruno Latour proposait dans son Manifeste compositionniste et que nous avions développé comme méthode dans notre revue Cosmopolitiques. Mais il faut dire que les temps sont peu favorables à la composition mais plutôt à la polarisation et à l’affrontement et que l’impératif d’entrer dans la technique semble effrayer même les décideurs ou les médias (ça ne produit guère de catchphrases, il est vrai).

On voit bien que l’étude du pluralisme des propriétés de l’offre technique permet d’ouvrir ici un autre débat, totalement différent.

Entrons donc un peu dans la technique pour voir comment elle est composée par certains acteurs qui la poussent vigoureusement et comment il serait possible d’y réintroduire du pluralisme, mot clé de tous mes travaux et enseignements et condition pour restituer des possibles politiques. Il existe donc DES 5G, soit trois bandes de fréquence. La première, dans les 700 Mhz, est déjà utilisée et connue et permettrait d’augmenter les performances de la 4G, on parle d’ailleurs parfois de 4G+, elle offre une bonne portée (et donc moins d’antennes) mais un débit moindre, elle permet aussi de pénétrer plus facilement à l’intérieur des bâtiments. Alors que la seconde, la bande des 3,5 Ghz permet un débit plus élevé mais une portée moindre (d’où la multiplication des antennes). C’est cette dernière qui est prioritaire pour les opérateurs actuellement.

On mesure alors que les arguments sur la santé sont plus simples à traiter si l’on parle de ces fréquences, car on les connaît mieux, même si l’augmentation du nombre d’antennes peut poser problème. La question du sens culturel et politique d’une consommation de contenus numériques avec une qualité toujours plus poussée mérite cependant d’être posée : est-ce une priorité que de passer toutes les séries télé que nous regardons au standard 4K puis 8 K ? La conséquence, en tous cas, sera une augmentation de la consommation d’énergie globale pour les réseaux. Les promoteurs de la 5G mettent en avant son caractère efficient, son optimisation en prenant l’exemple de la Chine qui éteint ses antennes la nuit. Précisons que si elle les éteint, c’est bien parce que cette 5G consomme nettement plus que la 4G.

Et l’« effet rebond », c’est-à-dire l’encouragement à la consommation, est bien connu pour annihiler les gains énergétiques. La priorité de notre époque de crise climatique devrait être pourtant de s’engager dans la voie de la sobriété et non simplement de l’efficience. Pour cela, il faut faire une analyse complète de la chaîne de valeur et des augmentations de consommation à tous les niveaux (dont l’obsolescence des terminaux, leurs consommations de terres rares, les antennes, les serveurs, etc.). Une fois cette analyse faite, on peut débattre pour définir un cahier des charges qui soit compatible avec nos objectifs définis dans les accords de Paris (car tous les secteurs sont concernés et l’innovation doit se loger ici avant tout). Dire cela, ce n’est pas penser de manière binaire, c’est composer avec les contraintes, prendre des décisions à l’intérieur du système Terre et de son épuisement actuel, et trouver le meilleur compromis, quitte à demander aux ingénieurs de retourner dans leurs laboratoires pour optimiser (là aussi mais différemment) leurs innovations.

Ces remarques sont vraies pour toutes les fréquences, et doivent désormais constituer la base de toute stratégie industrielle : on contraint les transports, l’agriculture (et on peine à le faire !), pourquoi les télécoms devraient-elles être exemptées ? Voilà bien un exemple d’abdication trop facile du politique, des États-nations et des instances européennes. Pourtant ce cahier des charges avait été annoncé en début d’année par Thierry Breton, le commissaire en charge de ces dossiers. Depuis, aucune nouvelle et l’on cède encore une fois devant la pression des firmes, en l’occurrence autant européennes (Nokia et Ericsson) que chinoises (Huawei).

À l’autre extrême du spectre, le package 5G comporte aussi une allocation de fréquences dans la bande des 26 GHz, qui n’a rien à voir en termes de types d’ondes, de connaissances et de fonctionnalités offertes. Il est quand même très étrange d’avoir continué à agréger des offres techniques aussi disparates sous le même nom et de communiquer sur les performances d’une bande de fréquences qui ne fera pas partie des enchères actuelles (il est prévu un autre marché plus tard). L’argument ici n’est plus celui de l’augmentation des débits mais celui de la latence. En effet, ces fréquences sont dites millimétriques, de portée plus limitée, et notamment peu performantes pour transpercer le bâti mais elles sont de très faible latence, c’est-à-dire qu’elles permettent une réactivité élevée entre les objets connectés, les antennes et les serveurs.

On voit bien que l’étude du pluralisme des propriétés de l’offre technique permet d’ouvrir ici un autre débat, totalement différent. Les questions de santé sont cette fois bien différentes, car on connaît peu les effets de ces ondes sur la santé, il serait donc sage d’attendre les résultats des études engagées, notamment celle de l’ANSES attendue en mars 2021. Mieux encore, il serait nécessaire de croiser les analyses que l’on fait pour une bande de fréquences donnée avec les expositions multiples à d’autres ondes qui sont notre quotidien. De même que l’effet rebond ne peut être écarté pour analyser l’ensemble des interactions du système sur le plan énergétique, de même il serait temps de prendre en compte l’effet cocktail ou la « potentialisation », comme on dit pour les médicaments et la chimie. Une onde, ça va, dix ondes bonjour les dégâts ? En tous cas, cela mériterait d’être étudié puisque c’est dans cette soupe d’onde que nous baignons.

Cela donne une idée des limites des approches modernes des analyses de risque, qui procèdent de façon analytique en découpant le problème selon ce qui intéresse les industriels, à savoir une longueur d’ondes précise. Or, une vision écologiste prend en compte le cosmos à l’intérieur duquel nous sommes. Voici donc une seconde règle, après celle du pluralisme technologique : reconstituer les interactions du système et le faire depuis l’intérieur de ce système, depuis son expérience pour les êtres concernés (et donc en environnement réaliste même s’il faut procéder à une simulation pour cela).

Il faut accepter de réorganiser le cadre du débat, ce qui suppose de prendre du temps et de refuser toute dictature de l’urgence, toute tyrannie du retard.

Mais, pour les industriels, cette approche scientifique systémique serait soit infaisable, soit trop longue. Car nous n’avons pas le temps d’attendre. Cette révolution (pour les fréquences qui permettent cette latence) serait incontournable et surtout critique pour « notre » position dans la compétition internationale. Est actionné alors le surmoi tout puissant et anxiogène de la tyrannie du retard, qui devrait être considérée comme une peur bien plus irrationnelle que celle de ceux qui veulent vérifier les effets sanitaires des ondes. Éduqués dès l’école à cette hantise du retard, cultivés dans la foi dans le progrès qui n’attend pas, effrayés à l’idée de rater ce même train du progrès, il ne vient pas à l’idée des évangélistes de la 5G et des gouvernements qui les suivent de faire état de l’art argumenté des forces que la France, voire l’Europe, peuvent mobiliser dans cette « course ».

Car une fois cette tyrannie du retard installée dans les esprits, les capacités d’analyse disparaissent dans un tunnel cognitif où la seule lumière vient du point d’arrivée, déjà déterminé… par d’autres ! En ces temps où le discours sur la souveraineté semble reprendre un peu de vigueur, on le voit se dissiper au premier coup de vent de folie provoqué par la 5G. Qui maîtrise les techniques d’équipements de la 5G ? Huawei, la Chine donc, mais aussi Ericsson et Nokia qui sont des firmes européennes. Les américains sont absents de la compétition et l’on comprend mieux l’empressement de Trump à discréditer Huawei et à le bloquer.

La France, dans cette configuration, n’a pas beaucoup d’atouts à faire valoir si ce n’est la promesse qu’on fait miroiter aux industriels de pouvoir automatiser radicalement leurs process grâce aux objets industriels connectés. Comme on le voit, encore un glissement ! L’enjeu industriel ne concerne pas les entreprises qui produiraient les équipements de la 5G (toutes étrangères) mais celles qui les utiliseraient, ce qui devrait réduire déjà l’urgence de l’affaire. Car les industriels que l’on convoque ainsi sont plutôt étonnés de se voir sommés d’automatiser, soit parce qu’ils le font déjà, soit parce que les effets sur l’emploi sont tels qu’il vaut mieux y réfléchir à deux fois – surtout dans cette époque de récession –, soit parce que ce n’est pas la disponibilité de la 5G qui va dicter leurs investissements mais par exemple l’existence sur le marché d’offres logistiques qui sont encore totalement expérimentales dans un ou deux ports chinois.

Mais la tyrannie du retard fait parler les « décideurs » à la place des véritables responsables des choix techniques dans les entreprises. Autre glissement par la même occasion, la 5G n’est plus une question d’usages grand public mais seulement – voire uniquement – industriels, ce qui permet d’économiser la nécessité du débat public. Comme on le voit, « la 5G » est en train de se transformer pendant tout ce débat : pour masquer les services peu crédibles proposés à un public qui n’adhère pas suffisamment, on transforme la question en un enjeu industriel de pointe.

Lorsqu’on fait le bilan de toutes ces dérives et reformulations des propriétés, des objectifs et des publics concernés, il n’est guère étonnant que des thèses farfelues et complotistes viennent s’immiscer dans le débat, sur le thème « on nous ment ». Les experts et les décideurs de ces domaines ont pris pour habitude de s’autoriser à dire tout et son contraire selon les publics, comme de vulgaires marchands de tapis, et la perte de confiance est assurée dans ces conditions. Pour la récupérer, il faut accepter de réorganiser le cadre du débat (hors du binaire pour ou contre), de cibler les questions selon les propriétés techniques (quelle 5G), ce qui suppose de prendre du temps et de refuser toute dictature de l’urgence, toute tyrannie du retard.

Car en matière d’innovation, la loi du premier entrant n’est pas la principale. Les parties prenantes françaises ne seront pas dans cette catégorie dans tous les cas. Cela veut dire qu’elles devront suivre, et renforcer encore la « dépendance au sentier » qui va se créer au profit des premiers entrants qui auront dicté leur loi. Or, innover, c’est différer, pourrait-on dire pour plagier à la fois Tarde et Derrida. Il faut faire une différence pour éviter de rester dans la roue des premiers entrants et il ne faut pas le faire trop tôt pour ouvrir les possibles mais assez tôt pour éviter de se retrouver soumis à l’autre loi, celle du winner-take-all, désormais amplifiée par la force de frappe financière démesurée de certains groupes.

Comme on le voit, un tel débat pourrait même devenir une occasion de penser stratégiquement dans un cadre de compétition. Mais alors, pourquoi accepter les règles fixées par les autres et non anticiper la deuxième vague ? Celle qui obligera tout le monde à réviser les croyances et les promesses du début qui sont toujours démenties au point de produire ce qu’on appelle ce fossé de la désillusion qui fait suite au moment d’excitation contagieux (la hype).

L’Europe l’a déjà fait avec le RGPD (règlement général pour la protection des données à caractère personnel). Alors que les plateformes, GAFAM et les autres, pratiquaient la prédation en bande organisée en matière de données et de traces, la CNIL et les agences similaires en Europe ont édicté un Règlement (opérationnel depuis 2018) qui effraya l’industrie au tout début mais qui a permis la mise en place d’une « convention » (comme on le dit en économie), qui génère plus de confiance et qui structure durablement le marché. L’Europe serait en retard, nous disait-on, si elle ne laissait pas faire la prédation de ces données et traces. C’est le choix opposé qui fut fait et le modèle européen devint la référence qui obligea toute l’industrie mondiale des données à se réorganiser.

C’est exactement ce qui est possible pour la 5G. Il est possible de fixer un cahier des charges qui anticipe sur les problèmes énergétiques, sanitaires, mais aussi de sécurité, de façon à jouer le coup d’après et à permettre à sa recherche et ses industries de prétendre à un leadership fondé sur des principes européens forts et non sur le suivisme des premiers entrants.

Alors que les offres actuelles favorisent la vitesse, il faudrait investir massivement dans la sécurité.

En matière de sécurité en particulier, des exigences renforcées sont nécessaires. Il est inquiétant de voir comment les experts de la cybersécurité se taisent sur le sujet (ou sont étouffés dans l’œuf, je ne saurais trancher). Le seul souci évoqué est aligné sur celui de Trump : le risque d’espionnage au profit de la Chine si Huawei fournit les équipements, Huawei étant directement soumis aux impératifs du Parti communiste chinois. L’argument est très recevable tout autant que le serait celui qui exigerait de Ericsson et de Nokia de garantir qu’aucune information ne puisse transiter vers les services de renseignements occidentaux (au sens large, puisque la NSA trouve beaucoup de bonne volonté en Europe comme l’a montré Snowden).

Mais ce débat plutôt sensationnaliste permet encore une fois de se focaliser sur un ennemi sans voir la poutre qui occulte nos propres offres (malgré Snowden !!), et empêche de parler d’architecture de réseau. Or, avec la 5G, et surtout avec ces fréquences qui réduisent la latence et favorisent la réactivité des objets connectés, la sécurité du réseau actuel (internet et web), déjà très faible, sera encore plus menacée. Le hacking du réseau et des systèmes d’information des organisations, même très grandes (comme Amazon Web Services) ou très critiques (comme l’hôpital de Rouen en 2019), consiste très souvent à prendre le contrôle d’objets connectés peu sécurisés, comme des caméras de surveillance ou des jouets, pour lancer des attaques dites de Denial of Service (qui saturent les capacités de réponse des serveurs et les bloquent comme l’attaque de Dyn en 2016 qui paralysa le trafic de tout l’Est des États Unis pendant une demi-journée) ou pour faire pénétrer des chevaux de Troie via des adresses ordinaires.

La multiplication de ces objets connectés (des dizaines de milliards dans les 5 ans à venir) constitue, c’est vrai, un changement radical d’architecture de réseau, franchissant un seuil inédit dont on ne connaît pas les effets. Les bienfaits vendus pour les services urbains – la voiture autonome ou la chirurgie à distance – sont très souvent des arguments de vente frelatés et irréalistes mais surtout plus nobles que les jeux vidéo comme Pokemon Go, qui seront peut-être les seuls à bénéficier, dans l’immédiat, de ces avantages. Cependant, les risques que représente la prolifération d’objets connectés restent ignorés, car il faudrait changer de regard, penser le système technique et ses changements d’échelle, sur lesquels McLuhan, notamment, avait alerté.

Or, avec la porosité du réseau actuel, tous ces objets connectés deviendront des portes d’entrée idéales pour les hackers et il n’est pas nécessaire de visionner plusieurs épisodes de Black Mirror pour en trouver des preuves. Mais ce point reste très rarement évoqué, y compris dans les agences supposées réguler les télécommunications comme l’Arcep. En effet, entrer dans ce débat obligerait à être précis techniquement, à lancer des tests, à établir un cahier des charges très exigeants pour tout appareil connecté au moment où on lance les attributions de fréquence. Cela obligerait à sortir du cadre trop restreint de « la 5G » pour débattre du type de réseau dont nous voulons : alors que les offres actuelles favorisent la vitesse, il faudrait investir massivement dans la sécurité.

Le cadrage actuel du débat est irresponsable, il relève toujours de la première modernisation, comme l’appelle Ulrich Beck, celle qui a produit la catastrophe climatique actuelle. Avec une 5G d’objets connectés massivement (ce qui n’est pas toute la 5G), nous changeons d’échelle pour produire inéluctablement des dérives systémiques sans avoir de prise pour garder le contrôle. Ces apprentis sorciers nous mènent là encore dans le mur sous prétexte d’innovation et de compétition. C’est dire s’ils sont incapables de se contrôler eux-mêmes tant ils sont intoxiqués à la vitesse, ce qui est aussi le cas de nos activités mentales collectives, comme je le montre dans mon livre Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux (à paraitre le 8 octobre aux éditions Le Passeur).

Dernier impératif en effet, mettre l’éthique aux commandes en même temps que la créativité. Ces deux impératifs semblent contradictoires souvent. Car être créatif semble supposer une totale liberté. Or tous les spécialistes de la créativité comme les poètes savent que la contrainte ne freine pas la créativité, au contraire elle l’engendre. L’éthique en matière de sécurité, de consommation énergétique ou de santé, consiste non pas à optimiser selon les traditions des milieux industriels (dans ce cas, il s’agit seulement de calcul coûts-bénéfices) mais à sélectionner d’autres critères qui doivent être présents dans le cahier des charges, qui peuvent être objectivés ou seulement présents à titre de valeurs de référence. Mais elle consiste aussi en une capacité à ralentir, voire à ne pas faire du tout.

Il faudrait donc se libérer de cette seconde tyrannie, celle de nos pulsions d’innovation à tout prix, pour reconnaître qu’on pourrait faire autrement. Et à ce moment, on peut examiner ce qui, parmi les versions possibles de la 5G, est acceptable ou doit être reporté ou sévèrement contraint, même et surtout en situation d’incertitude sur les connaissances. Ce cadre une fois établi, la créativité peut s’en donner à cœur joie pour inventer, non plus suivre ni « innover », mais imaginer des solutions à d’autres problèmes que ceux qu’on nous a assignés (comme l’impératif stupide de regarder des séries sans solution de continuité quel que soit notre environnement et notre terminal !).

L’innovation qui tourne à vide dans sa roue de hamster ne fait que reprendre la voie royale du progrès dictée par la technoscience. Negroponte, ancien directeur du MIT, se lamentait que leurs meilleurs étudiants fuient la recherche pour créer leur start-up qui livrera des pizzas plus vite que les autres, alors que tant de vrais problèmes cruciaux pour toute l’humanité ne sont toujours pas traités et demanderaient la mobilisation de tous ces cerveaux. Si 50% de l’énergie créatrice mise pour produire la 5G était placée dans les vraies questions que sont le réchauffement climatique, les mouvements migratoires, la réduction des inégalités, par exemple, le numérique commencerait à sortir de sa roue de hamster et redeviendrait désirable et responsable.

La créativité et l’intelligence collective doivent reprendre le dessus et ouvrir les possibles. L’impératif du débat n’est plus seulement une exigence démocratique pour produire enfin une forme de démocratie technique (Callon, Lascoumes et Barthe), il est la condition pour que s’exerce la créativité sous l’égide d’un impératif éthique redéfini collectivement.

NDLR : Dominique Boullier publiera le 8 octobre Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux : l’ère du réchauffement médiatique, Le Passeur éditeur.


Dominique Boullier

Sociologue, Professeur à Sciences Po (Paris), chercheur au Centre d'études européennes et de politique comparée (CEE)