Un séparatisme républicain ?
Le 2 octobre dernier, le président de la République a annoncé le projet de loi renforçant le cadre laïc qui sera porté au débat début décembre. Dans ce discours, qui dessine assez précisément le contenu du projet, Emmanuel Macron appelle à un « réveil républicain » contre l’islamisme radical, défini comme « une organisation méthodique pour contrevenir aux lois de la République et créer un ordre parallèle, ériger d’autres valeurs, développer une autre organisation de la société, séparatiste dans un premier temps, mais dont le but final est de prendre le contrôle ».
La prise de position défendue, celle de la plus grande vigilance à l’égard d’idéologies susceptibles de détruire les libertés et les principes d’égalité entre les individus, est en soi peu discutable : l’Histoire a montré la fragilité des sociétés face à la montée de la violence et des totalitarismes, et les atrocités perpétrées par l’État islamique, dont le fantasme politique constitue une monstrueuse dystopie, appellent à une lutte sans relâche contre le fanatisme.
Par ailleurs, l’allocution a le mérite de rappeler des fondamentaux. Ainsi, elle définit très clairement la laïcité comme « liberté de croire ou de ne pas croire », et réaffirme la différence entre d’une part le nécessaire devoir de « neutralité de l’État », et d’autre part « l’effacement des religions dans la société dans l’espace public », que les règles du jeu laïc ne requièrent aucunement. Ce faisant, Emmanuel Macron dénonce implicitement les dérives qui avaient conduit à dresser des contraventions contre des femmes voilées sur quelques plages du sud-est de la France dans le courant de l’été 2016, dérives unanimement moquées à l’étranger, et condamnées par le Conseil d’État en France.
Enfin, le discours insiste sur le « piège de l’amalgame tendu par les polémistes et par les extrêmes qui consisterait à stigmatiser tous les musulmans ». Là aussi la prise de position est utile, de même que les mots pointant la responsabilité qu’a notre pays dans la tentation du séparatisme, responsabilité dont Emmanuel Macron trouve la source à la fois dans les tabous que la France n’a pas pu affronter à propos de son passé colonial, et dans les « promesses non tenues » par la République en matière d’intégration des Français issus de l’immigration. Lutter contre le retrait communautaire et la tentation de l’islam radical exigerait ainsi de redonner « l’espoir », et d’œuvrer à une République qui sache se faire « aimer à nouveau en démontrant qu’elle peut permettre à chacun de construire sa vie. »
Emmanuel Macron, prêchant pourtant l’union, prend avec ce discours le risque d’aggraver les fractures qu’il prétend réduire.
En se montrant ferme dans la volonté de circonscrire des dérives idéologiques porteuses de violence (contre lesquelles il annonce un contrôle accru dans le domaine de l’éducation des enfants – la formation d’un « islam maison » échappant aux influences extérieures –, une plus grande vigilance à l’égard des associations culturelles, le respect de la neutralité des salariés dans les structures délégataires du service public), mais en exprimant aussi sa réticence à l’égard de toute forme de stigmatisation des musulmans de France, le président de la République espère faire œuvre de raison ; il souhaite tenir le cap sur une ligne de crête étroite, entre les « naïfs » qui laisseraient faire, et les « extrémistes » qui briseraient les libertés et la capacité de vivre ensemble.
Néanmoins l’aiguille de la boussole tremble dangereusement sur ce chemin incertain. Emmanuel Macron, prêchant pourtant l’union, prend avec ce discours le risque d’aggraver les fractures qu’il prétend réduire, et finit par construire les fondements du séparatisme républicain à venir.
D’abord, tout en décrivant certaines situations inacceptables (par exemple des écoles hors contrat et des associations « culturelles » à visée clairement propagandiste), l’allocution omet d’en souligner le caractère très minoritaire. Plus encore, cherchant à démontrer l’urgence de l’action, le président ne se prive pas de faire monter en généralité ces affaires pour affirmer le caractère « répété » des écarts avec les valeurs de la République, et dessine le tableau apocalyptique de ce qui en découlerait « souvent » à ses yeux : « la constitution d’une contre-société dont les manifestations sont la déscolarisation des enfants, le développement de pratiques sportives, culturelles communautarisées (…) l’endoctrinement et par celui-ci, la négation de nos principes, l’égalité entre les femmes et les hommes, la dignité humaine ».
Sur quels faits avérés et sur combien de situations s’appuient ces affirmations ? Emmanuel Macron dit fonder son diagnostic sur « les médias, les préfets, [avec] les universitaires qui travaillent le sujet ». On pourra s’étonner de cet inventaire hétéroclite de sources, et regretter que des travaux universitaires fondés sur l’exigence de la démonstration scientifique ne soient pas mieux distingués d’une démarche journalistique parfois entravée par le manque de temps ou la tentation du sensationnel, ou de l’investigation policière centrée par essence sur les cas les plus graves. Surtout, on regrettera que ces travaux universitaires ne soient pas plus lus, ou considérés dans leur pluralité. La thèse d’un jihadisme fourbissant ses armes idéologiques et prêt à déferler sur les consciences musulmanes d’Occident, celle de territoires de grands ensembles déjà conquis par la radicalité islamique violente, sont loin de faire l’unanimité dans les sciences sociales œuvrant à mieux comprendre le renouveau de la pratique religieuse chez la jeunesse de culture musulmane. Nombre d’articles ont solidement démontré les insuffisances méthodologiques et épistémologiques de ces travaux alarmistes.
Mais la suite du propos présidentiel éclaire sur les raisons de son orientation discutable : si les études universitaires qui relativisent le poids de la menace islamique violente en Occident et nient la pertinence d’une réponse ultra-sécuritaire ont une si faible audience chez nos gouvernants, c’est parce qu’elles reflètent à leurs yeux un champ parasité par d’« autres traditions universitaires », en particulier « anglo-saxonnes » − manière sans doute de désigner l’ensemble des colonial studies, et l’affaiblissement d’échanges intellectuels qui se seraient éloignés de « la controverse académique et scientifique » pour sombrer dans « des débats idéologiques et exclusivement politiques ». Une nouvelle fois les sciences sociales sont donc remises en cause dans leur intégrité scientifique par des responsables politiques au plus haut niveau.
Il faut réaffirmer avec force la toxicité de telles assertions : elles nuisent à la qualité des réflexions sur notre monde social et, quand le politique s’invente en critique voire en censeur de la science qui ne lui convient pas, elles fragilisent nos démocraties. Il faut aussi continuer plus que jamais de faire ce que les sciences sociales savent faire : prendre position dans la discussion sur la base de résultats empiriques étayés par des protocoles méthodologiques éprouvés, et dénoncer quand il le faut des orientations politiques qui en nient les apports. Car en affirmant sans nuance le poids de l’islamisme violent en France, en ne distinguant jamais ce qui sépare rigorisme et visibilité accrue de la pratique, fondamentalisme et fanatisme, Emmanuel Macron énonce sans complexe des contre-vérités et donne bel et bien crédit à l’« amalgame » et à la « stigmatisation » dont il affirmait vouloir protéger le monde social.
La démocratie française est-elle si fragile que nous ne puissions affronter par le débat les orientations idéologiques qui nous inquiètent ?
Qu’en est-il des islams en France aujourd’hui ? Une partie de la jeunesse de culture musulmane issue de l’immigration s’est appropriée une religion dans laquelle elle voit un guide moral indispensable dans un monde soumis au matérialisme destructeur, un soutien identitaire contre la déqualification sociale, un point d’où formuler une critique contre les dominations passées et présentes. Cette jeunesse qui respecte plus qu’avant les interdits alimentaires, les rites et les prières, est pourtant largement imprégnée des « valeurs de la République » défendues par Emmanuel Macron. Elle se montre notamment très attachée au principe de libre arbitre et aux droits individuels fondamentaux et ne conteste guère le cadre laïc dans son essence. Bien qu’elle puisse être définie comme rigoriste, bien qu’elle exprime souvent de la rancœur à l’égard d’institutions qui ne lui reconnaîtraient pas sans défiance la possibilité d’exprimer sa foi dans l’espace public, elle n’est en rien « séparatiste ».
Une minorité de musulmans, jeunes également le plus souvent, souhaite en outre opérer un retour aux textes sacrés et adopte une lecture littérale des prescriptions qui peut la conduire à se tenir le plus à distance possible de normes et pratiques sociales jugées nuisibles au respect du rite et à l’intégrité de ses choix moraux. Comme le souligne Emmanuel Macron au début de son discours, cette minorité fondamentaliste « affirme que ses lois propres sont supérieures à celles de la République » (affirmation qui définit de fait un bon nombre de croyants, et un nombre plus grand encore de militants politiques « radicaux » qui ne le sont pas du tout !) ; elle peut en effet être qualifiée de séparatiste lorsqu’elle choisit de restreindre ses relations et son niveau de participation à un monde social dont elle estime devoir se protéger.
Si cette attitude, comme tout ce qui indique une difficulté à vivre et réfléchir ensemble, est en soi inquiétante, si elle doit nous tenir en alerte en raison de son intolérance et de son autoritarisme potentiels, faut-il pour autant la criminaliser en considérant que la critique des règles sociales conduirait à systématiquement les enfreindre, voire à légitimer la violence qui serait à même de les détruire ? Dans ce cas, bien des attitudes contestataires ayant choisi un certain degré de retrait social seraient également condamnables…
Les travaux universitaires démontrent qu’un islam rigoriste très critique a bel et bien émergé en Occident (de même que d’autres fondamentalismes religieux catholiques ou protestants), mais que sa « radicalité » en valeurs, d’ailleurs composite et souvent instable dans le déroulement des trajectoires biographiques, n’est en aucun cas impropre à la discussion contradictoire qui est le fondement et la force des régimes libéraux. La démocratie française est-elle si fragile que nous ne puissions affronter par le débat les orientations idéologiques qui nous inquiètent ? Est-elle si menacée que nous en venions à céder au fantasme de verrouiller les discussions et de faire taire systématiquement les voix discordantes ?
Les études empiriques qui ont nourri Désirs d’islam, comme de nombreuses autres, montrent des jeunes musulmans rigoristes déterminés à affirmer le droit de vivre leur religion en France, à se mettre parfois à distance de modèles et de pratiques qui leur paraissent contraires à leurs convictions et choix éthiques, prêts à agir pour lutter contre des dominations persistantes, patriarcales et postcoloniales. Ces jeunes femmes et ces jeunes hommes convaincus n’en dénoncent pas moins avec vigueur l’intolérance religieuse, l’entre-soi sectaire et la violence terroriste, n’en disent pas moins leur volonté d’être présents et entendus dans ce monde social qu’ils espèrent réformer ; leur critique forte est inclusive.
Une première attitude salutaire est de distinguer ces jeunes musulmans d’une petite minorité fondamentaliste plus conservatrice et plus exclusiviste, habitée par la nécessité intransigeante de se protéger d’une monde impur qu’elle simplifie et qu’elle méprise parfois. Une seconde attitude tout aussi salutaire est de ne pas renvoyer cette minorité elle-même au monde du fanatisme et de la violence, qu’elle condamne. Son conservatisme peut paraître contraire à l’émancipation individuelle, et les prises de position défendues peuvent donner envie de les combattre au nom d’autres convictions ; cela va de soi, et cela nourrit la réflexivité de nos sociétés. Cependant, pour entamer la discussion, il s’agit de ne pas discréditer en amont l’adversaire idéologique.
En imposant la grille de lecture de la violence, le président de la République refuse aux jeunes musulmans observants d’une part, aux minorités musulmanes fondamentalistes tentées par un retrait social – toujours relatif – d’autre part, la double position critique qui est pourtant la leur à l’égard de la violence islamiste d’abord, à l’égard d’une société française de leur point de vue insatisfaisante ensuite. Cette lecture les rejette dans le camp des fanatiques dangereux en les privant d’une reconnaissance qui autoriserait le débat. Ainsi, au nom d’un « patriotisme républicain » qui devrait sans aucun doute plaire à l’électorat de droite, sont sapés les fondements de tolérance et de dialogue sur lesquels s’est construite la société démocratique, et s’érige le séparatisme qu’on affirme combattre.
NDLR : Le mois dernier, Agnès Villechaise a publié avec Laetita Bucaille un ouvrage collectif intitulé Désirs d’islam aux Presses de Sciences Po.