Société

Ce que la pandémie du Covid-19 fait au chômage

Sociologue

À l’évidence, la crise économique causée par la pandémie de Covid-19 a provoqué une forte augmentation du chômage, y compris en France, malgré la mise en place du « chômage partiel ». Et pourtant, les chiffres de l’INSEE disent l’inverse. Car la notion même de chômage semble plus que jamais difficile à circonscrire : traditionnellement défini comme la recherche active d’un emploi, il renvoie en fait à une réalité bien plus vaste, qu’on ne peut comprendre que si l’on perfectionne nos instruments de mesure.

Le dénombrement des chômeurs suscite des débats récurrents. Les statistiques du chômage publiées depuis le début de la pandémie du Covid-19 ont renforcé la confusion habituelle. Car le confinement, la contraction de l’activité économique et les mesures d’accompagnement comme le chômage partiel ont déstabilisé les situations d’emploi et comportements d’activité.

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Plus que d’ordinaire, la notion de chômage est difficile à circonscrire. Aussi cette conjoncture offre-t-elle l’occasion de réfléchir à nos manières d’appréhender le chômage et de distinguer les chômeurs et les non-chômeurs. Un examen de ses deux piliers que sont la recherche d’emploi et la privation d’emploi montre les difficultés à cerner les contours du chômage, et à saisir les dégâts actuels sur le front du chômage et de l’emploi.

Une augmentation du chômage…

À l’évidence, la pandémie de Covid-19 a provoqué une forte progression du chômage. Entre le premier et le deuxième trimestre 2020, le taux de chômage est passé de 5,3 % à 11,4 % pour les pays de l’OCDE et de 7,2 % à 10 % pour les pays de la zone euro (source OCDE). Les prévisions pour les prochains semestres dessinent des scénarios différents, avec ou sans deuxième choc épidémique, avec ou sans nouveau confinement. Mais, dans tous les cas, elles augurent un niveau de chômage plus élevé en 2021 qu’avant la pandémie.

En France, la progression du chômage a été fulgurante au cours du second trimestre 2020, et cela en dépit du recours massif au dispositif qui permet de préserver les emplois des travailleurs privés d’activité grâce à la prise en charge par l’État de leur rémunération. Appelé « chômage partiel », ce dispositif vise à éviter les ruptures de contrat et donc le chômage. Pourtant, le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi a fait un bond inédit de 24,5 % pour la catégorie A (ceux qui n’ont exercé aucune activité), et de 6,7 % pour les catégories B et C (ayant exercé une activité réduite). Quel que soit l’indicateur retenu, l’augmentation est considérable sur une période de trois mois. Mais les chiffres de l’INSEE, basés sur l’enquête Emploi et le mode de calcul préconisé par le Bureau international du travail, racontent une autre histoire, celle d’un mouvement inverse de baisse du nombre de chômeurs : une forte baisse, proche de 10 %.

Il n’est pas surprenant que deux méthodes de mesure aussi différentes (compter les chômeurs inscrits à Pôle Emploi ou évaluer leur nombre à partir d’une enquête) donnent des résultats dissemblables. Mais l’ampleur de l’écart n’a jamais été aussi grande (4,150 millions d’un côté, 2,043 millions de l’autre). De plus, les dynamiques sont contradictoires, puisque dans un cas la pandémie se traduit par une croissance jamais vue jusque-là, alors que dans l’autre elle se manifeste par une baisse sans équivalent. La pandémie semble avoir déréglé nos instruments de mesure, ou plutôt elle offre l’occasion d’interroger nos manières de cerner le chômage, de distinguer les chômeurs et les non-chômeurs. Parce qu’elle amplifie des difficultés structurelles à caractériser le chômage, la période actuelle incite à réfléchir aux deux piliers de la notion de chômage que sont la recherche d’emploi et la privation d’emploi.

Rechercher un emploi ou vouloir travailler ?

Pour être considéré comme chômeur, au sens du BIT comme au sens de Pôle emploi, il faut rechercher activement un emploi. Or la recherche effective d’emploi a été grandement empêchée au cours du deuxième semestre 2020 par le confinement strict et par l’arrêt de l’activité de nombreux secteurs. La baisse du chômage au sens du BIT enregistre cet empêchement. C’est une évolution en trompe-l’œil, puisqu’elle ne traduit pas une embellie de l’emploi mais qu’elle est la conséquence d’entraves à la recherche d’emploi. Et celles-ci persistent quand des métiers et postes visés se situent dans les nombreux secteurs qui restent encore impactés.

La baisse du chômage qui a été enregistrée résulte d’une application paradoxale du critère de recherche d’emploi : alors qu’il est supposé mesurer la volonté de travailler il a enregistré une absence de recherche indépendante de la volonté individuelle. C’est que, pour être classé comme chômeur, il ne suffit pas d’affirmer sa volonté de travailler. Il faut en faire la démonstration, il faut en apporter des preuves, il faut la traduire en actes concrets et en démarches tangibles de recherche d’emploi. Ce que la baisse illusoire du chômage (au sens du BIT) récemment enregistrée met en lumière, c’est une déconnexion entre les activités effectives de recherche d’emploi d’une part et les désirs et aspirations à travailler d’autre part. Elle montre que la volonté de travailler est effacée par le critère de recherche d’emploi. Et en cela, elle fait écho à l’histoire plus discrète de désajustements profonds entre recherche d’emploi et volonté de travailler.

Selon nombre d’enquêtes statistiques ou qualitatives, les activités de recherche d’emploi ne sont ni constantes ni uniformes, sans que leurs variations signifient une flexion de la volonté de travailler. L’illustration la plus connue est le phénomène appelé découragement, provoqué notamment par l’allongement des durées de chômage : avec le temps, les échecs s’accumulent, les doutes s’installent, les espoirs de trouver un emploi s’évaporent, et la recherche d’emploi faiblit. Ce découragement, qui peut conduire à l’abandon de la recherche d’emploi, est concentré chez les chômeurs de longue durée, qui sont très nombreux (40 % des chômeurs au sens du BIT, 48 % des chômeurs de catégorie A, fin 2019). En plus de la durée de chômage, d’autres facteurs alimentent ce processus, comme le degré de dépression du marché local du travail ou la dégradation de la situation globale de l’emploi, c’est-à-dire des facteurs externes qui diminuent les chances d’obtenir un emploi, surtout pour les chômeurs les plus vulnérables. Quand ces signaux sont trop négatifs, ils découragent, c’est-à-dire fragilisent la recherche d’emploi alors que la volonté de travailler peut rester intacte.

D’autres enquêtes montrent d’importants décalages entre une recherche d’emploi irrégulière et discontinue et une volonté de travailler constante et permanente. Le cas des chômeurs qui sont parvenus à retrouver un emploi est ici intéressant, car leur volonté de travailler ne peut être mise en doute. Or leur recherche d’emploi – finalement couronnée de succès – connaît des variations, des moments de haute intensité et des interruptions, des phases de lassitude et des séquences plus dynamiques. Parmi ces chômeurs réinsérés, ces fluctuations traduisent des tentatives pour contrôler son investissement dans une activité usante et éprouvante et pour éviter un épuisement trop rapide. Ce caractère éprouvant, qui appelle des périodes où il faut souffler et faire le point, est plus accentué chez les chômeurs qui ont de plus fortes difficultés sur le marché du travail. Pour eux l’irrégularité de la recherche est marquée sans que cela informe sur leur volonté de travailler. Aussi, le défaut de recherche d’emploi ne signifie pas absence de volonté de travailler, mais indique que la recherche d’emploi est intrinsèquement inégale et irrégulière.

Le critère de recherche d’emploi est donc délicat à manier, et le confinement lors du Covid en a été le révélateur. Depuis 2003 on mesure, à travers l’enquête Emploi, le nombre de personnes qui n’ont pas d’emploi et souhaitent travailler mais qui ne sont pas en recherche d’emploi. Ces personnes sont classées parmi les inactifs et non les chômeurs, parce que c’est la recherche d’emploi effective qui compte. Or le nombre d’inactifs qui veulent travailler était supérieur au nombre de chômeurs au deuxième trimestre 2020 : on en comptait près de 2,6 millions, contre moins de 2,1 millions. Au cours de ces trois mois leur nombre a bondi de 709 000, alors que le nombre de chômeurs diminuait de 271 000. Les transferts entre ces catégories sont nombreux, et celles-ci sont singulièrement poreuses. Recherche d’un emploi ou volonté de travailler renvoient à deux logiques fort différentes d’appréhension du chômage. La première est restrictive, et surtout insuffisante dès lors qu’elle conduit à ignorer tous les sans-emploi qui veulent travailler, c’est-à-dire au sens propre la demande d’emploi, ceux qui demandent un emploi.

Être privé d’emploi ou travailler insuffisamment ?

Les chômeurs sont privés d’emploi, la phrase apparaît tautologique. De fait, pour la statistique, être au chômage signifie ne pas travailler du tout : le critère retenu par le BIT est de ne pas travailler même une heure dans la semaine de référence, et la catégorie A regroupe les inscrits à Pôle emploi sans aucune activité professionnelle. Pourtant les catégories B et C rassemblent d’autres chômeurs, soumis à l’obligation de recherche d’emploi mais ayant exercé une activité partielle (activité réduite dans le langage administratif). Et pendant les trois premiers mois de la pandémie, leur nombre a baissé de 21,3 % (passant à 1,666 millions) quand les effectifs de la catégorie A croissaient de 24,5 %. On a donc assisté à un transfert entre catégories, par raréfaction des opportunités d’emplois temporaires (mission d’intérim, contrats à durée déterminée très courts notamment).

La pandémie a donc eu des conséquences sur les formes prises par le chômage, et pas seulement sur son niveau, ce qui invite à explorer les situations placées au carrefour du chômage et de l’emploi. Les réponses gouvernementales au choc économique consécutif à la pandémie offrent des pistes pour mieux caractériser cette nébuleuse mal connue. En effet, le dispositif exceptionnel de chômage partiel protège les salariés stabilisés (en CDI ou en CDD long) en préservant leur emploi. En revanche les travailleurs qui occupent des positions vulnérables (contrats courts et missions d’intérim typiques des situations catégories B et C, mais aussi les non-salariés comme les autoentrepreneurs ou les petits indépendants) échappent à ces protections. Ils circulent entre le chômage et l’emploi ou sont dans des situations hybrides, travaillant en étant proches du chômage, chômant tout en travaillant.

Ils sont au chômage ou en emploi, tantôt plutôt d’un côté tantôt plutôt de l’autre selon les aléas et les moments. Mais leur situation est invisible parce que la statistique publique ne tolère guère ces situations hybrides. Elle identifie deux catégories. D’un côté les chômeurs qui exercent des activités réduites sont recensés (catégories B et C), mais ils ne sont pas inclus dans la statistique officielle du chômage. D’un autre côté les personnes qui travaillent à temps partiel et qui souhaitent travailler davantage sont identifiées par les enquêtes Emploi, et regroupées dans la catégorie de sous-emploi, tout en étant classées en emploi. Ces formes de chômage-emploi, ou emploi-chômage, renvoient à des situations dans lesquelles le salarié a accepté un emploi par défaut, faute d’avoir trouvé un contrat correspondant mieux à ses aspirations, et essaie de s’en sortir avec un temps de travail insuffisant ou un travail intermittent ou discontinu.

Ces situations sont la pointe émergée d’un iceberg : celui de l’emploi réduit et d’une privation partielle d’emploi en raison de conditions contractuelles. Travailler de manière insuffisante est une caractéristique inscrite dans le salariat, dans lequel le travail se mesure en temps, et en référence à une norme – le travail à temps plein – qui peut être considérée à l’échelle du contrat de travail (temps partiel) ou d’une période donnée de temps (contrat court). Ces formes d’emploi incomplet ont une conséquence directe sur la rémunération : subir un temps de travail réduit, c’est aussi avoir un revenu plus faible et avoir une moindre qualité de vie. Or se référer au niveau de rémunération plutôt qu’au temps de travail, permet de prendre en compte de nouvelles formes d’emploi – dans et hors du salariat – qui sont marquées par un relâchement du rapport entre volume de travail et montant de la rémunération.

On observe en effet dans divers secteurs un allongement des temps affectés au travail sans rémunération à proportion ou, pour l’exprimer de manière symétrique, par des niveaux de rémunération inférieures au Smic horaire quand ils sont rapportés au temps de travail. C’est le cas pour nombre d’autoentrepreneurs, spécialement les travailleurs des plateformes (livreurs, chauffeurs, etc.), dont une partie importante de l’activité consiste en l’attente, non rémunérée, d’un client. C’est le cas aussi de nombre de travailleurs des services à la personne qui passent beaucoup de temps, non rémunéré, à se déplacer de domicile en domicile pour effectuer leurs prestations, ce qui allonge leurs journées de travail sans augmenter leurs gains. Ces travailleurs sont en emploi, mais un emploi particulièrement dégradé dans le rapport temps de travail / rémunération. Ils sont dans une situation de sous-emploi au sens où ils sont soumis à un temps de travail extensible – non pas réduit – et ont une rémunération faible, nettement en dessous des standards salariaux, et une moindre qualité de vie. Dit autrement, leur emploi ne leur permet pas de vivre décemment, ce qui les rapproche des situations de chômage-emploi ou d’emploi réduit.

Ces situations font écho à un phénomène plus diffus, souvent désigné par l’expression de « travailleurs pauvres » : avoir un emploi et travailler, dans certains cas de façon insuffisante et dans d’autres de manière débordante, sans pouvoir vivre de manière décente de son travail. Ces situations ne sont pas référées à la notion de chômage et elles sont classées du côté de l’emploi – des emplois de très mauvaise qualité. Pourtant elles se caractérisent par un travail insuffisant, quantitativement, ou qualitativement, et elles ont été déstabilisées ou amplifiées par la pandémie, sans l’amortisseur du dispositif dit de chômage partiel. Elles forment un ensemble de plus en plus important mais mal repéré, réunissant les personnes qui sont en emploi et qui veulent sortir d’un sous-emploi mesuré par un temps de travail insuffisant ou une rémunération horaire sous les standards, c’est-à-dire qui subissent de fortes contraintes sur l’offre de travail. Pour cette raison il est réducteur de simplement les considérer en emploi, d’autant plus que la conjoncture actuelle accentue leur vulnérabilité. L’évolution de leur nombre devrait faire l’objet d’une attention précise car elles circulent, et souvent stagnent, aux frontières du chômage.

Les effets de la pandémie provoquent des dégâts considérables sur le front du chômage et de l’emploi, mais les instruments de mesure manquent pour en saisir l’ampleur et la variété. Car ils ne se limitent pas, tant s’en faut, au dispositif dit de chômage partiel qui préserve l’emploi de millions de salariés stabilisés, ni aux annonces de plans de licenciements collectifs, ni à la forte progression du nombre des chômeurs sans aucune activité. D’autres dommages sont moins visibles, mais tout aussi importants : la croissance du nombre de personnes qui veulent travailler mais dont la recherche d’emploi est empêchée par la conjoncture durablement dégradée ; la fragilisation des personnes qui tentent de survivre en alternant chômage et emploi, et qui sont soumises à des contraintes accentuées qui les précarisent plus encore ; la dégradation de l’activité et des revenus des travailleurs, salariés ou autonomes, rémunérés en dessous des standards ; mais aussi la détérioration des conditions d’indemnisation des chômeurs reconnus comme tels sous l’effet de la réforme de l’assurance chômage, etc. La liste est longue des phénomènes qui appellent à enrichir nos instruments de connaissance du chômage et de son halo.


Didier Demazière

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS-Centre de sociologie des organisations (Sciences Po)

Mots-clés

Covid-19