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Donald Trump ou l’illusion du sauvetage de l’économie américaine

Historien

Les ravages sociaux et économiques de l’épidémie rendent difficile l’évaluation du bilan économique et social de Donald Trump. Le président sortant n’hésite pas malgré tout à se féliciter du bilan positif de sa politique de dérégulation. Pourtant, comme de nombreux économistes l’ont souligné, la reconfiguration économique n’aura sans doute rien de durable. Elle ressemble à ces reprises d’entreprises, obtenues à renfort d’exonérations fiscales, mais dont chacun sait qu’elles ne feront que retarder l’échéance.

L’homme d’affaires Donald J. Trump a toujours incarné l’entrepreneuriat des années 1980, avec son lot de golden boys triomphants, spécialisés dans le rachat d’entreprises, rapidement revendues au mépris des ouvriers et des employés qui les composent. Le contexte était alors particulièrement favorable : les grandes lois de dérégulation de Ronald Reagan rendaient au marché sa pleine souveraineté, et les pratiques de délocalisation s’accéléraient à un rythme effréné. Dans le même temps, l’anti-syndicalisme battait son plein : l’échec de la grève des contrôleurs aériens de 1981, au cours de laquelle le président licencia en personne les grévistes, eut des conséquences importantes sur la démocratie aux États-Unis.

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Beaucoup d’États fédérés adoptèrent des lois sur le droit à travailler (right-to-work), très hostiles aux syndicats et mettant un terme à la syndicalisation obligatoire. Cet univers dérégulé, où le marché est roi, constitue la référence politique et intellectuelle majeure de Donald Trump.

En 2016, le candidat à l’élection présidentielle fait de ses talents de négociateur et de son expérience d’hommes d’affaires un atout politique par rapport aux politiciens professionnels, sans aucune connaissance de l’intérieur du fonctionnement des entreprises. Au cours de la campagne, il promet rien moins que la création de vingt-cinq millions d’emplois dans les dix prochaines années, notamment pour les cols bleus. À la surprise de son propre camp, il prend néanmoins un étonnant contre-pied idéologique et politique par rapport aux années 1980 : une défense jusqu’au-boutiste du protectionnisme, abandonnant ainsi le credo libre-échangiste adopté aussi bien par les républicains que les démocrates.

Les Chinois n’avaient qu’à bien se tenir, proclamait-il de réunions électorales en réunions, devant un public séduit par cette audace rhétorique et ce refus des codes diplomatiques habituels. Face à eux, ils auraient désormais un négociateur hors-pair, capable de réécrire l’ensemble des traités commerciaux pour éviter la concurrence déloyale subie par les ouvriers américains. Les cols bleus allaient enfin retrouver les emplois disparus dans les années 1970 et 1980. En deux décennies, plus de trente millions ont été perdus ; pour la seule ville de New York, en banqueroute dans les années 1970, on dénombre la perte de 600 000 emplois.

Avec une indéniable habileté politique, Trump cible en 2016 les ouvriers blancs dont le vote est décisif dans la dizaine d’États-clés (swing states), qui font désormais l’élection présidentielle aux États-Unis. Ceux-ci sont pour l’essentiel situés dans l’ancienne ceinture industrielle du nord-est dans le pays. La stratégie a fonctionné : les cols bleus ont voté pour lui, permettant ainsi de l’emporter, parfois de quelques milliers de voix, et de récupérer l’ensemble des grands électeurs, dont l’addition conduit à la Maison-Blanche. Si le savoir-faire électoral de Trump est indéniable, il convient de ne pas se méprendre sur la finalité de son projet économique et social.

De manière très surprenante, Trump a profondément négligé la partie de son électorat qui lui a permis d’être élu.

En devenant président des États-Unis, il ne promet en rien une plus grande sécurité, au sens que les fondateurs de l’État social ont donné à ce terme dans les années 1930 : une sécurité sociale, économique et professionnelle fondée sur la régulation du capitalisme et garantie par une « démocratie industrielle », coordonnée collectivement par le patronat, les syndicats et les ouvriers. Comme les golden boys des années 1980, le président souhaite seulement être un sauveteur dans la mer agitée du capitalisme, se contentant des promesses aux ouvriers à la dérive en leur faisant miroiter des grands travaux et des réouvertures d’usines, mais ne garantissant en rien un État social repensé et une démocratie industrielle réinventée.

De manière révélatrice, ses armes ne seront pas la loi et le droit, mais un marché de plus en plus dérégulé, un sens inné des négociations et d’habiles coups de menton. À l’image du héros du film Wall Street d’Oliver Stone, Gordon Gekko, Trump annonce que la bourse sera son seul juge, et promet de gérer le pays comme son Empire immobilier et financier. À coup de sauvetages, d’endettement et de coups de menton.

Si les ravages sociaux et économiques de l’épidémie rendent difficile l’évaluation du bilan économique et social de Donald Trump, cet écart entre sauvetage et sécurité nous aide à le mettre en contexte. Dès son arrivée à la Maison-Blanche, le président dérégule à tout-va, notamment dans le domaine financier et énergétique. Ignorant les alertes des scientifiques sur le réchauffement climatique ou celles des économistes sur le risque d’une dérégulation trop poussée des marchés, il prolonge les assouplissements juridiques mis en œuvre dans les administrations républicaines avant lui et défait ceux proposés du temps de la présidence Obama car perçus comme trop régulateurs du secteur bancaire et financier.

Autre antienne républicaine, la thèse du ruissellement, selon laquelle l’enrichissement des plus aisés finit par profiter aux plus pauvres, demeure d’actualité. Par le biais de la loi Tax Cut and Jobs Act, il poursuit une tradition remontant à Reagan permettant des réductions massives d’impôts pour les plus riches, aussi bien au niveau des individus que des entreprises.

De manière très surprenante, Trump a profondément négligé la partie de son électorat qui lui a permis d’être élu. Très contradictoire au regard de sa volonté de défendre la classe ouvrière blanche, le président a remis en cause le dispositif assurantiel mis en œuvre par son prédécesseur à la Maison-Blanche, l’Affordable Care Act. Même si rien n’est encore définitivement acté car Trump a promis de l’abroger définitivement s’il était réélu, la loi a permis de rendre possible la souscription d’une couverture santé pour les millions d’Américains qui n’en possédaient pas une, et ils sont plus de 46 millions dans ce cas en 2010, notamment parmi les ouvrières et les ouvriers. Leur nombre a chuté à 27 millions en 2016, avant de remonter depuis l’élection de Trump et de ses multiples tentatives d’abroger le texte. Les promesses d’infrastructures sont également restées lettres mortes. Le pacte de Trump avec son électorat ouvrier est donc faustien à plus d’un titre : des emplois certes, mais toujours pas de sécurité.

À plus d’un titre, ce pacte dit beaucoup de l’intériorisation des normes par les cols bleus eux-mêmes de la précarisation de l’emploi aux États-Unis. Trump l’a considérablement renforcé depuis son arrivée à la Maison-Blanche. De manière très révélatrice, il a abîmé les organes, déjà amoindris, de la démocratie industrielle mise en œuvre dans les années 1930, réduisant ainsi les possibilités de défense et de représentation pour les ouvriers. La structure créée pendant le New Deal, le National Labor Relations Board (NLRB), a le plus souvent voté des mesures défavorables aux ouvriers dans un contexte déjà difficile autour des conditions de licenciement, des motifs ou encore du pouvoir des managers.

Trump le sauveteur a fait illusion au cours des premières années de son mandat.

Néanmoins, et jusqu’à l’hiver dernier, Trump se félicitait de son bilan positif. Peu importe le prix à payer, la croissance et les créations d’emplois étaient là. Très content de lui, le président en faisait alors son argument de campagne préféré. Mais, comme de nombreux économistes l’ont souligné, cette reconfiguration économique n’aura sans doute rien de durable. Une fois de plus, elle ressemble à ces reprises d’entreprises, obtenues à renfort d’exonérations fiscales, mais dont chacun sait qu’elles ne feront que retarder l’échéance. Particulièrement habile, Trump le sauveteur a donné le change à l’électorat qui a voté pour lui en 2016.

Symptomatique du court-termisme de l’administration Trump, la politique énergétique est un cas d’école de cette politique par à-coups. La promesse de tout faire pour rouvrir les mines de charbon a été illusoire, et, bien évidemment, coûteuse d’un point de vue environnemental. En revanche, en rendant accessible des terres fédérales jusqu’alors protégées par des lois environnementales, Trump a permis des politiques d’exploitation tous azimuts, fondées sur une exploitation extensive des sols. Le fracking – cette pratique consistant à fracturer les sols – a été généralisé dans le pays par des compagnies qui passent d’une zone à l’autre, laissant dans le paysage les traces physiques de cette politique par à-coups. Si la technique a permis de créer temporairement des emplois et de garantir l’indépendance énergétique des États-Unis, elle a eu et aura des conséquences environnementales désastreuses.

Comme les bateleurs dans les foires, Trump le sauveteur a donc fait illusion au cours des premières années de son mandat. L’épidémie de la Covid-19 a démontré toute la fragilité de l’édifice construit. Sans sécurité économique et sociale réelle, des millions d’Américains se sont retrouvés fort démunis. Le chèque de 600 dollars, voulu un temps par Trump, n’a pas permis une prise en charge durable de leur nouvelle vulnérabilité économique et médicale.

Au cours de la primaire démocrate, les candidats se sont opposés sur la possibilité d’un aggionnarmento des dispositifs de sécurité longtemps promus par le parti démocrate jusqu’aux années 1970. Bernie Sanders et Elizabeth Warren ont défendu une refonte des dispositifs et souhaitent rétablir des contre-pouvoirs politiques : régulation du système bancaire, imposition des plus riches ou encore pouvoir renforcé du NLRB. Pour sa part, Joe Biden promeut alors une approche plus modérée, fidèle en cela à la politique du Parti démocrate depuis les années 1970. Si la seconde option l’a emporté, le candidat Biden a néanmoins promis de mettre un terme au sauvetage sans lendemain du président Trump et annoncé le retour à une plus grand sécurité de tous les Américains en cette période d’incertitude. Il leur revient de décider le 3 novembre.


Romain Huret

Historien, Directeur d’études à l’EHESS