Transitions énergétiques et numériques, éléments d’une démocratie technique informée
La mise aux enchères des fréquences pour le déploiement de la 5G, à rebours des recommandations de la convention citoyenne sur le climat, a relancé un débat public sur l’impact énergétique des infrastructures numériques. Si ces infrastructures permettent d’optimiser notre consommation d’énergie, leur prolifération peut également produire l’effet inverse à celui escompté et finalement menacer la transition vers un modèle énergétique et sociétal « bas carbone ». De quelle manière peut-on conjuguer sobriété et numérique ?
L’impact environnemental d’un terminal électronique comme l’ordinateur ou le smartphone ne se limite pas à sa consommation électrique en fonctionnement. Une notion plus complète est « l’analyse en cycle de vie » qui inclut également la fabrication, le recyclage, le traitement des déchets… Ainsi, l’électricité consommée par un smartphone durant sa « vie » ne représente que 15% de son coût énergétique total. Un des impacts environnementaux majeurs liés à la fabrication des smartphones modernes est par exemple l’utilisation de « terres rares » difficilement recyclables et dont l’extraction minière très polluante pose de graves problèmes géopolitiques et humanitaires, notamment autour du travail des enfants et des prisonniers.
L’empreinte écologique du cycle de vie du numérique
Pour être complète, cette analyse de cycle de vie doit prendre en compte non pas uniquement le terminal lui-même, mais aussi l’infrastructure sans laquelle les services offerts aux usagers ne pourraient pas exister. Principalement cellulaire ou wifi, le réseau transporte un flux de données en forte croissance, allant jusqu’à saturer la 4G dans les endroits densément peuplés.
Un stade de foot récent, comme celui de Lyon, nécessite ainsi plusieurs dizaines d’antennes 4G et plusieurs centaines de bornes wifi pour fournir une connexion correcte aux spectateurs.
Pour ne prendre que l’exemple de la vidéo, l’émergence de la 4K et des réseaux sociaux fondés sur la photo et la vidéo induisent un impact environnemental croissant des réseaux que l’on ne peut dissocier des smartphones. Ces services sont par ailleurs exécutés sur des data centers considérés comme très énergivores et dont le gigantisme interroge : NegaWatt estime qu’en 2015 les datacenters français consommaient 2% de l’électricité de la France, soit 10TWh/an et le think tank « The Shift Project » projette qu’en 2025 ce ratio sera de 5% à l’échelle mondiale.
Bien que les data centers permettent de mutualiser certains coûts et d’optimiser les performances énergétiques, ils masquent, en partie, l’impact réel du numérique sur l’environnement, puisqu’ils prennent en charge une part fondamentale des calculs qui devraient sinon se faire sur les smartphones et ordinateurs.
Cette analyse de cycle de vie permet d’étudier plus finement l’intérêt et l’impact d’une nouvelle technologie numérique. Imaginons par exemple qu’une ville envisage l’acquisition d’une solution d’éclairage intelligent. Adapter le niveau d’éclairage à la présence réelle de personnes dans la rue permet des gains énergétiques importants si la rue est peu passante, ainsi qu’une diminution de la pollution lumineuse. Par contre, les capteurs, le réseau et le contrôle à déployer ont un coût de production, de fonctionnement et de fin de vie. S’il faut en plus changer les lampadaires pour qu’ils soient compatibles, il semble peu probable que les gains en termes de consommation électrique d’éclairage soient suffisants pour compenser les coûts de production.
Par contre, si ce déploiement se fait lors d’une opération nécessaire de renouvellement des lampadaires, il peut devenir envisageable d’avoir un bilan environnemental positif. Toute initiative visant à renouveler un parc technologique devrait donc être soumise à une analyse systémique explicitant et chiffrant clairement les objectifs attendus.
Le paradoxe de l’effet rebond
L’impact du déploiement d’une technologie numérique (ex : les capteurs de présence) doit non seulement être évalué au regard de l’application qui en est faite (ex : l’éclairage urbain), mais également des modifications d’usage qu’il induit. Autrement dit, la diminution de l’empreinte écologique d’un produit par son optimisation énergétique est susceptible d’être effacée par une augmentation de son usage. Cet effet dit « rebond », souvent complexe à prendre en compte, a été médiatisé dans le débat sur la 5G.
En effet, l’amélioration constante des infrastructures réseaux a permis une réduction d’énergie vertigineuse à usage constant : la consommation électrique des communications mobiles finlandaise a été divisée par 40 entre 2010 et 2017, et, selon l’ARCEP, le passage de l’ADSL vers la fibre divise par 3 la consommation des communications fixes.
Pourtant les usages ne sont pas constants et la consommation globale croît elle aussi. Par exemple, la démocratisation de la 3G puis de la 4G, a permis le développement de la production de vidéos sur mobiles et l’émergence de nouveaux services gourmands en bande passante tels que Periscope, Fabebook live, Instagram, ou plus récemment TikTok. Sans juger du bien-fondé ou non de ces services, il faut simplement constater qu’ils auront contribué à « consommer » les gains en efficacité.
C’est encore cet effet rebond qui est à l’œuvre lorsque le « smart parking », à priori vertueux puisque limitant les émissions des automobilistes en les orientant vers des places de stationnement libres, freine en fait la transition vers des mobilités moins polluantes en facilitant l’usage du véhicule individuel. Dans les data centers les gains en énergie sont également impressionnants, mais permettent aussi le développement des intelligences artificielles ou des crypto-monnaies, extrêmement énergivores.
Finalement, l’évolution des usages qu’induit une innovation technique doit aussi s’appréhender avec l’évolution de la société. Le Shift Project estime que regarder un film HD sur Netflix a un impact carbone plus grand que d’aller chercher un DVD en voiture à 10km. Cette comparaison ne fait pas l’unanimité, mais même sous l’hypothèse d’un impact équivalent, la facilité d’usage offerte par Netflix induit un avantage différentiel provoquant une augmentation de la consommation. Surtout pendant un confinement, période durant laquelle Netflix ou Youtube ont consenti à diminuer la définition de leurs flux pour « laisser la place » au télétravail, sans pour autant que la consommation de contenus ait diminué.
Cette modification des comportements n’est pas le fruit du hasard, mais d’une stratégie. De fait, le PDG de Netflix, Reed Hastings, déclare qu’il est « en compétition avec le sommeil ». Cela suggère un autre niveau d’analyse. Au-delà d’une nouvelle manifestation de l’effet rebond, cet exemple permet de mesurer le rôle singulier que joue le numérique dans l’extension de la sphère de la consommation. La ligne de front actuelle est donc le sommeil, perçue comme une anomalie capitalistique, puisque non exploitable.
Les débats sur le droit à la déconnexion laissent penser, d’ailleurs, que la frontière du domaine de la production, du travail, n’est sans doute pas beaucoup plus éloignée. On mesure ici l’ampleur des conséquences sociales, voire anthropologiques, du numérique, qu’il serait périlleux de négliger.
Pour penser l’articulation du numérique dans la transition énergétique, il faut donc user de cette triple focale impliquant l’analyse directe, considérant chaque étape du cycle de vie du terminal et du réseau qui le supporte, l’analyse indirecte, s’attachant à replacer cet appareil dans son contexte applicatif, et finalement l’analyse structurelle, visant à comprendre comment cette application s’insère dans la sphère économique et sociale.
« Identifier collectivement les besoins dont la satisfaction semble déraisonnable »
Cette méthodologie permet de rendre compte de l’impact réel d’une technologie. Il devient alors possible de mettre en balance cette dernière avec le besoin auquel elle se propose de répondre. Cette analyse croisée de l’impact et des besoins est l’ingrédient nécessaire à l’établissement d’une démocratie technique informée. Au-delà de la distinction entre besoins authentiques et artificiels de Keucheuyan, il s’agit d’identifier collectivement les besoins dont la satisfaction semble déraisonnable, même parmi ceux jugés authentiques.
Un tel débat pourrait notamment porter sur la pertinence de maintenir une disponibilité optimale et permanente des infrastructures de télécommunication, qui implique un surdimensionnement des équipements pour garantir une qualité de service constante, même aux « heures de pointe » et au cœur de la nuit. Combien coûte cette exigence ? Que sacrifie-t-on réellement pour quelques dixièmes de seconde de temps d’attente entre l’émission de notre requête internet et la réception de sa réponse ? Tous les services doivent-ils vraiment être disponibles 24h/24 ?
Il existe très peu d’exemples où un débat public de cette nature a abouti soit au refus effectif d’une technologie, soit à sa mise en œuvre. Au contraire, il semble que la discussion publique n’ait pas de prise sur la « vie » des techniques. En cause ici, une survalorisation de l’efficacité des préconisations à destination des « consom’acteurs », trahissant une conception du marché comme agrégateur universel d’options individuelles conduisant à une décision globalement optimale.
Se cantonner aux actions individuelles n’est pas une vision opérante pour la transition énergétique : d’après le cabinet de conseil Carbone 4, là où une trajectoire compatible avec les accords de Paris exige une réduction d’environ 80% de l’empreinte carbone moyenne des Français, cette dernière ne diminuerait que de 25% dans l’hypothèse maximaliste où l’ensemble de la population userait, tous les jours de l’année, de tous les leviers activables à l’échelle individuelle : régime intégralement végétarien avec approvisionnement local, suppression complète des trajets en avion, achat électroménager et high-tech exclusivement d’occasion… Le scénario plus réaliste situe quant à lui cette baisse entre 5 et 10%. Dans le domaine numérique, il n’est pas permis d’espérer plus d’une action exclusivement individuelle, même généralisée. On comprendra que les autres acteurs que sont l’État et les entreprises ne peuvent se dédouaner à peu de frais sur la responsabilité individuelle des citoyens.
Contraindre le numérique à opérer sa transition ?
Pour dépasser les limites de l’incitation individuelle, il reste à envisager les mesures contraignantes et incitatives fortes, s’imposant à tous. Deux leviers majeurs sont à disposition : la loi et la fiscalité. Si un certain air du temps considère le cadre légal comme archaïque, rappelons d’abord que ce n’est pas la « consommation responsable » qui a mis fin au travail des enfants.
Rappelons ensuite, que si l’évolution de la loi peut être considérée comme « liberticide » par certains dans un premier temps, il n’est pas rare qu’elle soit finalement largement acceptée par la suite, comme ce fut le cas des multiples mesures pour la sécurité routière ou pour le commerce des armes.
Dans le domaine numérique, certains pensent à imposer l’extension universelle de garantie d’achat sur les produits high-tech ou à limiter les connexions Internet (en débit ou en volume). Certains objectent un effet anecdotique ou une défausse sur les utilisateurs, d’autres estiment que c’est le moyen d’atteindre d’emblée la bonne échelle qui diminuera l’obsolescence programmée et retardera la croissance des infrastructures.
Une fiscalité adaptée aux enjeux numériques pourrait aussi offrir un cadre économique favorable aux entreprises « vertueuses », qui s’engagent dans la réutilisation ou la réparabilité des équipements numériques par exemple, et les sortir des marchés de niches où elles sont souvent cantonnées.
Au-delà de ces exemples, il s’agit de se doter des moyens de mettre en œuvre une stratégie collective pour que les développements numériques soient réellement au service de la transition écologique planétaire et non pas un déport géographique des émissions ou des accélérateurs du changement climatique.
Dans un contexte de crise écologique annonciatrice de contraintes naturelles inédites, nécessitant des réponses au moins partiellement techniques, il semble urgent de se doter d’un processus de démocratie technique informée se donnant les moyens de faire appliquer ses décisions, tout spécialement sur la question du numérique.
NDLR : Ce texte est publié en amont de la rencontre du 24 novembre « Sobriété énergétique. Faut-il tout ralentir pour accélérer la transition ? », un partenariat entre AOC et Pop’ Sciences-Université de Lyon.