L’ambition d’une grande santé publique : Covid-19, confinement et iatrogénie
Le Ségur de la santé a débouché sur un programme ambitieux de revalorisation des salaires des soignants, d’amélioration de leurs conditions de travail et de financement massif des hôpitaux publics. Mais ces mesures curatives seront-elles à la hauteur de la crise que nous traversons ? Ne devrions-nous pas, en complément de cela, favoriser une plus grande prudence au moyen d’une délibération étendue sur les mesures préventives à mettre en œuvre pour éviter la iatrogénie médicale, psychologique et sociale qui guette ?
On ne peut, à ce propos, que regretter le fait que l’action entreprise par le Ségur de la santé se soit réduite à la gestion de la crise des hôpitaux. Rien, ou si peu, n’a été mis en place à la faveur d’un renforcement de la santé publique. Pourtant, c’est bel et bien au moyen d’une prévention élargie des risques, à la fois médicaux et sociaux, que nous pourrons répondre aux défis que la pandémie de Covid-19 lance à notre société.
Ne devrions-nous donc pas oser imaginer une grande santé publique porteuse d’un projet collectif ambitieux, d’une normativité nouvelle, d’une visée à long terme au croisement des sciences médicales, humaines, sociales et de la délibération citoyenne ? Il faut de nouvelles perspectives : plus que jamais les inégalités de santé révèlent au grand jour les inégalités de richesse, la précarité du service publique, la fragilité de la culture et le péril annoncé de catégories entières d’individus.
Serons-nous à la hauteur des défis de notre temps ? Trouverons-nous la force d’attiser notre intelligence collective ? Il faudra sans doute pour cela étendre la délibération afin de résoudre cette crise sanitaire majeure. L’arbitrage de l’État doit en ce sens être amendé par la société civile afin de renforcer la maîtrise individuelle et collective de notre santé.
L’urgence qui dure
L’urgence de la crise a poussé l’État à prendre la décision arbitraire du confinement. Lors de la première vague le gouvernement s’est trouvé dans l’obligation morale de confiner la totalité de la population pour répondre au risque vital et immédiat de la pandémie. Il faut donc, malgré tout, saluer cette gestion qui a permis de préserver un grand nombre de vies dans un pays alors plongé dans l’incertitude. Tenu à l’obligation légale d’agir pour assister les personnes en danger, l’État a pris ses responsabilités. Seulement, maintenant que la pandémie est appelée à durer et que de nouveaux risques viennent s’agréger à la virulence instante et présente de la deuxième vague, il convient de revoir les mesures sanitaires à l’aune de leurs conséquences à la fois médicales, psychologiques et sociales.
Mais, comprenons nous bien, dans une telle situation de crise sanitaire dénoncer l’autoritarisme d’État, sous l’égide d’un relativisme excessif de la vie et de la mort, sans même ouvrir de nouvelles perspectives de délibération, est absolument malvenu. Considérons donc d’abord avec sérieux et probité les modalités de la rationalité qui animent l’État pour tenter de les perfectionner. Tout d’abord, l’État calcule les forces actives et les ressources disponibles capables de réduire la hausse de la mortalité. En confrontant l’inventaire humain et matériel au risque de la perte croissante des vies, le pouvoir politique décide des méthodes à mettre en œuvre pour réguler la circulation du virus au sein de la population.
Étant donné la hausse exponentielle des patients dans les services de réanimation, il faut trouver comment gagner du temps pour que lesdits services ne soient pas submergés par des malades qu’ils ne pourront pas accueillir. La dimension temporelle s’intègre donc à l’agencement spatial des mesures de confinement pour éviter que le manque logistique n’entraîne un désordre systémique. La mesure des forces et des faiblesses de l’État s’associe à la chronologie de la contagion annoncée.
Afin de réguler les flux dans le temps on se réfère aux tableaux statistiques d’hospitalisation et de mortalité. Il s’agit de guider politiquement l’action médicale par la voie des grands nombres. « Si la médecine sait être politiquement efficace, elle ne sera plus médicalement indispensable[1] » écrivait Michel Foucault. Mais dès lors que la médecine est politiquement efficace, elle agit exclusivement sur des chiffres d’entrée et de sortie. Elle se dédie à la régulation des flux dans les hôpitaux et non au soin inconditionnel de tout malade. En ce sens, les conséquences iatrogènes restent incertaines et ouvertes sur un péril à long terme. Il faut donc oser amender les mesures sanitaires pour que le risque de mortalité instant et présent n’élude par la mortalité à venir.
La iatrogénie qui vient
Dans le langage médical, la iatrogénie se définit comme une conséquence néfaste résultant d’une intervention médicale – elle peut être étendue aux mesures sanitaires. Pour se prémunir donc d’une iatrogénie résultant du confinement, il faut anticiper les conséquences de cette mesure sur le long terme : à l’évidence, nous ne faisons actuellement qu’étaler la contagion de la Covid-19 sur le long terme, en engendrant à notre insu de multiples effets délétères. Pour ne pas s’affranchir de notre responsabilité à l’égard des morts de demain, il faut entrevoir de nouvelles perspectives éthiques à même de guider la décision des pouvoirs publics et des hôpitaux en complément de l’expertise épidémiologique et administrative. Aussi, une visée élargie de la santé publique sur la prévention des risques iatrogènes du confinement doit permettre une ouverture interdisciplinaire, conjuguée au pluralisme axiologique, dans la décision sur ce que doit être une action sanitaire juste et viable pour l’avenir de tous.
Ne l’oublions pas, on a aujourd’hui plus de chance de mourir au cours de notre vie d’une autre maladie ou d’un accident que de la Covid-19. En mobilisant donc presque exclusivement les hôpitaux dans la prise en charge des patients Covid-19, on condamne d’autres patients en attente d’opérations déprogrammées, de traitements retardés et de dépistages annulés à un risque de mortalité plus important. Rappelons qu’en France environ 157 000 personnes décèdent chaque année du cancer[2].
Il ne s’agit pas là de faire dans le relativisme en minimisant la virulence de la Covid-19. Mais c’est bien parce que chaque vie compte inconditionnellement que j’insiste ici sur la iatrogénie qui découle de la gestion de crise : une étude parue dans le British Medical Journal a démontré récemment qu’un délai dans le traitement des cancers entraîne toutes les quatre semaines de retard une augmentation du risque de mortalité de 6 à 8 % pour les patients en attente d’une opération et de 9 à 13 % pour ceux en attente de traitement en radiothérapie. Par ailleurs, une étude sur le retard des dépistages menée par une équipe de l’hôpital Gustave Roussy annonce une surmortalité des cancers entre 2 et 5 % d’ici 5 ans – ce qui correspondrait à entre 4 000 et 8 000 morts additionnels.
Comme l’indiquent les auteurs de l’étude anglaise : « Au début de la pandémie, l’accent était mis, sans surprise, sur la gestion et la hiérarchisation des patients dans des conditions de grande incertitude quant à savoir qui était le plus à risque et quels traitements pourraient potentiellement conduire à une Covid-19 sévère. Cependant, il est également devenu évident que des retards de traitement, en particulier pour la chirurgie du cancer, se produisaient lorsque le personnel était redéployé […] Pourtant, il n’y avait pas de quantification formelle de l’impact potentiel du retard de traitement pour la plupart des principaux types de cancer et de traitements ». Le problème de toute statistique c’est que celle-ci insiste sur certains facteurs en occultant d’autres. C’est donc avoir les yeux fermés, sans jamais tâcher de les ouvrir, que de se focaliser exclusivement aujourd’hui sur les chiffres de mortalité de la Covid-19 pour gérer la santé d’une population entière.
Répercussions psychologiques et sociales
Pour le moment notre santé est réduite à la simple préservation de nos fonctions vitales et économiques. Encore une fois, même si c’est légitime dans le court terme de l’urgence, il est nécessaire de reconsidérer les modalités du confinement lorsque la crise sanitaire est appelée à s’étaler sur le long terme. Rappelons en ce sens que, selon l’OMS, la santé est « un état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’une infirmité[4] ». Est-il donc légitime de considérer tout ce qui touche à l’épanouissement de la vie psychologique et sociale comme inessentiel ? En préservant exclusivement notre vie biologique ne déplace-t-on pas la souffrance sur d’autres dimensions de notre vie moins apparentes et moins quantifiables ?
Il est d’ores et déjà prouvé que le confinement attise considérablement les comportements phobiques, obsessionnels, psychotiques, addictifs ou encore suicidaires. Les vidéos informatives, « Ma vie au quotidien[5] », mises en place par Santé publique France, ne suffiront pas à prévenir la folie grandissante. Il est donc nécessaire de revoir les mesures préventives à l’aune de la iatrogénie psychiatrique[6]. L’arbitrage du conseil scientifique et de l’État doit élargir et enrichir sa conception de la santé psychologique et sociale. Car le but de la promotion de la santé est avant tout de « donner aux individus davantage de maîtrise de leur propre santé et davantage de moyens de l’améliorer[7] ».
Il faut aussi ouvrir les yeux sur le fait que, mutatis mutandis, le confinement répartit le risque global sur une partie de la population qui, par son activité professionnelle ou ses conditions de vie, paie le prix fort d’un recul statistique de la mort[8]. Les travailleurs de la santé, de l’action sociale, des transports, de l’industrie, de l’éducation, de la culture, du commerce, de la sécurité et de l’énergie prennent sur eux la plus grande part du risque contagieux, du mal-être psychique ou de la ruine. De même les sans-domiciles, les mal-logés, ceux qui vivent dans des espaces surpeuplés, des maisons de retraite isolées, des résidences sociales abandonnées par l’État ou même en prison, sont eux-mêmes voués à un péril plus grand. Qu’est-ce qui légitime ce sacrifice inavoué ?
Bien que la réponse soit statistique, les nombres ne suffisent pas à rendre justice de ce déplacement de la peine publique sur ce contingent d’infortunés. Aussi, nous ne devons pas éluder la prudence et le soin que l’on doit à notre vulnérabilité psychique et sociale sous l’effet de compensations économiques insuffisantes. Comment donc améliorer les décisions de l’État ? Ne devrions-nous pas amender le confinement à partir d’une considération élargie de la iatrogénie psychologique et sociale ?
La ritournelle du confinement/déconfinement/reconfinement ne peut pas se prolonger sur un temps indéfini. Concéder une restriction de sa liberté pour la sécurité de tous est rationnel tant qu’elle est circonscrite dans une temporalité définie. Seulement, dans l’éternel retour des mesures sanitaires, l’État devient peu à peu coupable par omission de la iatrogénie psychologique et sociale, et coupable par obstruction aux libertés individuelles. Il est donc urgent de revoir les modalités de la délibération et du choix dans une visée démocratique étendue.
L’ambition d’une grande santé publique
« Nous autres qui sommes nouveaux, sans nom, difficiles à comprendre, nous autres prémices d’un avenir encore incertain – nous avons besoin pour un nouveau but d’un moyen également nouveau, c’est-à-dire d’une nouvelle santé, plus vigoureuse, plus maligne, plus tenace, plus téméraire, plus joyeuse que ne le fut toute santé jusqu’alors[9] ». Cet appel de Nietzsche à la grande santé doit aujourd’hui être entendu, dans un sens nouveau, afin de favoriser une perspective de transvaluation du soin. Transformer notre vulnérabilité physique, psychologique et sociale en force créatrice, voilà l’œuvre. Apporter aux multiples facettes iatrogènes que cette pandémie révèle une réponse valorisant toutes les vies pour guérir la souffrance collective : cela doit venir d’une visée éthique partagée entre la société civile et l’État.
L’effort de toute démocratie n’est-il pas de favoriser une éthique de la délibération et de faire corps dans l’adversité ? Par la mise en coopération de tous les talents dans la résolution de la crise, on peut espérer voir émerger des idées nouvelles à même de dessiner les contours d’un monde nouveau. L’action et la coopération dans l’urgence se sont vues à l’œuvre partout où l’entraide fraternelle a su répondre à l’adversité. Cette puissance de soutien aux soignants et aux personnes vulnérables doit aujourd’hui se transformer en puissance intellectuelle génératrice de nouvelles valeurs.
Il faut attiser l’intersubjectivité et la coopération par-delà l’expertise statistique et administrative de l’État. Le cloître institutionnel de la décision est à transformer au profit d’une véritable ouverture à l’intelligence collective. Nous devons développer une volonté de questionner avec plus d’insistance, de profondeur et de calme l’incertitude qui pèse sur notre avenir. Une prise en compte plus élargie des doléances, des risques et des aspirations à un monde nouveau doit dessiner les bases d’un nouveau contrat social qu’il s’agit maintenant d’oser inventer ensemble.