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Les bases historiques de la question du Haut-Karabagh

Philosophe, Mathématicien et historien

Le 25 novembre dernier, le Sénat français a voté une résolution portant sur la « nécessité de reconnaître la République du Haut-Karabagh », région peuplée d’Arméniens qui vient de plier sous l’agression de l’Azerbaïdjan, soutenue par la Turquie. Alors que certains veulent réduire le conflit à un clivage religieux entre musulmans et chrétiens, une analyse historique est essentielle pour comprendre la complexité de ses enjeux, ainsi que le drame dont sont aujourd’hui victimes les Arméniens du Haut-Karabagh.

Le 25 novembre dernier, le Sénat français a voté une résolution, proposée par cinq groupes, portant sur la « nécessité de reconnaître la République du Haut-Karabagh », cette région peuplée d’Arméniens, qui avait déclaré son indépendance en 1994 et qui vient de plier sous l’agression de l’Azerbaïdjan, soutenue par la Turquie, et conclue le 9 novembre par un cessez-le-feu garanti par la Russie.

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On peut toutefois se demander ce qui motive la France à prendre position sur un de ces conflits qu’on dit parfois « interethniques », d’autant que la région en question appartient officiellement à l’Azerbaïdjan. Cette question serait bien compréhensible parce que les événements récents du Haut-Karabagh ont souvent donné lieu à des interprétations soi-disant « équilibrées », un peu comme un jeu de ping-pong, selon le schéma suivant : les Arméniens avaient en 1994 vaincu les Azéris et les avaient expulsés des territoires conquis ; en 2020 eut lieu le classique « retour de balancier ».

L’épithète « séparatistes » régulièrement accolée ces derniers temps aux Arméniens du Haut-Karabagh sous-entend d’ailleurs qu’une population voudrait là-bas rompre un lien légal qui la lie à une population-mère plus grande. Elle rappelle le cas d’indépendantistes corses ou bretons, qui voudraient faire de leur région une nation, alors que le problème est tout différent : il résulte de vieux arbitrages territoriaux – irrationnels au regard des peuples concernés (puisqu’introduisant des frontières au sein d’une population culturellement homogène), mais à l’époque géopolitiquement motivés – et d’une histoire marquée par le génocide encore non internationalement reconnu des Arméniens par les Turcs en 1915.

La soi-disant symétrie entre séparatistes d’hier et agresseurs d’aujourd’hui s’avèrera alors inacceptable à la lumière des faits récents et passés. De fait, davantage que dans bien d’autres cas similaires, la crise actuelle est incompréhensible si l’on ne considère pas une histoire longue et chaotique. Cela est d’autant plus nécessaire que, contrairement aux cas classiques de la Palestine ou du Pakistan, cette histoire est très ancienne. Alors que d’aucuns veulent rabattre la question sur une conflictualité religieuse, musulmano-chrétienne, supposément universelle, qui masque ici l’essentiel, une telle perspective historique est essentielle pour bien comprendre le drame des Arméniens du Haut-Karabagh aujourd’hui, et les appels à la nécessité d’agir. Seule cette histoire explique à quel point cette petite région montagneuse est à la fois culturellement et sentimentalement essentielle pour les Arméniens, et pourquoi par conséquent, son statut est crucial pour l’avenir du Caucase.

Nous proposons donc ici une analyse du point de vue de la très longue durée, afin de donner au lecteur les moyens de comprendre ce drame et d’estimer les diverses solutions qui s’offrent, au lendemain d’un cessez-le feu imposé par la Russie après une guerre où l’Azerbaïdjan est largement vainqueur. Les enjeux du vote d’aujourd’hui au Sénat comme d’un possible vote ultérieur à l’Assemblée nationale s’en trouvent ainsi éclairés.

L’arrière-fond historique

À la suite des conquêtes d’Alexandre le Grand se constituèrent plusieurs royaumes à l’est de l’Asie mineure. Deux d’entre eux bordaient la Caspienne : au sud du fleuve Araxe l’Atropatène, fondée par le général grec Atropatès, et, au nord, l’Albanie du Caucase. Ils jouxtaient à l’ouest l’Arménie, avec sa province orientale, l’Artsakh, qui allait plus tard prendre le nom turco-persan de « Karabagh », c’est-à-dire « Jardin noir ». (Figures 1 et 2)

Le grand roi arménien Tigrane y fonda au Ier siècle av. J.-C. une ville portant son nom, Tigranocerte. Plus tard, après la christianisation de l’Arménie au IVe siècle, fut édifié à Amaras, en Artsakh, un mausolée qui accueillit la dépouille du petit-fils de l’évangélisateur. Au siècle suivant, l’inventeur de l’alphabet arménien, Mesrop Machtots, y fonda une école.

Les Perses annexèrent bientôt tous ces royaumes, mais durent au VIIe siècle céder la place aux Arabes. Sous leur domination, « l’Atropatène » devint « Adharbaïdjan », avant d’être plus tard turquisé en « Azerbaïdjan », mais toujours au sud de l’Araxe. Au XIe siècle, ce sont les Turcs qui entamèrent la conquête de toute cette région, à la suite de quoi l’Arménie disparut en tant qu’État : la partie occidentale finit par être intégrée à l’Empire ottoman alors que la partie orientale, avec le Karabagh, fut soumise aux Mongols au début du XIVe siècle, puis aux Timourides un siècle plus tard. Les montagnes du Karabagh jouaient alors le rôle de refuge pour les Arméniens. À cette époque Schiltberger, un Allemand prisonnier de Tamerlan, nous laissa une description détaillée de l’Arménie, en particulier « de la région que les infidèles nomment Karabagh. Elle se trouve en Arménie, bien qu’elle soit aux mains des infidèles, mais les villages sont tous arméniens[1] ». Il est intéressant de noter que ce passage a disparu dans la traduction russe publiée à Bakou en 1984[2].

Au début du XVIe siècle, la partie orientale de l’Arménie passa sous l’autorité des Perses safavides, musulmans chiites en conflit permanent avec les Ottomans sunnites. On assista alors à une timide renaissance d’autonomie arménienne, sous l’autorité de quelques grandes familles du Karabagh qui reçurent du chah Abbas Ier, en 1603, un statut d’autonomie avec le titre de mélik (“prince”). Ces cinq mélikats constituaient une ébauche d’État arménien au Karabagh. Ils réussirent vers 1730 à arrêter l’avance des armées ottomanes, mais dès le milieu du siècle des troubles internes donnèrent à des chefs turcs locaux l’occasion d’imposer leur autorité sur cette région, toujours peuplée d’Arméniens.

La Transcaucasie russe

Le début du XIXe siècle marque un changement avec l’entrée en scène de la Russie, qui annexa sous le nom de « Transcaucasie » toute la région entre l’Araxe et le Caucase, incluant l’Arménie orientale. Les statistiques russes donnaient alors une écrasante majorité d’Arméniens au Karabagh[3]. La vie culturelle arménienne était particulièrement intense à Chouchi, alors troisième ville de Transcaucasie après Tiflis et Bakou. Un exemple saisissant est donné par l’imprimerie arménienne, née à Venise en 1512 et longtemps développée exclusivement dans la diaspora ; en Arménie proprement dite, le premier centre d’imprimerie fut Etchmiadzin – siège du patriarche suprême arménien – et le second Chouchi, en 1828. Plus tard, en 1876, y parut le premier périodique arménien.

Dans l’optique impériale de « diviser pour régner », les autorités russes avaient créé une Province arménienne, incluant les régions d’Erevan et du Nakhitchevan mais excluant le Karabagh, rattaché à la Province caspienne voisine à l’est. En 1867, la première devint le “Gouvernorat d’Erevan”, alors que le Karabagh, intégré au “Gouvernorat d’Élisabethpol” (ancien nom de l’actuelle Gandja), conserva son caractère arménien.

Les “Tatares”, nom donné alors aux Turcs de la province, peuplaient surtout la plaine, les Arméniens étaient majoritaires dans la partie montagneuse, appelée Haut-Karabagh : avec cinq églises et trois mosquées, Chouchi comptait en 1886 plus de 15 000 Arméniens et 11 500 Tatares[4]. En février 1905 ont lieu en Russie les premiers affrontements arméno-tatares qui, à partir de Bakou, se propagent dans toute la région, mise à feu et à sang jusqu’en juillet 1906. C’est l’époque où, de l’autre côté de la frontière, se prépare la « solution finale » pour les Arméniens de l’Empire ottoman, élaborée par le Comité Union et Progrès fondé à istanbul en 1908 par les Jeunes-Turcs[5]. Peu après, en Transcaucasie russe, les Tatares créent en 1912 le parti Moussavat, animé par la même idéologie panturquiste et panislamique qui inspirait les Jeunes-Turcs.

En 1914 éclate la Grande Guerre. Dans l’Empire ottoman, les Jeunes-Turcs en profitent pour mettre en œuvre, en 1915, le génocide des Arméniens. En Russie, la Révolution de 1917 va changer la donne. En mars 1918, les Ottomans franchissent vers l’est la frontière de 1914 pour prêter main-forte aux moussavatistes, qui s’attaquent à tous les villages arméniens, avec pillages et massacres. Peu après, en mai, la Transcaucasie russe éclate en trois entités étatiques : se constituent les républiques de Géorgie et d’Arménie, pendant que les Tatares proclament leur indépendance sous le nom de « République d’Azerbaïdjan ». C’est la première fois qu’apparaît au nord de l’Araxe ce nom dérivé, on l’a vu, de l’antique Atropatène et qualifiant depuis des siècles la province septentrionale de l’Iran, au sud de l’Araxe. Il s’agit d’une véritable usurpation, et l’ambassade d’Iran écrivit aux autorités qu’elle « ne reconnaît pas l’existence d’un État indépendant nommé république d’Azerbaïdjan[6] ».

Les Tatares, rebaptisés « Azéris », sont majoritaires dans ce nouvel État, ils y rasent systématiquement les villages arméniens pour isoler le Haut-Karabagh, qui résiste et proclame son indépendance à Chouchi le 5 août 1918. L’armée ottomane apporte alors ouvertement son aide aux Azéris, les Turcs s’emparent de Bakou le 15 septembre et se livrent à un massacre systématique des Arméniens, qui fit 20 000 victimes[7]. Ils entrent à Chouchi le 9 octobre, mais les Arméniens du Haut-Karabagh ne plient pas, jusqu’à ce que les Ottomans évacuent la région à la suite de leur défaite face aux Alliés, entérinée par l’armistice de Moudros le 30 octobre 1918.

Après la première guerre mondiale

Dans le camp des vainqueurs, ce sont les Britanniques qui sont en charge du Caucase. Ils s’installent à Bakou pour mener une politique exclusivement axée sur l’anti-bolchévisme et qui vise à rattacher à Bakou le Karabagh et la province du Zanguézour, frontalière à l’ouest. Ainsi, alors que le prestigieux général Antranig, qui venait de sauver le Zanguézour arménien, s’apprête à entrer au Karabagh pour apporter son aide à ses compatriotes, il reçoit la visite des envoyés britanniques lui enjoignant de faire demi-tour en échange de fausses promesses. Antranig se résigne, ce qu’il regrettera amèrement plus tard[8].

Les Britanniques favorisent en janvier 1919 la nomination de Khosrov bey Soultanov, un fanatique moussavatiste pétri d’arménophobie, comme gouverneur de la région[9]. Le mois suivant, les Arméniens du Karabagh confirment leur refus de se soumettre à Bakou, un refus qu’ils réitèrent plusieurs fois. Fort de l’appui britannique, Soultanov rase un à un les villages arméniens, et le 23 mars la Chouchi arménienne est mise à feu et à sang, la majeure partie de ses Arméniens massacrée : l’un des phares de la culture arménienne est devenu un bastion turc dans le Karabagh arménien. En août 1919, le représentant britannique à Erevan avait ainsi accusé son gouvernement : « L’attribution du Karabagh à l’Azerbaïdjan a été le coup le plus dur […]. C’est le berceau de leur race […], leur dernier refuge quand leur pays fut envahi. Il est arménien à quelque point de vue que l’on se place[10] ».

L’année 1920 marque le retour de la Russie au Caucase et la soviétisation des trois républiques de Transcaucasie : Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan. C’est le « Bureau caucasien » du Parti communiste qui est chargé de définir le statut des trois régions disputées entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan : d’ouest en est, le Nakhitchevan, le Zanguézour et le Karabagh (Figure 3).

Fermement tenu par le dirigeant arménien Njdeh, le Zanguézour reste à l’Arménie soviétique. Quant aux deux autres régions, elles allaient marquer le succès de la diplomatie azérie, soutenue par Ankara, face aux Arméniens qui, privés d’État depuis plus de cinq siècles[11], avaient perdu toute tradition diplomatique. De plus, beaucoup de bolchéviques, dont Staline, ne cachaient pas leur soutien aux thèses turques. L’homme fort de ces pourparlers fut le subtil délégué azéri Narimanov. En 1921 le Nakhitchevan fut rattaché à l’Azerbaïdjan, recevant plus tard le statut de « République socialiste soviétique autonome[12] ». Au fil des ans, il a été totalement vidé de sa population arménienne.

Quant au Haut-Karabagh, peuplé majoritairement d’Arméniens, la question allait être discutée en juillet 1921. Le 4 juillet, le Bureau caucasien proclame son rattachement à l’Arménie, moyennant un referendum dont le résultat ne faisait aucun doute vu la supériorité numérique des Arméniens, mais Narimanov, probablement appuyé par Staline, réussit à obtenir un nouvel examen, et le lendemain le même Bureau décide de « laisser [sic] le Haut-Karabagh à l’intérieur des frontières de l’Azerbaïdjan en lui accordant une large autonomie régionale[13] ».

Bakou a cherché à passer outre à la dernière partie de cette résolution, mais le 1er juillet 1923 les Arméniens réussirent à obtenir du Comité du PC d’Azerbaïdjan une résolution faisant « de la partie arménienne du Haut-Karabagh une région autonome, partie intégrante de la RSS d’Azerbaïdjan[14] ». L’ancienne capitale, Chouchi, turquifiée depuis les massacres de mars 1920, cède la place à Khankend, ancienne Vararakn arménienne, rebaptisée alors Stepanakert. Cette nouvelle « Région autonome » s’est retrouvée séparée de l’Arménie soviétique par la « bande de Latchine », alors peuplée de Kurdes qui n’ont eu de cesse de demander en vain leur rattachement à l’Arménie[15].

Au fil des ans les autorités azéries ont tout fait pour favoriser l’exode des Arméniens, leur proportion étant passée de 94,4 % en 1921 à 75,9 % en 1979[16]. Selon l’Encyclopédie de l’Islam, en 1975 le Haut-Karabagh était « composé en majorité d’Arméniens, avec quelques Turcs azéris chiites[17] ». Profitant du « dégel », une pétition signée par 2 500 Arméniens est envoyée en 1963 à Khrouchtchev, dénonçant la politique azérie au Karabagh et demandant le rattachement à l’Arménie ou à la Russie[18]. La démarche ne reçut aucune réponse, mais le signal était donné : pétitions et manifestations allaient se succéder, entre autres lors de la commémoration des cinquante ans du génocide en 1965.

L’avènement de Gorbatchev en 1985 donna un coup de fouet à ces revendications, qui en fait n’avaient jamais cessé. Le 20 février 1988, ce fut la « bombe » : le Soviet régional du Karabagh demande aux Soviets d’Azerbaïdjan et d’Arménie de parvenir « à une décision positive concernant le transfert de la région de la RSS d’Azerbaïdjan à la RSS d’Arménie[19] ». Les 110 députés arméniens, sur un total de 140 députés, ont voté pour[20]. Une grande première en URSS ! Bien que tout aussi conforme à la légalité soviétique que la résolution de 1921, cette décision ne fut pas prise en considération. Elle donna naissance au spectaculaire « Mouvement du Karabagh », piloté par un Comité Karabagh réunissant les personnalités les plus en vue de la RSS d’Arménie. Libération commenta alors les manifestations monstres qui eurent lieu à Erevan sous le titre « L’Arménie brûle-t-elle ? » (Figure 4)

La réponse de Bakou fut en février 1988 l’épouvantable pogrom de Soumgaït, une ville au nord de Bakou[21]. Il allait être suivi de celui de Kirovabad en novembre 1988 puis de celui de Bakou en janvier 1990. Selon l’Encyclopédie de l’Islam, en 1960 il y avait 12 % d’Arméniens en Azerbaïdjan[22] ; ces massacres et l’exode qu’ils provoquèrent marquèrent la fin de leur présence hors du Karabagh. Quant à la réponse du Soviet suprême, ce fut en mars 1988 une fin de non-recevoir[23], et en décembre l’arrestation des membres du Comité Karabagh, devenus une sorte de pouvoir parallèle et jouissant d’une exceptionnelle popularité ; ils furent remis en liberté le 31 mai 1989.

La chute de l’URSS changea la donne. En 1991 le Haut-Karabagh mit en pratique la décision de 1988 et proclama son indépendance, en reprenant son nom arménien « Artsakh ». Dès lors, Bakou lança une attaque pour reprendre le contrôle de la région, provoquant un conflit armé dont l’Arménie sortit victorieuse en 1994 à la suite de la spectaculaire prise de Chouchi le 9 mai 1992. Plusieurs facteurs ont joué un rôle dans cette victoire : la neutralité de la Russie, l’absence d’intervention directe de la Turquie aux côtés de l’Azerbaïdjan, ainsi que la lutte pour le pouvoir à Bakou entre Mutallibov, premier président de la République d’Azerbaïdjan, et Eltchibey, dirigeant de la principale force d’opposition. La ligne de cessez-le-feu a fait passer sous l’autorité de la république auto-proclamée d’Artsakh plusieurs régions alors peuplées d’Azéris (Figure 5).

De 1994 à 2020 : l’histoire récente du Haut-Karabagh

La guerre de 1991-94 s’est conclue par un cessez-le-feu, mais il n’y eut aucun traité de paix, et la République d’Artsakh ne fut reconnue par aucun État, pas même l’Arménie – probablement pour ne pas être taxée d’annexionnisme ou – raison compatible avec la précédente – pour ne pas induire de trop grosses perturbations dans une zone cruciale pour le grand allié russe.

L’Azerbaïdjan n’a jamais cessé de revendiquer les territoires occupés, tout en refusant catégoriquement d’envisager une reconnaissance du Haut-Karabagh arménien en échange du retour de territoires auparavant peuplés d’Azéris. Bakou se préparait manifestement à un nouvel affrontement, surtout depuis qu’Ilham Aliev avait succédé en 2003 à son père Haydar à la tête du pays. Fort des ressources pétrolières du pays, Aliev se lança dans une course effrénée aux armements, en particulier auprès de la Turquie et d’Israël. « La capacité de combattre de notre armée augmente. Nous nous munissons des équipements, armes et munitions les plus sophistiqués. L’armée azerbaïdjanaise est aujourd’hui parmi les plus fortes à l’échelle mondiale […]. Les dépenses militaires sont une question prioritaire, car nécessaires pour le règlement du conflit du Haut-Karabagh et pour la sécurité de notre pays », dit-il dans un discours en novembre 2015, recueilli sur le site officiel du président.

Bakou passe à l’attaque à l’aube du 2 avril 2016, mais un cessez-le-feu est conclu le 5. Ce n’est toutefois que partie remise, d’autant plus que le président de Turquie, Erdogan, avait déclaré : « Nous prions pour que nos frères azerbaïdjanais triomphent de ces combats avec le moins de pertes possibles », assurant que la Turquie soutiendrait l’Azerbaïdjan « jusqu’au bout[24] ».

Comme on le sait, Bakou réitéra l’offensive le 27 septembre 2020, cette fois-ci avec un matériel militaire bien plus important, la certitude de non-intervention de la Russie (jusqu’à un certain point), et surtout l’aide explicite et massive de la Turquie, qui alla jusqu’à enrôler des mercenaires djihadistes. L’issue de l’affrontement ne faisait alors guère de doute. L’Arménie capitula le 9 novembre et la République d’Artsakh se retrouva réduite comme peau de chagrin, privée même de Chouchi. (Figure 6)

La résurgence du panturquisme

On ne peut éviter d’interpréter ce « jeu » entre Turcs de Turquie et Turcs d’Azerbaïdjan comme un pas vers l’achèvement du travail de liquidation de toute présence arménienne, bien entamé par le génocide de 1915. Il ne s’agit pas là d’une spéculation outrancière : à la différence de l’Allemagne d’après 1945, la Turquie ne s’est jamais démarquée de l’idéologie des Jeunes-Turcs. Non seulement elle n’a jamais renié le génocide, mais elle continue à en glorifier les responsables : les deux principaux, Talat et Enver, ont leurs mausolées à Istanbul, sur la « Colline de la Liberté », sans que la communauté internationale n’élève la moindre objection. Imagine-t-on des mausolées de Himmler et Göring dans un parc à Berlin ? (Figure 7)

Le panturquisme, doctrine prônant l’unification politique des peuples turcs dans un même État, a pu ainsi revenir au premier plan, revivifié par Erdoğan qui se pose en sultan et rêve de reconstituer un Empire ottoman, islamisé en profondeur, du Bosphore à l’Asie centrale ; Aliev est dans cette optique un précieux allié. Or les Arméniens constituent un obstacle géographique à ce projet. À l’heure actuelle, Erdogan et Aliev ne peuvent pas détruire la République d’Arménie, protégée par Moscou – mais les choses peuvent changer. En attendant ils déploient tous leurs efforts pour réduire à néant, dans la mesure du possible, tout ce qui est arménien : populations, monuments, traces culturelles, inscriptions… C’est ainsi que les Azéris ont réussi à faire disparaître les nombreux restes de la riche présence arménienne au Nakhitchevan, le point culminant ayant été, en 2005, la destruction au bulldozer des milliers de pierres-croix, si caractéristiques de la culture arménienne, sur le site de Djoulfa. (Figure 9)

Il est donc à craindre que le même sort soit réservé aux riches témoignages culturels arméniens des parties de l’Artsakh passées sous autorité azérie, comme les monastères d’Amaras ou de Dadivank (Figure 10), ou encore les restes de l’antique cité de Tigranocerte. Ces destructions sont indispensables pour la réécriture de l’histoire selon Bakou : la région située entre la Caspienne et la Turquie aurait de tout temps été azérie, les Arméniens n’ayant été qu’un élément passager et négligeable qui, d’ailleurs, n’a laissé aucune trace…

À ce facteur négationniste et révisionniste s’ajoute une haine raciste savamment entretenue au long cours par les autorités turques et azéries[25]. Les exemples abondent. On lit ainsi dans une lettre secrète datée du 21 juillet 1920 et envoyée par le président azéri du comité révolutionnaire du Karabagh à son homologue du Zanguézour : « Pour affaiblir les Arméniens dans les endroits où la guérilla est active, tuez un soldat russe et accusez les Arméniens de ce crime […]. Ne laissez au Zanguézour aucun homme honnête, aucune richesse, afin que cette tribu maudite [les Arméniens] ne puisse plus jamais se remettre sur pied[26] ».

Plus récemment, en février 2004, à Budapest, lors d’un stage d’anglais organisé par l’OTAN, un officier azéri, Ramil Safarov, né au Haut-Karabagh, tua à coups de hache, dans son sommeil, un militaire arménien. Arrêté, il fut condamné à la réclusion à perpétuité, mais à la suite d’on ne sait trop quelles tractations la Hongrie l’extrada en 2012 en Azerbaïdjan où il devait purger le reste de sa peine. Or il fut non seulement gracié mais accueilli en héros, avec une promotion et de fortes récompenses matérielles ! Les quelques protestations internationales furent passagères, timides, et ne s’accompagnèrent d’aucune sanction.


[1] Hans Schiltbergers Reisebuch, Tübingen, 1885, p. 99.

[2] Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, Sévig Press, 1991, p. 57.

[3] Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, p. 34-35.

[4] Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, p. 38.

[5] Voir Raymond Kévorkian, Le génocide des Arméniens, Odile Jacob, 2006.

[6] Rouben Galichian, Clash of Histories in the South Caucasus, Benett & Bloom, 2012, p. 25-26.

[7] Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh. Faits et documents sur la question du Haut-Karabagh: 1918-1988, Sévig Press, 1988, p. 5.

[8] Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, Annexe 1, p. 120.

[9] Kavkazskoïe Slovo [La parole du Caucase], Tiflis, 1er juillet 1919 ; Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, p 71.

[10] Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh, p. 156.

[11] Le dernier royaume en Arménie disparut en 1045, il fut suivi d’un royaume d’Arménie en Cilicie (1198-1375).

[12] Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, p. 85.

[13] Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, Annexes 5a et 5b, p. 123-124 ; Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh, p. 34.

[14] Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh, p. 34 ; Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, p. 88.

[15] Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh, p. 101.

[16] Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, p. 93.

[17] Encyclopédie de l’Islam, tome IV, Éditions Brill, 1978, p. 595.

[18] Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh, p. 37-41.

[19] Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh, p. 82 ; Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, Annexe 6a, p. 124.

[20] Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh, p. 85.

[21] Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh, p. 102, 111.

[22] Encyclopédie de l’Islam, tome I, Éditions Brill, 1960, p. 197.

[23] Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh, p. 108.

[24] AFP, 4 avril 2016 ; RFI, 3 avril 2016.

[25] Voir Guillaume Perrier, « Karabagh, une mémoire à vif », AOC, 19 octobre 2020.

[26] Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, p. 81.

Philippe Huneman

Philosophe, Directeur de recherche à l’IHPST (CNRS/Paris-I)

Claude Mutafian

Mathématicien et historien, Maître de conférences en mathématiques à l'Université Paris-XIII et docteur en histoire

Notes

[1] Hans Schiltbergers Reisebuch, Tübingen, 1885, p. 99.

[2] Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, Sévig Press, 1991, p. 57.

[3] Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, p. 34-35.

[4] Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, p. 38.

[5] Voir Raymond Kévorkian, Le génocide des Arméniens, Odile Jacob, 2006.

[6] Rouben Galichian, Clash of Histories in the South Caucasus, Benett & Bloom, 2012, p. 25-26.

[7] Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh. Faits et documents sur la question du Haut-Karabagh: 1918-1988, Sévig Press, 1988, p. 5.

[8] Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, Annexe 1, p. 120.

[9] Kavkazskoïe Slovo [La parole du Caucase], Tiflis, 1er juillet 1919 ; Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, p 71.

[10] Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh, p. 156.

[11] Le dernier royaume en Arménie disparut en 1045, il fut suivi d’un royaume d’Arménie en Cilicie (1198-1375).

[12] Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, p. 85.

[13] Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, Annexes 5a et 5b, p. 123-124 ; Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh, p. 34.

[14] Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh, p. 34 ; Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, p. 88.

[15] Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh, p. 101.

[16] Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, p. 93.

[17] Encyclopédie de l’Islam, tome IV, Éditions Brill, 1978, p. 595.

[18] Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh, p. 37-41.

[19] Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh, p. 82 ; Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, Annexe 6a, p. 124.

[20] Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh, p. 85.

[21] Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh, p. 102, 111.

[22] Encyclopédie de l’Islam, tome I, Éditions Brill, 1960, p. 197.

[23] Gérard J. Libaridian, Le dossier Karabagh, p. 108.

[24] AFP, 4 avril 2016 ; RFI, 3 avril 2016.

[25] Voir Guillaume Perrier, « Karabagh, une mémoire à vif », AOC, 19 octobre 2020.

[26] Patrick Donabédian et Claude Mutafian, Artsakh, Histoire du Karabagh, p. 81.