Société

Johnny, les Français et l’héritage : Que je t’aime…

Politiste

L’héritage de Johnny Hallyday a fait l’objet d’une vive dispute juridique au sein de sa famille. Trois ans presque jour pour jour après le décès de la rockstar, il serait dommage de ne pas saisir l’occasion de cet anniversaire pour interroger la manière dont nos sociétés organisent la transmission de la richesse entre les générations. Car la liberté de léguer, d’hériter et de donner entre en conflit manifeste avec les valeurs clés de la modernité que sont l’idéal méritocratique et l’idéal égalitariste tout en étant en contradiction avec la défense de la propriété privée qui fait du travail son fondement légitime. Pour autant, s’agit-il alors de simplement les abolir ou bien est-il possible de repenser ces institutions pour les rendre davantage compatibles avec ces idéaux modernes ?

En rédigeant la dizaine de lignes qui constituent son testament, l’icône du rock français n’imaginait sans doute pas inaugurer une dispute juridique au sein de sa famille qui dura près de deux ans et demi et se solda grâce à l’intervention du fisc. Pour faire bref, cette dispute opposa la veuve du chanteur Laeticia, à qui il léguait l’essentiel de ses biens dans son testament américain, à ses deux premiers enfants issus de son mariage avec Sylvie Vartan puis de sa relation avec Nathalie Baye, David Hallyday et Laura Smet.

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Bien que n’ayant pas été nommément désignés comme bénéficiaires dudit testament, ces derniers réclamèrent leur part de la fortune de leur père en se prévalant du droit français qui interdit de déshériter totalement ses enfants, ce qu’aurait fait Johnny en léguant son patrimoine à Laeticia et aux deux filles qu’il a eues avec elle. Après de longs mois de procédure et différentes décisions juridiques contestées, c’est finalement le fisc français qui a poussé les parties à s’entendre en rappelant opportunément que l’héritage de Johnny incluait également des dettes fiscales (pour un peu plus de 30 millions d’euros tout de même).

Un accord a donc été trouvé le 3 juillet 2020 entre les deux camps que tout opposait. Laura Smet reconnaît le testament américain contre un chèque de 2,6 millions d’euros, David Hallyday se désiste, tandis que Laeticia conserve le patrimoine immobilier (estimé entre 28 et 34 millions d’euros) et se charge de régler la note au fisc (et de la contester). Trois ans presque jour pour jour après le décès de la rockstar, il serait dommage de ne pas saisir l’occasion de cet anniversaire pour interroger la manière dont nos sociétés organisent la transmission de la richesse entre les générations, et ce pour au moins deux raisons.

En premier lieu, cette dispute juridique permet de distinguer très clairement les trois principaux modes de transfert non marchand en vigueur dans nos sociétés – l’héritage, le legs et le don – et de clarifier ce qui distingue les deux premiers qui sont trop souvent confondus. Le droit d’hériter est le droit de Laura Smet et de David Hallyday. Il est attaché aux destinataires du transfert de biens, et peut être opposé au propriétaire du patrimoine, comme c’est le cas dans l’affaire Johnny Hallyday.

L’origine de ce droit ne réside pas tant dans la volonté du défunt que dans la loi qui juge opportun de protéger les intérêts de certains proches, et en particulier les intérêts des enfants sur le patrimoine de leurs parents (typiquement afin d’éviter qu’un enfant soit privilégié en fin de vie au détriment des autres). Le legs, ou droit de léguer, désigne par contraste, la liberté du propriétaire de décider ce qu’il adviendra de son patrimoine après son décès par testament. C’est un droit centré sur le propriétaire, mais qui doit tenir compte des éventuelles restrictions qui existent si certaines personnes ont un droit sur son patrimoine, typiquement via la fameuse « réserve héréditaire » propre au droit napoléonien.

Le droit de donner désigne quant à lui le mécanisme de transfert le plus simple et le plus intuitif. Comme le legs, il s’agit d’un droit dans le chef du propriétaire, mais que celui-ci exerce entièrement de son vivant. Ce droit n’est cependant pas absolu non plus. Il n’est par exemple pas possible de donner par avance l’entièreté de sa fortune à l’un de ses enfants pour en priver les autres ou de faire don de son patrimoine à une organisation terroriste. Le don reste cependant le moins problématique de ces trois mécanismes de transfert tant le droit d’aliéner est considéré comme un composant crucial du droit de propriété privée. Dans le cas de l’affaire Johnny Hallyday, les dons préalables n’ont d’ailleurs pas été remis en cause. Ce qui opposait les enfants à la veuve du chanteur est la préséance qu’il s’agissait ou non d’accorder au droit de léguer sur le droit d’hériter.

L’affaire Johnny Hallyday est en second lieu intéressante pour ce qu’elle a révélé de l’opinion publique sur la question de l’héritage. En effet, à quelques exceptions près, la forte médiatisation de ce conflit juridique n’a nullement donné lieu à une remise en question du droit d’hériter, de léguer ou de donner. Les uns ont pris parti pour les enfants, les autres pour la veuve, mais tout le monde considérait comme parfaitement normal que chacun des deux camps ait un droit de revendiquer une large part de la fortune du chanteur.

Cette idée appelle pourtant un examen critique si l’on prend au sérieux le discours méritocratique et égalitariste qui fait du travail la voie légitime de l’accès à la propriété. Pourquoi donc le commun des mortels devrait-il être contraint d’endurer le fardeau du labeur pour devenir propriétaire, alors que certains, comme les enfants ou la veuve de Johnny, peuvent s’approprier des sommes démesurées en vertu du seul fait qu’ils ont ce statut si particulier d’enfant ou d’époux de quelqu’un de fortuné ?

Si c’est le travail qui légitime la propriété, alors comment justifier l’existence d’institutions comme le legs, le don et l’héritage qui sont autant de formes d’appropriation sans travail ?

Pour ce qui concerne la veuve, on peut discuter sans fin sur ses mérites et sur la contribution de son travail non rémunéré à la fortune du chanteur [1], mais dans le cas des enfants, il est tout à fait évident que, même en admettant qu’ils aient positivement contribué d’une manière ou d’une autre à l’élaboration de la part de la fortune qu’ils revendiquaient (avant que le fisc ne leur rappelle la dette dont elle était assortie), cette contribution n’est qu’extrêmement marginale.

Pour remédier à ce qui semble être une injustice manifeste, faudrait-il dès lors taxer davantage ces types d’appropriation par héritage, legs ou don en pointant le fait qu’elles relèvent plus du hasard que du mérite ou du travail ? À suivre l’opinion publique, certainement pas. Une étude de 2018 commanditée par France Stratégie révèle au contraire que 87 % des français interrogés sur le sujet se déclarent favorables à une diminution de la taxation de l’héritage (p. 13).

L’aversion à la taxation de l’héritage est même similaire à celle qui est liée à l’imposition des revenus du travail. Lorsqu’on leur demande de noter sur une échelle de 1 à 10 le taux de taxation adapté à différentes catégories de revenus, les répondants indiquent préférer que la fiscalité se porte vers les revenus issus de la vente d’entreprise (4.3) et de placements financiers (4.3), sur les gains des jeux de hasard (3.9), et sur les revenus immobiliers (3.6) plutôt que sur les revenus du travail (2.3) ou sur les dons et les héritages (2.4) (p. 15).

Cette même étude souligne que dans leur grande majorité, les répondants surestiment de beaucoup la taxation réelle de l’héritage et du don : le taux effectif moyen auquel ces transferts sont taxés oscille en réalité autour de 5 % [2], ce qui semble loin des taux confiscatoires fréquemment invoqués pour condamner toute taxation supplémentaire. Les autres revenus peuvent à leurs yeux être taxés davantage, mais il s’agit de préserver autant que possible ceux issus du travail et de l’héritage.

Mais est-il cohérent de souhaiter taxer davantage les revenus des jeux de hasard plutôt que ceux des dons et héritages ? Ces deux modes d’appropriation ne relèvent-ils pas de la même manière d’une forme de chance qui entre en contradiction avec l’idée, tout aussi importante pour l’opinion publique, que c’est le travail qui justifie la propriété privée [3]. En effet, depuis le célèbre cinquième chapitre du Second Traité de John Locke (1690), la propriété privée apparaît comme intimement liée au travail. Le philosophe anglais a su convaincre la postérité que si la propriété privée est légitime, c’est avant tout car elle donne au travailleur un droit sur ce à quoi il a mêlé « le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains » dont il est certain qu’ils « lui appartiennent en propre [4] ».

Pour la tradition libérale comme pour la représentation moderne de la propriété privée, cet argument deviendra essentiel car la propriété légitime par excellence est celle que le travailleur a acquise par son labeur [5]. Cet argument inclut également une dimension morale forte : la propriété privée passe pour être la juste récompense et la motivation du travail, et il est dès lors légitime de rémunérer davantage ceux qui travaillent plus ou dont le travail est plus efficace, utile ou productif. On doit certes critiquer la fondation lockéenne de la propriété [6], mais il demeure que si l’on prend au sérieux cette représentation constitutive de la modernité politique, la seule propriété légitime devrait être celle que l’individu a acquise par l’exercice de son travail.

Ce serait cependant oublier que la propriété privée se conçoit aussi comme « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements », selon la formule consacrée de l’article 544 du Code Civil. En toute logique, le droit de propriété doit donc inclure le pouvoir de transférer librement la chose appropriée, soit d’en disposer par don ou par testament pour en régler la destination, puisque ce pouvoir souverain sur la chose qui autorise le propriétaire à en abuser doit aussi l’autoriser à l’aliéner selon son bon plaisir. Le problème réside dans le fait que ce droit de transférer librement la chose, lorsqu’il est exercé, implique nécessairement que le bénéficiaire d’un don se l’approprie autrement que par son travail.

On voit alors surgir une tension entre ces deux représentations constitutives de la propriété privée moderne que sont d’une part l’idée que la propriété privée est justifiée par le travail, et d’autre part que ce droit est un droit tendanciellement absolu incluant le droit de librement transférer la chose. Si c’est le travail qui légitime la propriété, alors comment justifier l’existence d’institutions comme le legs, le don et l’héritage qui sont autant de formes d’appropriation sans travail ? En d’autres termes, dès lors que le travail individuel est ce qui constitue le fondement de l’appropriation légitime, ces modes d’appropriation qui ne récompensent aucun travail, aucun effort ou mérite, ne sont-ils pas nécessairement illégitimes ?

La réponse à cette question doit être nuancée selon que l’on évoque le cas de l’héritage ou celui du legs et du don. Alors que dans le cas d’un legs ou d’un don, on peut invoquer le droit qu’a le propriétaire de décider de la destination future de la chose, il n’en va pas de même pour le droit d’hériter puisque ce droit a pour titulaire le bénéficiaire futur de l’héritage et peut être opposé à la volonté du propriétaire actuel.

Dès lors, si le droit d’hériter ne récompense pas un mérite ou un travail du bénéficiaire et n’est pas même fondé sur la volonté du propriétaire avec laquelle il peut entrer en conflit, comme dans le cas de l’affaire Johny Hallyday, il semble bel et bien qu’il soit extrêmement difficile de défendre un tel droit [7].

Dans le cas du legs et du don, l’argument est différent puisqu’il s’agit de rappeler, comme le font les défenseurs de la propriété privée à la suite de Nozick [8], qu’une fois que le titre du propriétaire sur une chose est constitué de manière légitime par son travail, celui-ci dispose d’un droit tendanciellement absolu sur la chose qui inclut le droit de la transférer à qui bon lui semble. Le fait que le bénéficiaire d’un don ou d’un legs n’ait aucun mérite à acquérir la chose ou la somme transférée n’a en fait aucune importance : le premier propriétaire a rempli les conditions d’une appropriation légitime, et à ce titre dispose désormais d’un droit de transfert absolu. Dans cette perspective, le travail n’importe en fait que lors de la première appropriation, et s’efface ensuite devant la primauté de la volonté du propriétaire qui est libre de transférer la chose selon son désir, quelles qu’en soient les conséquences économiques, sociales ou politiques.

La « théorie de l’habilitation » de Nozick ne permet cependant pas de résoudre de manière convaincante la tension relevée ci-dessus. Cette défense de la liberté de transférer entre en effet en conflit avec l’idéal méritocratique selon lequel les différences de richesse et de statut social devraient être liées à des différences de mérite plutôt qu’à des différences d’origine sociale ou de richesse accumulée par les ancêtres de l’individu.

La liberté de léguer, d’hériter et de donner entre en conflit manifeste avec ces valeurs clés de la modernité que sont l’idéal méritocratique et l’idéal égalitariste.

Le mérite est une notion évidemment polysémique qui recouvre tantôt la dévotion au travail, tantôt la compétence, tantôt l’effort ou la pénibilité liée au labeur, mais quelle que soit la manière dont on le comprend, le problème réside évidemment dans le fait que l’héritage, le don et le legs sont des formes d’appropriation sans travail, mais aussi et surtout sans mérite. Le seul mérite du bénéficiaire d’un gros héritage, don ou legs est d’être né, soit selon l’expression de John Stuart Mill, d’avoir tiré un numéro gagnant dans la grande loterie des naissances qui assigne les uns aux palais et les autres à l’usine.

La liberté de léguer, d’hériter et de donner entre donc en conflit manifeste avec ces valeurs clés de la modernité que sont l’idéal méritocratique et l’idéal égalitariste tout en étant en contradiction avec la défense de la propriété privée qui fait du travail son fondement légitime. Pour autant, s’agit-il alors de simplement les abolir ou bien est-il possible de repenser ces institutions pour les rendre davantage compatibles avec ces idéaux modernes ?

Le cas du droit d’hériter en tant qu’il est lié au bénéficiaire futur du patrimoine devra être envisagé à part puisqu’il autorise la négation de la volonté du propriétaire actuel, mais pour le legs et le don, John Stuart Mill s’est fait le porte-parole d’une proposition originale qui connait un regain d’attention dans la philosophie politique contemporaine [9].

Cette proposition part d’un renversement : plutôt que de taxer la transmission de la richesse en fonction de la relation familiale existant entre les deux parties et surtout du montant que le propriétaire actuel donne ou lègue comme c’est le cas dans la plupart des systèmes juridiques contemporains, le philosophe anglais proposait de penser la taxation des transferts en fonction de la situation de celui qui en bénéficie, et plus précisément de la quantité de richesse qu’il ou elle a déjà reçue sans fournir de travail au cours de sa vie.

Les taux progressifs de taxation ne s’appliqueraient plus sur le montant total du don ou du legs considéré comme un acte isolé, mais sur le montant en tant qu’il s’additionne aux sommes déjà perçues par le bénéficiaire dans le cas où il a déjà reçu d’autres don ou legs au cours de sa vie. Il s’agit d’un véritable renversement de perspective car cela implique de faire dépendre le taux marginal de taxation non de la somme donnée et de la situation financière du donateur, mais des sommes précédemment reçues par le bénéficiaire (à l’exception des revenus du travail).

En vue d’opérationnaliser cette mesure, l’administration ajouterait en fait simplement une colonne au registre national ; colonne dans laquelle serait consignée la somme des appropriations sans travail, toutes origines confondues, dont un individu a déjà bénéficié au long de sa vie. Des taux progressifs seraient ensuite appliqués à ces appropriations sans travail au fur et à mesure que l’individu reçoit des héritages, legs et dons, de sorte que l’on puisse exempter d’impôts un montant que l’on estime nécessaire au bon départ de chacun et chacune dans la vie, et éventuellement fixer un maximum à la somme qu’un individu peut percevoir sans travailler au nom de l’égalité des chances entre individus d’une même génération.

Le but de la mesure, également défendue par l’économiste James Meade et le philosophe John Rawls, n’est pas tant de renflouer les caisses de l’État que d’encourager une plus large distribution du capital dans la société et d’ainsi réduire l’inégalité des chances créée par les héritages, legs et dons.

Pour illustrer cette proposition, examinons avec des chiffres fantaisistes ce qu’elle impliquerait pour les héritiers de Johnny Hallyday et comment elle influencerait la transmission des trente millions qui auraient été l’enjeu de l’affaire si le fisc ne s’en était pas mêlé. Prenons des chiffres volontairement larges, et imaginons qu’aux deux extrémités, les règles organisant la taxation des dons et des legs exonèrent les cent mille premiers euros reçus par don, héritage ou legs, et imposent que chacun ne puisse recevoir qu’un maximum d’un million d’euros sans travailler.

Pour celles et ceux qui ont déjà reçu cent mille euros, un impôt progressif permet de déterminer quel supplément de taxes le donateur doit payer pour chaque euro supplémentaire qu’il souhaite donner à cette personne, en fonction chaque fois du rapport entre cet euro et le total des sommes que cet individu a déjà perçues sans travailler. Par facilité, imaginons que pour recevoir chaque euro en plus des cent mille déjà reçus exonérés, le bénéficiaire doive s’acquitter d’une taxe de 10% sur la somme versée jusqu’à ce que le total reçu par le bénéficiaire atteigne le pallier de deux cent mille.

Le taux d’imposition serait ensuite de 20 % jusque trois cent mille, et ainsi de suite jusqu’au maximum fixé à un million, quelle que soit l’origine des versements précédents. Au-delà de ce million, le bénéficiaire ne pourrait plus recevoir d’argent ou de patrimoine sans travailler, car ce serait lui donner un avantage trop important par rapport à la majorité de ses concitoyens qui n’ont pas eu cette chance. Il peut bien entendu disposer librement de son patrimoine et continuer à l’accroître en travaillant.

Dans ce cas, si ni sa veuve ni ses enfants n’ont encore reçu de dons, legs ou héritages provenant d’autre sources, Johnny Hallyday aurait eu à débourser 450.000 euros en taxes par million qu’il leur aurait légué en guise de « capital de départ » ou de « viatique ». Il n’aurait pas pu leur donner plus, même en payant davantage d’impôts, car cela serait revenu à enfreindre le principe d’égalité des chances en donnant à ses enfants une chance disproportionnée d’arriver à telle ou telle position socialement désirable ou de bénéficier de tel ou tel bien social prisé par de nombreux individus.

Il serait resté maître de disposer librement des vingt-cinq millions encore dans son patrimoine, et aurait également pu anticiper son décès et faire d’autres donations à d’autres personnes qui n’auraient pas déjà atteint ce plafond d’un million (notons qu’il aurait également pu payer le fisc avant son décès). Au moment de son décès, les sommes résiduelles en sa possession seraient allouées à un ou des bénéficiaires désignés par la loi sur les héritages, sauf bien entendu dans le cas où ceux-ci n’auraient pas pu recevoir davantage car ils avaient déjà reçu le maximum autorisé sans travailler. Dans ce cas, si l’ensemble des bénéficiaires potentiels désignés par la loi ne peut pas absorber toute la succession, et si Johnny n’avait pas décidé par exemple de la léguer à une association d’intérêt public, l’État conserverait le solde.

Limiter les appropriations sans travail est une question de cohérence logique pour celles et ceux qui pensent que le fondement de la propriété doit être le travail.

Les chiffres de cet exemple sont bien entendu parfaitement arbitraires (la limite d’un million en particulier semble déjà très large). Ils devraient faire l’objet d’une discussion sociétale en vue de les adapter à ce qui est collectivement jugé comme correspondant aux exigences de l’égalité des chances. Ceci étant, ils permettent déjà d’illustrer les principaux avantages d’un tel système.

Repenser la fiscalité sur la transmission du patrimoine de cette manière permettrait avant tout de prévenir la transmission des immenses fortunes d’une génération à l’autre ainsi que de faire un pas dans la direction indiquée par nos idéaux égalitaristes en encourageant une large dispersion du capital. Dans le cas de Johnny Hallyday, une fois qu’il a donné un million à chacun de ses quatre enfants et à sa veuve, payé le demi-million d’impôt correspondant à chaque donation, le chanteur dispose encore d’un immense patrimoine qu’il peut choisir de consommer, d’investir, de donner à des œuvres de charité ou à toute autre entreprise sans but lucratif qui aurait retenu son attention, ou à d’autres personnes qui n’ont pas encore atteint le plafond des sommes reçues.

Sous un tel système, nul doute que les dons envers des personnes n’appartenant pas à la structure familiale se multiplieraient, de même que les financements de projets ou d’œuvres caritatives puisque les individus les plus riches auraient un incitant à disperser leur fortune avant leur décès, mais ne pourraient la donner à ceux qui ont déjà eu la chance de recevoir autant que la loi le permet pour préserver l’égalité des chances.

Cette réforme de la fiscalité sur les dons et les legs ferait également un pas dans la direction des valeurs méritocratiques puisque plafonner les sommes qu’un individu peut recevoir sans travailler réduirait l’impact de l’appropriation sans travail ni mérite sur les trajectoires de vie et rendrait les individus non pas égaux, mais plus égaux qu’à présent face à la grande loterie des héritages, dons et legs. Pour le dire simplement, en limitant l’impact de l’appropriation sans travail dans la constitution des patrimoines, cette réforme égaliserait le pouvoir appropriateur du travail.

De plus, une telle réforme ne changerait que peu de choses aux attentes en termes d’héritage, de dons ou de legs de l’immense majorité de la population. Elle éviterait ainsi de soulever l’hostilité qui accompagne habituellement toute proposition de réformes de la fiscalité successorale. Plafonner les appropriations sans travail à un seuil aussi élevé qu’un million d’euros n’aurait un impact que sur le percentile supérieur de la distribution du patrimoine, qu’il s’agit précisément d’encourager à disperser son patrimoine si nous voulons vraiment l’égalité.

Pour le commun des mortels, défiscaliser les premiers cent-mille euros donnés et instaurer un plafond aurait sans doute même un impact positif. Une telle mesure encouragerait évidemment les dons et legs, et multiplierait d’autant la probabilité pour chacun d’en bénéficier au cours de sa vie, tout en ne privant qu’une infime minorité de la perspective de s’approprier plus d’un million d’euros sans travailler.

C’est également une manière d’inciter à une transmission de la richesse plus tôt dans la vie qui présente l’avantage de ne pas empêcher les parents de la possibilité de donner un « coup de pouce » à leurs enfants. Ce « coup de pouce » pourra advenir plus tôt, sera toujours de nature à donner un avantage au bénéficiaire du don, mais ne pourra juste plus truquer les chances des uns et des autres de manière disproportionnée.

Enfin, et c’est un argument décisif, une telle réforme de la fiscalité sur la transmission du patrimoine ne constitue pas une enfreinte grave au droit qu’a l’individu de disposer de la propriété qu’il a acquise grâce à son labeur (ni de la part qu’il a reçue conformément aux lois réglant les appropriations sans travail).

De la même manière qu’il est interdit de donner sa fortune à une organisation terroriste car celle-ci menace la sécurité publique, une telle réforme ne fait qu’encadrer cette liberté de transfert pour faire en sorte qu’elle ne menace pas les idéaux méritocratiques et égalitaristes qui sont importants pour les individus des sociétés contemporaines. Elle ne fait qu’interdire au propriétaire de distordre la coopération sociale en choisissant de manière arbitraire le ou les bénéficiaires de son patrimoine et en encourageant une concentration du capital qui menace les fondements de l’idéal démocratique.

Ainsi, de manière stratégique et sans préjudice de la nécessité de critiquer de manière plus vaste la propriété privée, il devient possible de défendre ce type de mesure depuis la perspective propriétariste et méritocratique. Limiter les appropriations sans travail est une question de cohérence logique pour celles et ceux qui pensent que le fondement de la propriété doit être le travail.

Une réforme de ce type permettrait en effet de faire en sorte que la propriété et le travail soient davantage corrélés, et que sous l’influence de cette distribution plus égalitaire du capital, on puisse voir éclore la société qu’appelait de ses vœux John Stuart Mill depuis la moitié du 19ème siècle, soit une société caractérisée par l’existence d’ « un corps nombreux et bien payé de travailleurs, peu de fortunes énormes, à part celles qui auraient été gagnées et accumulées durant la vie d’un homme, mais un bien plus grand nombre de personnes qu’on n’en compte aujourd’hui, non seulement exemptes des travaux les plus rudes, mais jouissant d’assez de loisirs du corps et de l’âme pour cultiver librement les arts qui embellissent la vie (graces of life), et donner des exemples aux personnes moins bien placées pour cela [10] ».

 


[1] Sur ce point, faisons tout de même remarquer qu’il serait difficile de défendre le droit de la veuve sur la fortune du mari en tant qu’il s’agirait d’une rémunération a posteriori d’un travail invisible mais indispensable qu’elle aurait fourni au long des années passées à soutenir le pourvoyeur de fonds du ménage. Il ne s’agit nullement de nier l’existence de ce travail féminin non rémunéré, mais de souligner que reconnaitre un droit d’hériter ne constitue certainement pas la solution au problème. Un argument qui irait en ce sens se heurterait à de nombreuses difficultés, dont la première réside dans le fait qu’il s’agirait alors d’accepter que ce travail ne soit rémunéré qu’après le décès du mari (et qu’à fortiori, en cas de décès de l’épouse avant son mari, ce travail ne soit pas rémunéré du tout – en dehors de la subsistance et des privilèges gracieusement offerts). Il est d’autant plus compliqué de défendre un tel argument que dans le cas de la veuve de Johny Hallyday, celle-ci n’arrive dans la vie du chanteur qu’une fois sa renommée déjà faite, et que le travail invisible dont il est ici question est selon toute vraisemblance essentiellement un soutien psychologique et affectif plutôt que ménager à proprement parler.

[2] Dans les faits, les différents abattements et exonérations possibles réduisent considérablement le taux effectif moyen de taxation des dons et héritages. Malgré des taux théoriques bien plus hauts, le taux moyen oscille autour de 5% pour ces deux dernières décennies. À ce propos, voir : Clément Dherbécourt, Peut-on éviter une société d’héritiers?, France Stratégie, La note d’analyse, n°51, 2017, p. 7.

[3] Ce dont témoigne également l’enquête citée ci-avant en soulignant que les répondants souhaitent avant tout épargner les revenus du travail (2.3).

[4] John Locke, Le Second Traité Du Gouvernement, trad. Jean-Fabien Spitz, Presses universitaires de France, 1994, 22, §II.27.

[5] John Stuart Mill n’hésitera par exemple pas à faire de ce droit du travailleur sur les fruits de son labeur le cœur de l’institution : « the institution of property, when limited to its essential elements, consists in the recognition, in each person, of a right to the exclusive disposal of what he or she have produced by their own exertions” (John Stuart Mill, Principles of Political Economy, with some of their applications to social philosophy, vol. I, Toronto University Press, 1965, p. 218).

[6] J’ai eu l’occasion de proposer une critique serrée de l’argument lockéen dans la revue Philosophique, dans un article intitulé : « De l’appropriation à la propriété : John Locke et la fécondité d’un malentendu devenu classique ». Voyez également le dernier ouvrage de Pierre Crétois, La part commune, Ed. Amsterdam, 2020, dont la première partie revient également sur ce sujet.

[7] La ligne argumentative la plus prometteuse semble être celle de l’égalité qui doit prévaloir entre les enfants au moment du décès d’un parent, mais une telle défense a le défaut d’ouvrir une question bien plus vaste: pourquoi ces considérations d’égalité devraient-elles être limitées aux enfants du propriétaire ? Qu’est-ce exactement qui dans ce statut d’ « enfant » justifie ce droit, et l’exclusion d’autres personnes qui ont peut-être été plus proches de la personne décédée, plus importantes ou auraient un autre titre à revendiquer une part de ses biens ?

[8] Nozick formalise sa « théorie de l’habilitation » (entitlement theory) dans le septième chapitre de Anarchy, State, Utopia, Cette théorie est tout à fait représentative des thèses défendues par les libertariens de droite dans la foulée de Nozick. Voir son ouvrage séminal : Robert Nozick, Anarchy, State, Utopia, Blackwell Publishers, 1974.

[9] Voyez notamment : Cornelius Cappelen and Jørgen Pedersen, ‘Just Wealth Transfer Taxation: Defending John Stuart Mill’s Scheme’, Politics, Philosophy & Economics 17, no. 3, 2018, p. 317–35.

[10] John Stuart Mill, Principes d’économie politique avec quelques-unes de leurs applications à l’économie sociale, t.II, trad. H. Dussard et Courcelles Seneuil, Guillaumin et Cie, 1873, p. 306.

Éric Fabri

Politiste, Enseignant à l'Université libre de Bruxelles

Notes

[1] Sur ce point, faisons tout de même remarquer qu’il serait difficile de défendre le droit de la veuve sur la fortune du mari en tant qu’il s’agirait d’une rémunération a posteriori d’un travail invisible mais indispensable qu’elle aurait fourni au long des années passées à soutenir le pourvoyeur de fonds du ménage. Il ne s’agit nullement de nier l’existence de ce travail féminin non rémunéré, mais de souligner que reconnaitre un droit d’hériter ne constitue certainement pas la solution au problème. Un argument qui irait en ce sens se heurterait à de nombreuses difficultés, dont la première réside dans le fait qu’il s’agirait alors d’accepter que ce travail ne soit rémunéré qu’après le décès du mari (et qu’à fortiori, en cas de décès de l’épouse avant son mari, ce travail ne soit pas rémunéré du tout – en dehors de la subsistance et des privilèges gracieusement offerts). Il est d’autant plus compliqué de défendre un tel argument que dans le cas de la veuve de Johny Hallyday, celle-ci n’arrive dans la vie du chanteur qu’une fois sa renommée déjà faite, et que le travail invisible dont il est ici question est selon toute vraisemblance essentiellement un soutien psychologique et affectif plutôt que ménager à proprement parler.

[2] Dans les faits, les différents abattements et exonérations possibles réduisent considérablement le taux effectif moyen de taxation des dons et héritages. Malgré des taux théoriques bien plus hauts, le taux moyen oscille autour de 5% pour ces deux dernières décennies. À ce propos, voir : Clément Dherbécourt, Peut-on éviter une société d’héritiers?, France Stratégie, La note d’analyse, n°51, 2017, p. 7.

[3] Ce dont témoigne également l’enquête citée ci-avant en soulignant que les répondants souhaitent avant tout épargner les revenus du travail (2.3).

[4] John Locke, Le Second Traité Du Gouvernement, trad. Jean-Fabien Spitz, Presses universitaires de France, 1994, 22, §II.27.

[5] John Stuart Mill n’hésitera par exemple pas à faire de ce droit du travailleur sur les fruits de son labeur le cœur de l’institution : « the institution of property, when limited to its essential elements, consists in the recognition, in each person, of a right to the exclusive disposal of what he or she have produced by their own exertions” (John Stuart Mill, Principles of Political Economy, with some of their applications to social philosophy, vol. I, Toronto University Press, 1965, p. 218).

[6] J’ai eu l’occasion de proposer une critique serrée de l’argument lockéen dans la revue Philosophique, dans un article intitulé : « De l’appropriation à la propriété : John Locke et la fécondité d’un malentendu devenu classique ». Voyez également le dernier ouvrage de Pierre Crétois, La part commune, Ed. Amsterdam, 2020, dont la première partie revient également sur ce sujet.

[7] La ligne argumentative la plus prometteuse semble être celle de l’égalité qui doit prévaloir entre les enfants au moment du décès d’un parent, mais une telle défense a le défaut d’ouvrir une question bien plus vaste: pourquoi ces considérations d’égalité devraient-elles être limitées aux enfants du propriétaire ? Qu’est-ce exactement qui dans ce statut d’ « enfant » justifie ce droit, et l’exclusion d’autres personnes qui ont peut-être été plus proches de la personne décédée, plus importantes ou auraient un autre titre à revendiquer une part de ses biens ?

[8] Nozick formalise sa « théorie de l’habilitation » (entitlement theory) dans le septième chapitre de Anarchy, State, Utopia, Cette théorie est tout à fait représentative des thèses défendues par les libertariens de droite dans la foulée de Nozick. Voir son ouvrage séminal : Robert Nozick, Anarchy, State, Utopia, Blackwell Publishers, 1974.

[9] Voyez notamment : Cornelius Cappelen and Jørgen Pedersen, ‘Just Wealth Transfer Taxation: Defending John Stuart Mill’s Scheme’, Politics, Philosophy & Economics 17, no. 3, 2018, p. 317–35.

[10] John Stuart Mill, Principes d’économie politique avec quelques-unes de leurs applications à l’économie sociale, t.II, trad. H. Dussard et Courcelles Seneuil, Guillaumin et Cie, 1873, p. 306.