Covid-19, l’éternel retard du gouvernement sur le virus
La crise sanitaire de Covid-19 ressemble étrangement à l’histoire d’Achille et la Tortue inventée par Zénon d’Élée, il y a environ 2 500 ans de cela. Elle peut s’énoncer de la manière suivante : Achille, confiant de sa supériorité d’athlète, propose une course à la Tortue en lui laissant 100 mètres d’avance. Plus véloce que la Tortue, Achille parcourt les 100 mètres en un rien de temps. La Tortue a, quant à elle, avancé d’une petite distance, disons 1 mètre. Aussi Achille doit rattraper cette distance. Mais, le temps de rattraper cet écart, la Tortue aura elle aussi avancé. Achille devra encore une fois rattraper cette distance alors que la Tortue progressera de nouveau et ce ad infinitum. Au bout du compte, Achille ne rattrapera jamais la Tortue. Selon Zénon, aussi infime que soit l’écart, la Tortue reste toujours en avance sur le pauvre Achille déconcerté.
Si on remplace Achille par le gouvernement et la Tortue par le virus, ce paradoxe antique éclaire une situation présente : aussi minimal soit-il, l’écart qui nous sépare de la maîtrise de l’épidémie persiste. En effet, alors même que la reproduction du virus était devenue si faible début décembre, avec un R0 à 0,56, pourquoi le maintien de ce R0 en dessous de 1 pendant plusieurs semaines n’a-t-il pas suffit à planifier une sortie de crise pérenne ? Alors qu’on pouvait espérer voir l’épidémie converger vers 0, cet idéal s’est envolé. Le R0 est de nouveau supérieur à 1. L’épidémie repart de plus belle. Sans doute, les obstacles épistémologiques alliés aux contraintes organisationnelles et aux fêtes de fin d’année ont compliqué une sortie de crise en bonne et due forme.
Il faut dire que face à la Covid-19, nous sommes plus proches de la statue de Condillac que du démon de Laplace. Le manque de données réduit notre vision à un échantillonnage passé et partiel de l’épidémie, qu’on associe, tant bien que mal, aux conjectures politiques et sociales. De sorte que la Covid-19, telle la Tortue, nous devance sans cesse. L’objectif des 5 000 cas par jour s’est ainsi évanoui comme une lointaine illusion de maîtrise sous les mots d’ordre tester, alerter, protéger. Qu’est-ce qui explique cela ? Difficile à dire. Néanmoins, pour esquisser une ébauche d’analyse de cet étrange phénomène politique, il n’est pas inintéressant de se pencher un instant sur les écarts temporels de la décision qui gravitent autour du célèbre indice de reproduction noté R0.
Le décalage temporel des données
Cet outil d’aide à la décision qui a permis, dit-on, d’identifier en « temps réel » des facteurs de transmission, des clusters, des lieux de contamination et des activités accélérant la propagation du virus, n’a jamais cessé d’être en retard sur la contamination. Paradoxalement, on a toujours saisi la situation épidémique avec un retard qui nous semblait en avance sur les événements à venir. Face à cette inquiétante étrangeté temporelle, il convient de souligner que les mesures sanitaires viennent combler le délai de la contagion en prenant en charge un lot de malades dont le sort est déjà scellé depuis leur tragique rencontre avec le virus. Ainsi, le confinement est en réalité une mesure plus curative que préventive.
Et bien que le R0 apparaisse comme une boussole projetée sur l’avenir, il n’en reste pas moins, à l’instar du lapin blanc d’Alice au pays des merveilles, en retard, toujours en retard. Le problème, s’il en est, c’est que le R0 nécessite pour être plus précis un grand nombre de données qui s’accumulent avec un décalage temporel irréductible. Par ailleurs, tout indique que le R0 n’a pas été alimenté correctement en données massives jusqu’au grand dépistage de l’automne dernier. Mais depuis, il subsiste encore bon nombre de défis à relever pour parvenir à un outil valide. Quelles sont donc les données analysées par ce chiffre mystérieux et que nous apprend-t-il sur les retards de la décision politique par rapport à la reproduction du virus ?
En France, les données alimentant le R0 sont réparties en 4 catégories (dépistage, hospitalisation, réanimation et les décès) qui comportent chacune des biais distincts et un délai par rapport à l’état actuel de la contamination provenant du temps moyen d’incubation de la maladie (de 3 à 5 jour avec des extrêmes de 2 à 15 jours) et du temps de génération du virus (ou nombre de jours entre une première infection et une seconde qui reste encore inconnu).
Le dépistage par tests PCR et antigéniques, permet un suivi précis de l’épidémie avec un décalage temporel plutôt court, mais a pour biais de varier selon le type de population, l’intensité du dépistage et le taux de faux positifs et de faux négatifs. Les hospitalisations ont l’avantage, quant à elles, d’échantillonner une population de manière stable et exhaustive avec, néanmoins, un délai temporel plus long. Les admissions en réanimation s’apparentent aux données d’hospitalisation avec moins de cas mais des symptômes plus graves, ce qui est essentiel pour comprendre le degré de virulence de l’épidémie. Les décès enfin, essentiels pour évaluer les risques de mortalité, ont le défaut d’être encore plus différés dans le temps que les données d’hospitalisation par rapport au moment de l’infection.
La mesure des mesures sanitaires
Rappelons-nous qu’au début de la pandémie les données alimentant cet indice faisaient pratiquement toutes défaut. Elles étaient disponibles en très petit nombre et de manière très décalée dans le temps. Bien que le scénario catastrophe d’une croissance exponentielle des contaminations et des morts se faisait sentir à travers le monde, il a fallu attendre que les alertes cliniques répétées des soignants se fassent entendre pour que la décision du confinement apparaisse ex post dans le décalage temporel de la contamination et des données. Il est intéressant à ce propos d’analyser l’interprétation qui découle de la scénarisation statistique de l’époque : à ce moment on se référait aux tableaux d’hospitalisation et de mortalité dressés par l’Imperial College of London.
Cette statistique, constituée à partir des données transmises par 146 pays à propos de 164 837 cas référencés, desquels 6 470 sont morts, ne donnait qu’une idée très relative de la pandémie avec un délai important. Néanmoins, à partir de ces informations quantitatives les mesures sanitaires ont été prises pour éviter que le manque logistique n’engendre le chaos dans les hôpitaux. Bien que dans cette étude le taux de mortalité avoisine les 4 % de la population infectée, les données ont été précisées par le R0 = 2,2 à 2,4 pour montrer que la mortalité oscillait en réalité entre 2 % et 4 %. On a vu, toutefois, ce chiffre varier davantage à cause du manque de matériel et de personnel dans les hôpitaux, notamment en Italie du nord. Ainsi, la nécessité de couper court la chaîne de contagion par un confinement généralisé est apparue une première fois comme l’unique solution viable.
En l’absence de tests PCR et antigéniques, on a mesuré en France une variation du R0 d’environ 2,4 à 2,6 entre le 27 février et le 16 mars. La décision prise dans le désarroi des grands nombres, face à un R0 aussi inquiétant qu’imprécis, n’a trouvé à se justifier qu’à l’aune du compte-gouttes clinique des hospitalisations et de la scénarisation exponentielle des morts. Ce n’est que par le retour du terrain, mêlé à une fiction numérique, qu’on a pu comprendre la situation avec un retard qui nous semblait paradoxalement en avance sur ce qui allait se passer. Le sort des malades de la première vague étant déjà scellé, il fallait absolument pouvoir le prendre en charge dans des hôpitaux fortement appauvris en matériel et en personnel.
L’éternel retour des mesures sanitaires
Avec le déconfinement et les vacances estivales le virus s’est insinué à bas bruit tout l’été dans l’innombrable. Le beau temps estival a réduit la transmission dans les lieux clos, la rentrée a étalé les chaînes de contamination et les mesures restrictives ont ralenti l’inéluctable. Les jeunes, pour beaucoup asymptomatiques, ont par ailleurs véhiculé le virus à l’abri des radars épidémiologiques. Seulement, fin octobre le R0 augmente entre 1,45 et 1,85. Ce nombre paraît faible par rapport à la première vague, bien que plus réaliste.
Une fois encore l’alerte clinique répétée des hôpitaux n’a été entendue que trop tard. La ritournelle tardive des mesures sanitaires s’est faite au rythme décalé des grands nombres. En considérant le temps de doublement du virus par incidence des hospitalisations et des tests PCR, le gouvernement a tranché pour un reconfinement à partir du 30 octobre. Bien que cette idée fût écartée durant tout l’été, le retard sur la croissance exponentielle des patients a obligé une seconde fois la mise en place du confinement dans une dynamique toujours plus curative que préventive.
Pour ainsi dire, la clinique est toujours en avance sur les décisions politiques en même temps qu’en retard sur la contamination. Quant à la scénarisation statistique, bien que prédictive, elle semble toujours guider le jugement avec un délai irréductible. Il convient donc de rappeler cette phrase du célèbre mathématicien et théoricien des probabilités Émile Borel : « Le calcul fournit, il est vrai, une réponse précise à toute question précise : les données expérimentales comportent forcément un certain jeu ; la même imprécision affecte donc le résultat du calcul et la soi-disant précision théoriquement absolue de ce calcul n’est qu’une pure illusion[1]. »
Ainsi, bien que les données se soient accumulées avec un effort logistique et mathématique considérable, le hasard persiste dans notre connaissance de l’épidémie et la décision face aux nombres reste toujours conjecturelle. Il faut en ce sens rappeler que ce sont avant tout les comptes rendus cliniques qui ont permis d’identifier, avant l’heure décisive des mesures drastiques, les dynamiques de l’épidémie. La clinique est en effet la première source de données utilisée pour mesurer la hausse et la baisse de l’épidémie. Les big data ne sont qu’un corrélat a posteriori de l’activité médicale permettant d’imaginer a priori un avenir toujours incertain. Mais, alors même que cette boussole numérique, maintes fois réajustée et réparée, nous invite une nouvelle fois à un hypothétique retour de l’enfermement en 2021, que doit-on en penser ?
Comme une boucle temporelle, l’année qui s’ouvre à nous prend les traits d’Un jour sans fin : durant le déconfinement et les vacances hivernales, le virus s’est insinué à bas bruit sous le sapin. Le mauvais temps hivernal a réduit la transmission dans les lieux publics, les vacances ont court-circuité la propagation dans les écoles, la rentrée a étalé les chaînes de contamination et les mesures restrictives ont ralenti l’inéluctable. Les jeunes, pour beaucoup asymptomatiques, ont encore une fois véhiculé le virus à l’abri des radars épidémiologiques. Seulement, le R0 augmente une nouvelle fois à 1,16 en direction d’une troisième vague.
The new normal
Pour le dire simplement, le R0 permet de scénariser de manière hétérogène l’évolution de l’épidémie. Selon qu’on l’associe aux données de dépistage ou aux données cliniques d’hospitalisation, de réanimation et de mortalité, le chiffre varie et le diagnostic n’est pas unanime. Il faut donc le prendre pour ce qu’il est, à savoir une approximation de la réalité toujours tributaire d’un décalage temporel incertain et d’un échantillonnage partiel de données.
La décision doit en ce sens trouver constamment à s’allier et à s’ajuster à la veille constante des soignants, qu’ils soient en exercice dans les Ehpad, en médecine de ville ou à l’hôpital. Au top down de la décision des organisations d’État, c’est le bottom up de l’alerte clinique qui doit venir en 2021 ajuster les données en décryptant les signaux faibles de la reproduction du virus. Pour ne pas se laisser surprendre une nouvelle fois par le hasard qui s’insinue à bas bruit, le gouvernement devrait faire vœu de changement dans sa stratégie décisionnelle.
Ainsi, alors même qu’on ne convoque que les grands nombres, comme témoignages de l’action des pouvoirs publics, le soin et les retours d’expérience du terrain dessinent de nouvelles modalités pratiques. L’émergence organisationnelle qui s’est faite par-delà l’État dans la production des données, la vigilance épidémique, les prises de décision à chaud, la réorganisation totale des services de soin et la coopération entre les acteurs de la santé est une puissance à l’œuvre sur laquelle il faut davantage prendre appui. La transformation de l’action collective au fil de la crise trace des lignes de fuite au-delà de la planification d’État pour concevoir l’avenir de la santé et de la coopération sociale qui germent face à un pouvoir politique de plus en plus impérieux.
Mais par une force mystérieuse, la régulation de la population par les grands nombres trouve une acceptation collective, sans doute par habitude. De sorte que l’année 2020, que le Time Magazine a élue « pire année de tous les temps », nous rappellera toujours que si les aléas du virus sont imprévisibles, les facteurs humains, au contraire, le sont de plus en plus. Alors même que notre capacité d’anticipation des risques sanitaires reste ouverte sur le hasard, notre servitude volontaire semble plus que jamais sous contrôle. Avons-nous donc aliénés notre jugement dans le quotient ? Sans doute.
2021 s’ouvre indéniablement sur une nouvelle ère politique. En organisant l’inhibition et la désinhibition de nos activités essentielles et inessentielles, le gouvernement appose le sceau d’une nouvelle organisation dans laquelle « le marketing est maintenant l’instrument du contrôle social, et forme la race imprudente de nos maîtres. Le contrôle est à court terme et à rotation rapide, mais aussi continu et illimité[2] ».