Politique

L’imagination, notre Commune (1/2)

Philosophe, historien de l'art

L’imagination est l’une de nos grandes communes facultés. Mais aussi notre Commune, mot à penser avec un C majuscule : quelque chose comme notre première faculté de soulèvement, notre première puissance libre de réorganiser le monde autrement, plus justement. Victor Hugo nommera « mineurs » les grands imaginatifs, ces hommes courageux qui ne craignent par d’entrer dans la bouche des volcans pour remonter à la surface des trésors inconnus, pour faire advenir
l’« avenir ».

C’est une vieille histoire, mais ô combien d’actualité. Depuis des siècles les misérables, les paysans pauvres de Rhénanie, parcouraient en hiver les forêts domaniales en y ramassant quelque bois mort pour se chauffer un peu. La forêt avait son propriétaire, bien sûr : chaque arbre et chaque branche de l’arbre constituaient donc une propriété privée dont le vol – couper une branche ou arracher un fruit – était passible de lourdes condamnations. Mais le bois mort, le bois tombé tout seul, on pouvait le ramasser pour en faire son libre usage.

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Lorsque, en 1842, ce droit coutumier fut en passe d’être abrogé par une loi qui renforçait de façon inique le droit des propriétaires, Karl Marx – alors âgé de vingt-quatre ans – prit la plume dans la Rheinische Zeitung et protesta hautement : « Ramassage des ramilles et vol de bois concomitant ! Une seule disposition vaut pour l’un et l’autre. [Certes,] qui dérobe du bois coupé dérobe de la propriété. Par contre, s’il s’agit de ramilles, rien n’est distrait de la propriété. […] Lorsque la loi cependant dénomme vol de bois une action qui est à peine un délit forestier, la loi ment et le pauvre se trouve sacrifié à un mensonge légal. »

Peut-on s’approprier toute chose, rendre toute chose privatisable ? Sûrement pas. Il y a des « biens communs » dont la longue histoire du droit porte témoignage, ainsi que l’a montré, notamment, Marie-Alice Chardeaux dans son ouvrage très précis sur Les Choses communes. Mais, contre ce principe juridique multiséculaire, s’est inscrite en faux toute l’évolution du capitalisme moderne dont Karl Polanyi a démonté, après Marx, le ressort général dans son livre – devenu classique – La Grande Transformation où sont analysés, en particulier, les développements du système d’« enclosures » dans l’Angleterre du XVIIe siècle.

Le combat mené par Karl Marx en 1842, qui lui aura valu suffisamment d’ennuis pour être contraint à l’exil, fut donc, avant même que d’avoir à se déclarer « communiste » au sens partisan du terme, une principielle lutte pour les communs. Pierre Lascoumes et Hartwig Zander en ont restitué toutes les péripéties et Daniel Bensaïd, dans Les Dépossédés, en a donné un remarquable commentaire où il apparaît que ce problème n’a jamais été aussi crucial qu’aujourd’hui même. Aujourd’hui où la terre – à travers ses forêts, ses sous-sols, etc. – n’est plus à nous tous mais à quelques-uns qui l’exploitent jusqu’à l’épuiser ; où l’eau comme le feu se paient désormais à des compagnies privées, en attendant l’air que nous respirons.

Alors nous vient le désir de nous soulever, de quelque façon que ce soit. Nous soulever d’abord pour le commun, en vue de ce commun qui nous a été dérobé. Pierre Dardot et Christian Laval, dans leur vaste exposé de ce paradigme, ont donné à comprendre comment, depuis Karl Marx protestant contre la loi sur le « vol de bois », toute politique d’émancipation s’identifiait, peu ou prou, à une défense du droit d’usage contre l’extension – capitaliste, démesurée, arrogante, frauduleuse, injuste – du droit de propriété. Ils sont repartis, pour cela, des élaborations proposées par Michael Hardt et Antonio Negri dans Multitude en 2004 puis dans Commonwealth en 2009 : dans ces deux livres en effet, selon Dardot et Laval, on trouve « la première théorie du commun, ce qui a eu le mérite de faire passer la réflexion du plan des expériences concrètes des commons (au pluriel) à une conception plus abstraite et politiquement plus ambitieuse du commun (au singulier). Bref, “commun” est devenu le nom d’un régime de pratiques, de luttes, d’institutions et de recherches ouvrant sur un avenir non capitaliste ».

Mais que recèle ce singulier du « commun » ? Autre chose, me semble-t-il, qu’une simple conception abstraite. Car il s’agissait pour Hardt et Negri d’établir un passage depuis le point de vue strictement marxiste – à savoir la critique de la propriété du point de vue des « biens » et des classes sociales en lutte pour leur émancipation – vers un point de vue déclaré, à la suite de Maurice Merleau-Ponty, de Michel Foucault et de Gilles Deleuze, comme nécessitant une « phénoménologie des corps ». Nous sommes, désormais, sur le terrain d’un questionnement adressé à l’être et non plus à l’avoir.

Voilà en quoi l’imagination serait notre commune faculté – mais aussi, ajouterai-je, « notre Commune », mot à penser avec un C majuscule.

De quel commun s’agit-il dès lors ? Avant même d’entrer dans les considérations sur le « cycle biopolitique du commun », comme y invitent Hardt et Negri, il me semble nécessaire de mieux comprendre – ne serait-ce que parce qu’ils font référence à Merleau-Ponty – comment une phénoménologie du sensible peut conditionner, à titre de « commun », ce qu’historiquement et politiquement il deviendra possible de nommer, avec Jacques Rancière, un partage du sensible.

Nous avons nos sens et le sensible en commun. Cela s’appelle donc le sens commun. Mais l’expression, qui a une très longue histoire, aura gravement pâti du défaut dont l’a chargée, depuis Descartes, une grande part de la philosophie moderne. Le sens commun c’est le « bon sens », dit-on aujourd’hui. C’est l’opinion partagée par beaucoup, à charge pour le philosophe de nous montrer qu’elle était fondée sur une erreur, sur un certain genre d’illusion ou d’aliénation que charrie avec lui notre « commun » – c’est-à-dire vulgaire, facile à leurrer – usage des sens.

Il en allait tout autrement chez Aristote. Le « sens commun » (koinè aïsthèsis) n’était pas pour lui une opinion ou, même, un contenu quelconque de perception ou de discours : c’était la condition fondamentale de possibilité – une « faculté », comme dira plus tard Kant – concernant l’organisation du sensible lui-même. Le « sens commun » aristotélicien, c’est cette faculté sensitive qui se superpose aux cinq sens particuliers dont nous sommes dotés et qu’elle organise en réalisant l’unité du sujet comme de l’objet sensibles. Le fait, par exemple, qu’« un mouvement sensible au toucher [le soit] aussi à la vue » permet à Aristote – dans son traité De l’âme – de considérer ce mouvement lui-même comme un « sens commun », ce qu’il dira également du repos, du nombre, de la figure et de la grandeur.

Il s’agissait bien de rendre compte, non d’un contenu, mais d’une dynamique processuelle : processus d’où émergera, dans le sensible même, cette « instance de discernement » qui, depuis les signaux que nous adresse le monde – couleurs, aspects, sonorités, odeurs… –, nous fait don de son authentique, de son immanente connaissance (que désigne dans ce contexte, justement, le mot aïsthèsis, bien avant tout ce que l’âge moderne a voulu comprendre sous le terme d’« esthétique »).

Dans la très longue histoire de l’aristotélisme, depuis Avicenne au XIe siècle jusqu’à Comenius au XVIIe siècle, en passant par les théoriciens humanistes de la mémoire, la théorie des sensibles a connu de nombreuses péripéties et suscité, par conséquent, d’innombrables études. Avant que celle de Charles B. Schmitt, concernant la Renaissance, ne fît date, Robert Klein avait, dès 1956, parfaitement résumé la situation en constatant que la théorie du sens commun en tant que telle avait été comme absorbée par une plus radicale théorie de l’imagination dont l’importance devait se révéler cruciale pour toute notion à se faire – contre les hiérarchies platoniciennes – des rapports entre le sensible et l’intelligible :

« Une tradition tenace, issue d’Aristote et dominante jusqu’au XVIIe siècle, considérait l’imagination comme faculté de connaissance, insérée entre la sensibilité et l’intellect. Elle faisait partie des “sens intérieurs”, groupe ou plutôt série de fonctions commençant avec le sens commun et aboutissant à la mémoire, si l’on suit l’ordre des transformations intérieures des images, ou au jugement si l’on suit l’ordre de l’abstraction croissante. Il serait d’ailleurs plus exact, en beaucoup de cas, de dire que l’imagination, identifiée avec la ratio au sens large, est le nom générique des sens intérieurs dans leur ensemble. »

L’imagination serait donc l’un de nos biens communs les plus précieux, les plus féconds. Ou, mieux : c’est l’une parmi nos grandes communes facultés. Ce sera, par conséquent, dans l’esthétique de Kant qu’on en pourra trouver une toute nouvelle formulation, avant que les romantiques n’en fassent leur vertu cardinale et, notamment, le véhicule principal de leur poétique du « désir révolutionnaire » (revolutionäre Wunsch) qu’invoquait Friedrich Schlegel dans ses Fragments de l’Athenaeum au cours des années 1797-1800. Bref, l’imagination révélerait dans le genre humain la puissance même de sa propre liberté.

Commune, elle l’est donc, et en plusieurs sens : d’une part nous en jouissons tous, car il n’est personne qui n’ait jamais rien imaginé ; d’autre part elle participe, selon la terminologie kantienne, d’un « sens commun esthétique » qui peut se définir comme « l’accord libre et indéterminé », en chacun de nous, de ce dont nous nous formons l’image et de ce dont nous nous faisons une idée (et, par suite, une conception, voire un concept susceptible de guider notre bien-agir). Ce qui fonde en tout cas la notion kantienne de « jugement », dans la Critique de la faculté de juger, n’est autre que cette commune liberté exercée par l’imagination de chacun : ce que le philosophe nommait la « libre légalité de l’imagination » (freie Gesetzmäßigkeit der Einbildungskraft).

Voilà déjà en quoi l’imagination serait notre commune faculté – mais aussi, ajouterai-je, « notre Commune », mot à penser avec un C majuscule : à savoir quelque chose comme notre première faculté de soulèvement, notre première puissance « libre » de réorganiser le monde autrement, plus justement. Mais dans quel sens comprendre cette liberté ? Est-elle toujours bonne ? Peut-elle être néfaste ? Nous oriente-t-elle par sa vertu anticipatrice ou bien nous désoriente-t-elle par son défaut de réalisme ? Que nous garantit-elle du point de vue de la légitimité ou de l’efficacité d’un soulèvement dont elle formerait l’utopie ? Jean-Paul Sartre, dans L’Être et le Néant – soit juste après avoir consacré, à la fin des années 1930, deux livres successifs à la question de l’imagination –, soulignait son importance décisive dans le déclenchement possible d’une révolte ou d’une « Commune » :

« En tant que l’homme est plongé dans la situation historique, il lui arrive de ne même pas concevoir les défauts et les manques d’une organisation politique ou économique déterminée, non comme on dit sottement parce qu’il en “a l’habitude”, mais parce qu’il la saisit dans sa plénitude d’être et qu’il ne peut même [pas] imaginer qu’il puisse en être autrement. Car il faut ici inverser l’opinion générale et convenir de ce que ce n’est pas la dureté d’une situation ou les souffrances qu’elle impose qui sont motifs pour qu’on conçoive un autre état de choses où il en irait mieux pour tout le monde ; au contraire, c’est à partir du jour où l’on peut concevoir un autre état de choses qu’une lumière neuve tombe sur nos peines et sur nos souffrances et que nous décidons qu’elles sont insupportables. »

Pour Jean-Paul Sartre, par conséquent, c’est le manque d’imagination qui fait obstacle à notre libre puissance de soulèvement contre les états de choses qui nous aliènent et nous mutilent. Tout autre sera, par exemple, le point de vue de Pierre Bourdieu qui, dans son Esquisse d’une théorie de la pratique, jugera en 1972 cette position sartrienne inadmissible car fondée, selon lui, sur le principe « ultra-subjectiviste » de l’imagination. Le simple « produit d’une variation imaginaire », dira-t-il : façon de désigner son peu de consistance pratique et politique.

On comprend qu’à la suite d’un tel type de jugement disqualifiant se soient trouvés, structuralisme aidant, de moins en moins de gens pour accorder quelque crédit à un livre tel que L’Esprit de l’utopie, par exemple. Ernst Bloch aura néanmoins persisté jusqu’à la fin de sa vie à considérer, sur la base de ce livre publié en 1918, que « l’utopie politique demeure la catégorie fondamentale de notre temps ». Et c’était pour préciser aussitôt : « L’utopie n’est pas la fuite dans l’irréel, c’est l’exploration des possibilités objectives du réel et la lutte pour leur concrétisation. »

En ces temps romantiquesnombreuses furent les figures où s’incarnait solidairement – fût-ce solitairement aussi – cette puissance d’imaginer poétiquement qui n’était pas moins comprise comme un courage moral et politique.

Une telle défense de l’imagination politique s’inscrit parfaitement dans la tradition philosophique de ce que Bloch lui-même aura nommé, à partir d’Avicenne et sans craindre l’éventuel anachronisme, un « aristotélisme de gauche » (aristotelische Linke). Elle s’inscrit également dans la ligne de réévaluation romantique de l’imagination comme faculté heuristique autant que poétique : réévaluation qui inversait tout « subjectivisme » et qui insistait sur ce qui distingue cette faculté de toute « fantaisie personnelle » ou égotiste.

Je crois que je ne me lasserai jamais de relire et de recopier les passages si clairs écrits par Baudelaire à ce sujet : « L’Imagination n’est pas la fantaisie ; elle n’est pas non plus la sensibilité, bien qu’il soit difficile de concevoir un homme imaginatif qui ne serait pas sensible. L’Imagination est une faculté quasi divine qui perçoit tout d’abord, en dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies. [En conséquence] un savant sans imagination n’apparaît plus que comme un faux savant, ou tout au moins comme un savant incomplet. »

On pourrait, à bon droit, s’étonner d’une telle référence à Baudelaire dans le contexte d’une question posée au « commun », voire à la « Commune ». Mais le paradoxe n’est qu’apparent car l’imagination, pour être notre commune faculté, ne suppose pas pour autant que son exercice soit placé sous le signe du consensus que Baudelaire, en effet, détestait. Communauté ne veut pas dire unanimité. Et le poète savait bien – comme nous l’observons chaque jour dans les comportements les plus banals de beaucoup de nos contemporains – que tout le monde n’aime pas entrer dans les zones de turbulence qu’ouvre chaque exercice effectif de notre libre puissance d’imaginer, à quelque échelle que ce soit.

La peur de la liberté, comme la nommait Erich Fromm à l’époque du fascisme – à savoir la peur de se donner un droit qui devrait pourtant soutenir nos communs désirs –, s’exprime bien souvent par ce premier recul en quoi consiste la peur d’imaginer. Ceux qui n’ont pas peur d’imaginer, finalement, sont assez rares. Même pour imaginer le commun. Ils nous précèdent en quelque sorte dans l’exercice de la liberté.

Baudelaire avait un nom pour eux : « Les Phares ». Ce sont nos imaginatifs, nécessaires en ce qu’ils ont su anticiper notre façon de mieux voir le monde à présent. Et pourtant, dans le cadre du poème qui porte ce titre dans Les Fleurs du mal, ce ne sont que des inventeurs d’images paradoxales, souvent cruelles, souvent marquées par le sceau du négatif. Rubens : « fleuve d’oubli » ; Léonard de Vinci : « miroir profond et sombre » ; Rembrandt : « triste hôpital tout rempli de murmures » ; Michel-Ange : « lieu vague où l’on voit […] / Des fantômes puissants qui dans les crépuscules / Déchirent leur suaire en étirant les doigts » ; Goya : « cauchemar plein de choses inconnues » ; Delacroix, enfin, notre peintre de La Liberté guidant le peuple : « lac de sang hanté de mauvais anges »…

En ces temps romantiques dont Paul Bénichou a pu parler comme d’un Temps des prophètes, nombreuses furent les figures où s’incarnait solidairement – fût-ce solitairement aussi – cette puissance d’imaginer poétiquement qui n’était pas moins comprise comme un courage moral et politique.

La version proposée par Victor Hugo pour ce paradigme frappera le lecteur par sa profondeur de vue. C’est le cas de le dire puisque Hugo demeure le poète de la profondeur par excellence. Tout est, en effet, profond chez lui : l’océan, l’ombre, l’histoire, les corps, les mouvements de l’âme, la femme, le repli même d’un simple drapé… Sa façon d’imaginer les imaginatifs sera donc, en quelque sorte, l’inverse des « Phares » baudelairiens : elle surgira, non pas directement au-dessus de l’horizon, mais depuis les profondeurs de la terre. Avant même de consacrer le deuxième livre de la cinquième partie des Misérables au motif de « L’intestin de Léviathan », Hugo aura plusieurs fois scruté les entrailles du temps, donc de l’histoire politique et des sociétés humaines.

Or il y a au moins deux dessous selon Hugo. D’abord ce qu’il nomme le bas-fond : c’est « la grande caverne du mal [qui] est au-dessous de toutes et est l’ennemie de toutes ». Profondeur hideuse parce qu’en elle remue « la haine sans exception ». Parce qu’elle « ne connaît pas de philosophes [et que] sa noirceur n’a aucun rapport avec la noirceur sublime de l’écritoire ». « Elle est ténèbres, dira-t-il encore, et elle veut le chaos. Sa voûte est faite d’ignorance. » Elle est donc une colère sans imagination.

L’autre profondeur est féconde et juste. C’est, précisément, celle de l’imagination. Elle ne se nomme pas le bas-fond, mais la mine : c’est-à-dire qu’elle est pleine de minerais, de trésors à faire remonter vers la surface du monde commun. Comme à toute mine il faut ses mineurs – sinon elle ne peut rien offrir de ses richesses à personne –, Hugo nommera logiquement « mineurs » les grands imaginatifs, ces êtres capables d’entrer même dans la bouche des volcans :

« Car dans les ténèbres sacrées il y a de la lumière latente. Les volcans sont pleins d’une ombre capable de flamboiement. Toute lave commence par être nuit. [Ainsi,] il y a sous la construction sociale, cette merveille compliquée d’une masure, des excavations de toute sorte. Il y a la mine religieuse, la mine philosophique, la mine politique, la mine économique, la mine révolutionnaire. Tel pioche avec l’idée, tel pioche avec le chiffre, tel pioche avec la colère. On s’appelle et on se répond d’une catacombe à l’autre. Les utopies cheminent sous terre dans les conduits. Elles s’y ramifient en tous sens. Elles s’y rencontrent parfois, et y fraternisent. Jean-Jacques [Rousseau] prête son pic à Diogène qui lui prête sa lanterne. Quelquefois elles s’y combattent. Calvin prend [Fausto] Socin aux cheveux. Mais rien n’arrête ni n’interrompt la tension de toutes ces énergies vers le but et la vaste activité simultanée, qui va et vient, monte, descend et remonte dans ces obscurités, et qui transforme lentement le dessus par le dessous et le dehors par le dedans ; immense fourmillement inconnu. La société se doute à peine de ce creusement qui lui laisse sa surface et lui change les entrailles. Autant d’étages souterrains, autant de travaux différents, autant d’extractions diverses. Que sort-il de toutes ces fouilles profondes ? L’avenir. »

Et voici Hugo imaginant les sous-sols de notre commune condition à l’image de quelque chose qui serait en même temps un réseau de galeries superposées et – plus simplement – une bibliothèque reliant entre elles tous les chemins de l’imagination politique et philosophique :

« L’échelle descendante est étrange ; et chacun de ces échelons correspond à un étage où la philosophie peut prendre pied, et où l’on rencontre un de ses ouvriers, quelquefois divins, quelquefois difformes. Au-dessous de Jean Huss, il y a Luther ; au-dessous de Luther, il y a Descartes ; au-dessous de Descartes, il y a Voltaire ; au-dessous de Voltaire, il y a Condorcet ; au-dessous de Condorcet, il y a Robespierre ; au-dessous de Robespierre, il y a Marat ; au-dessous de Marat, il y a Babeuf. Et cela continue. Plus bas, confusément, à la limite qui sépare l’indistinct de l’invisible, on aperçoit d’autres hommes sombres, qui peut-être n’existent pas encore. Ceux d’hier sont des spectres ; ceux de demain sont des larves. L’œil de l’esprit les distingue obscurément. Le travail embryonnaire de l’avenir est une des visions du philosophe. Un monde dans les limbes à l’état de fœtus, quelle silhouette inouïe ! Saint-Simon, Owen, Fourier, sont là aussi, dans des sapes latérales. »

Une fois encore, la philosophie de Kant aura joué un rôle de pivot fondamental : l’outil d’une rotation décisive, un changement d’orientation.

Fascinante stratigraphie : entre Jean Huss et Charles Fourier via Condorcet, Robespierre ou Babeuf, c’est toute une histoire de l’imagination utopique, au sens d’Ernst Bloch, qui se trouve ici esquissée. Victor Hugo, loin de la déjuger comme éventuelle extravagance ou de la blâmer comme éventuel échec politique, en fait bien plutôt le soubassement – mais non la « base » ou la « fondation », puisqu’il s’agit d’un réseau de veines, de failles, de galeries ou de diverticules – de nos désirs d’émancipation et de nos gestes de soulèvement révolutionnaire.

Le poète romantique indiquait là une voie qui se sera prolongée, par exemple, jusque dans la grande Esthétique de la résistance de Peter Weiss dont les dernières pages continuent, à leur façon, de chanter un Principe Espérance malgré tout :

« Et même si rien ne devait être comme nous l’avions espéré, cela ne changerait rien à nos espérances. Les espérances demeureraient. L’utopie serait nécessaire. Plus tard les espérances maintes fois encore s’enflammeraient, seraient étouffées par l’ennemi plus fort et se réveilleraient de nouveau. Et le domaine des espérances [der Bereich der Hoffnungen] deviendrait plus vaste qu’il ne l’était de notre temps, il s’étendrait sur tous les continents. Le tumulte tenace enflerait et le désir de protester [der Drang zum Widerspruch], de résister, ne faiblirait pas. De même que le passé était irrévocable, de même les espérances resteraient irrévocables et, en les réveillant de nouveau, nous pourrions honorer ceux qui un jour, lorsque nous étions jeunes, avaient nourri d’aussi ardents espoirs [solch glühende Hoffnungen]. »

Il est significatif que Victor Hugo ait voulu dessiner, des utopies politiques, un arc extrêmement large au point de vue de la chronologie comme à celui du style. Déjà entre Jean Huss – ou Thomas Müntzer – et Martin Luther il y eut de considérables différences que Hugo, cependant, désire négliger, comme il n’hésite pas à lancer un pont (ou à creuser une galerie, plutôt) entre l’esprit aigu des Lumières à la Voltaire et la pensée énergumène d’un utopiste à la Fourier. Il se moque, au fond, des découpages que l’histoire des styles voudrait imposer à la persistance des expérimentations utopiques.

Ainsi, l’opposition entre Lumières et romantisme – ou bien entre raison et imagination – ne saurait être, dans cette perspective, considérée comme pertinente. Cela apparaît d’autant plus vrai que les Lumières elles-mêmes auront été traversées de courants contradictoires, notamment entre les « modérés » – les héritiers de Locke, de Leibniz ou de Montesquieu – et ceux que Jonathan Israel aura nommé les « radicaux », ces imaginatifs de la liberté qu’inspirait plutôt la pensée éthique et politique de Spinoza.

On ne saurait oublier, d’autre part – comme l’ont montré, par exemple, Guy Rosa et François Hincker dans le cadre du recueil L’Utopie en questions, en 2001 –, tout ce que les utopies du XIXe siècle ont tiré du bouleversement historique et philosophique provoqué par la Révolution française. Terrain extraordinairement fécond que Bronislaw Baczko a, lui aussi, envisagé dans sa longue durée, depuis ses Lumières de l’utopie jusqu’aux résonances contemporaines analysées dans son livre sur Les Imaginaires sociaux. Terrain également fécond au plan philosophique, comme l’a mis en évidence Marc Richir sur la question Du sublime en politique à partir, justement, de cet « abîme moderne de la fondation politique » qu’a constitué la Révolution française.

Tout le travail mené par Sophie Wahnich sur le « trésor perdu » – et cependant à transmettre – de cette période et sur ses incidences dans l’ordre de la Nachgeschichte, comme disait Benjamin, aura apporté sur cette question un point de vue aussi finement dialectique qu’historiquement précis : sans aucun doute La Révolution française n’est pas un mythe, et d’un autre côté elle n’aura jamais cessé de faire fleurir l’imagination politique des temps à venir, les nôtres y compris. Et cela par sa nature même de rupture dans tous les ordres de grandeur de l’existence : sa nature d’« événement de la raison sensible ».

Une fois encore, la philosophie de Kant aura joué, sur ce plan, un rôle de pivot fondamental : l’outil d’une rotation décisive, un changement d’orientation qui, semble-t-il, permettait de tout repenser, de tout recommencer. À travers sa « critique de la raison historique », Kant est parvenu à « surmonter l’abîme entre une approche transcendantale impossible [de l’histoire] et l’effectivité déroutante de l’histoire en actes », comme l’a écrit Gérard Raulet dans son livre Kant. Histoire et citoyenneté.

Christian Ferrié, de son côté, a conçu – et traduit – un recueil important de textes kantiens qui, outre Le Conflit des facultés, remettait en circulation nombre d’écrits moins connus sur la révolution, échelonnés entre 1770 et 1798. Textes eux-mêmes commentés par la suite dans un ouvrage qui situait la politique de Kant comme pensée révolutionnaire et républicaine dans laquelle « son enthousiasme pour le tournant révolutionnaire [lui aura fait préconiser] la voie des réformes fondamentales de l’État » : un « réformisme révolutionnaire », donc, mais à comprendre bien en deçà de cette évolution ultérieure qui aura vu s’opposer, souvent dramatiquement, la notion de réforme et celle de révolution.

À relire de près le texte de 1793 Théorie et pratique et celui de 1795 Vers le paix perpétuelle, Françoise Proust a par ailleurs éclairé la signification, chez Kant, de ce savoir produisant la liberté – et pas seulement libre en tant que savoir –, qui fait surgir « au cœur de l’entendement, au sein même de l’activité du connaître et de l’expliquer, un besoin de l’esprit plus profond, plus radical, plus extravagant sans aucun doute [que ne le suppose l’idée habituelle des Lumières], un besoin de penser, un désir d’inconditionné que Kant identifiera très rapidement […] comme penchant à et de la liberté ». Or ce que montre Théorie et pratique, c’est bien que « la liberté est un fait d’expérience […], ce dont nous faisons l’expérience dans l’agir. Pas n’importe quel agir, mais l’agir maximisé, poussé à ses limites, là où il est amené à se déplacer et à inventer une autre manière d’agir et donc à inventer un nouvel état de choses [pour] lui faire produire un nouveau réel ».

C’est tout cela que cherchait à traduire le fameux dictum kantien sur la liberté d’oser, qui est liberté de tout recommencer par soi-même. Et c’est cela aussi qui aura fait de Kant un philosophe capable, comme nul autre avant lui, de restituer le ton de l’histoire, selon la belle formulation adoptée par Françoise Proust dans un livre tout entier consacré à cette question.

NDA : Ce texte est extrait d’un ouvrage en cours, intitulé Imaginer recommencer. Ce qui nous soulève, 2, à paraître aux Éditions de Minuit.


Georges Didi-Huberman

Philosophe, historien de l'art, Directeur d'études de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

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