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La main droite du diable : guerres, milices et alt-right aux États-Unis

Historien

En rendant responsable le seul Donald Trump de l’occupation du Capitole, les États-Unis en oublient l’essentiel : l’émergence et le renforcement de la nébuleuse milicienne et paramilitaire sont avant tout le résultat de l’état de guerre permanent depuis le Vietnam. Et si l’arrivée d’Internet a donné un écho plus fort à leurs pamphlets, manifestes et autres guides de survie, il ne faut pas oublier que ce sont les guerres extérieures qui alimentent depuis le début ces groupuscules.

C’est le titre d’une chanson, un peu ancienne, du chanteur folk Steve Earle. Elle inspira le réalisateur Costa-Gavras pour son film Betrayed, particulièrement prémonitoire, sur les milices rurales dans les grandes plaines du Midwest à la fin des années 1980. Elle raconte la fascination d’un gamin de treize ans pour les armes à feu d’un père parti à la guerre. Adulte, l’attrait pour le légendaire semi-automatique Colt 45 ne se dément pas. Les mises en garde de la mère de famille sur « la main droite du diable » n’y changent rien.

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Très présente dans la vie quotidienne des Américains, cette culture du flingue (gun culture) nourrit un imaginaire d’auto-défense individuel, largement entretenu par le marché de l’armement et son principal lobby, la puissante National Rifle Association.

L’occupation du Capitole, le 6 janvier 2021, a surpris beaucoup de monde par cette exposition virile et violente d’hommes et de femmes, fiers d’enfreindre la loi pour défendre une démocratie qu’ils estiment bafouée par le résultat de l’élection présidentielle. Si beaucoup reste à apprendre sur les motivations et la sociologie des participants, il ne fait aucun doute à l’examen des signes extérieurs (tatouages, casquettes, blousons, drapeaux) qu’ils viennent de la nébuleuse milicienne et paramilitaire, longtemps restée à la marge d’un mouvement conservateur en quête de respectabilité. En rendant responsable le seul Donald Trump de cette occupation sans précédent, les États-Unis en oublient néanmoins l’essentiel : l’émergence et le renforcement de la nébuleuse sont avant tout le résultat de l’état de guerre permanent depuis la guerre du Vietnam. La main droite du diable se fit d’abord sentir à Hanoi, Koweït City, Bagdad ou encore Peshawar, avant de se répandre dans le Midwest hier et Washington aujourd’hui.

Dans les années 1970 et 1980, un mouvement très disparate se met en place dans les Grandes Plaines de l’Ouest du pays. On y trouve des suprématistes blancs, des survivalistes et des miliciens. Si les hommes dominent, des femmes sont présentes, le militantisme devenant vite une affaire de couple, puis de famille. Peu de gens prennent alors au sérieux l’apparat complotiste et militarisé de ces individus. Les milices sont perçues comme un folklore d’un autre temps, même si régulièrement, leurs coups d’éclat font les couvertures des journaux et des magazines. La population, notamment dans le Midwest, s’habitue à les voir jouer à la guerre le week-end ou se balader en treillis dans les rues des smalltowns. Alors que les conservateurs ont pris le pouvoir à Washington au lendemain de l’élection de Ronald Reagan, ils en incarnent une forme violente, raciste et libertarienne, inaudible dans l’espace public depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et le mouvement pour les droits civiques.

Observée de près par les historiens et les juristes, leur prose entremêle une haine de l’État, un anti-communisme viscéral et un racisme parfaitement assumé. Diffusée sous la forme de pamphlets et de manifestes, elle finit par créer un corpus de références intellectuelles et symboliques, encore très présentes aujourd’hui. Roman apocalyptique, Les Carnets de Turner (The Turner Diaries) est publié en 1978 par William Pierce sous le pseudonyme d’Andrew Macdonald. Un autre militant, David Lane, invente une formule incantatoire, invitant à sauver la race blanche, et connue désormais sous le nom des quatorze mots (« We must secure the existence of our people and a future for white children »). Elle est devenue un point de ralliement des suprématistes du monde entier sous la forme 14/88 – ces deux derniers chiffres faisant référence au double H, huitième lettre de l’alphabet, signifiant Heil Hitler. D’autres écrits obscurs dénoncent le gouvernement d’occupation sioniste ou encore les menaces pesant sur les femmes aryennes.

Empreinte d’un millénarisme chrétien, cette littérature grise annonce une inévitable guerre sainte pour sauver le pays. Milices, groupuscules survivalistes ou associations suprématistes sont les seuls lieux où s’anticipe l’inéluctable conflit à venir. Comme le dit le manuel d’une milice du Montana, « Servez l’armée et vous servirez l’ONU ; servez la milice, et vous servirez les États-Unis. » Ancien béret vert, Randy Weaver refuse de scolariser ses enfants dans les écoles publiques de l’Idaho par crainte d’un endoctrinement communiste. En les gardant à la maison (homeschooling), il les entraîne également pour la guerre à venir. L’Amérique lui apparaît, comme à des milliers d’autres, profondément corrompue de l’intérieur.

Dans leur viseur, il y a l’État fédéral qui a trahi les Pères Fondateurs. « J’ai plus de chances de me faire tuer par un agent du gouvernement que par un voleur », écrit un programmateur informatique dans les années 1990. Si cet anti-étatisme est commun à l’ensemble du monde conservateur, ces groupuscules se distinguent par une pratique singulière car jusqu’au-boutiste : la compromission avec l’ennemi est impossible. A ce titre, ils sont très déçus par Ronald Reagan, un beau parleur, trop faible lorsqu’il s’agit de s’attaquer aux ennemis. Face aux multiples périls, le temps n’est plus à la communication, mais à l’action.

Bien loin de l’Idaho ou de l’Oklahoma, c’est désormais au cœur même du pouvoir à Washington D.C. que ces militants viennent défendre leur vision apocalyptique de la démocratie américaine.

Ce refus de jouer le jeu habituel de la démocratie les conduit à l’action violente. Face à un État corrompu, la désobéissance est nécessaire, et cette désobéissance se fera les armes à la main. « L’Amérique est née d’une guerre, et je pense que c’est le seul moyen de la sauver », dit Fred, un militant du Montana en 1992. Un autre invite les hommes, prêts à se sacrifier, à suivre la règle des quatre « B » en anglais : « Bibles, bullets, bandages, and beans. » À l’aide de ces Bibles, ces balles, ces bandages et ces haricots, il sera possible de remporter les assauts face à un État très violent.

Les attaques ne se font pas attendre et marquent durablement les esprits. En 1984, un journaliste, Alan Berg, est tué à Denver car les militants détestent ses prises de position progressistes. À Ruby Ridge, neuf ans plus tard, Randy Weaver, sa femme et ses enfants affrontent les forces du gouvernement. Enfin, deux ans plus tard, le 19 avril 1995, un jeune homme de 27 ans, Timothy McVeigh, commet l’un des attentats les plus meurtriers sur le sol américain en s’attaquant à un bâtiment du gouvernement fédéral dans la ville d’Oklahoma City. L’attentat provoque la mort de 168 personnes.

Condamné à mort et exécuté six ans plus tard, McVeigh et son obsession anti-étatique continuent de fasciner dans les rangs de l’alt-right; pour beaucoup d’autres, David Lane est un héros et un martyr de la cause. L’histoire semble leur donner raison : les attaques du 11 septembre 2001, la montée du fondamentalisme islamiste, la radicalisation du mouvement conservateur avec le Tea Party, autant de signes que les menaces sur la démocratie sont bien réelles. Leurs successeurs renforcent l’obsession identitaire, de plus en plus forte aux États-Unis comme dans le reste du monde. Si rien n’est fait, la disparition de la race blanche est inéluctable. Plus que jamais, réagir est un indispensable réflexe de survie. Au-delà des mots, il convient donc de passer à l’action, et Washington D.C. apparaît toujours comme la source de tous les maux en raison de l’inaction des élus. Les militants parlent désormais d’État profond (Deep State) pour désigner la trahison des élites.

Si l’arrivée d’Internet donnera un écho plus fort encore à leurs pamphlets, manifestes et autres guides de survie, longtemps restés confidentiels, l’essor de cette nébuleuse est principalement dû à ce qui alimente ces groupuscules depuis le début : les guerres extérieures. Weaver avait fait le Vietnam, et McVeigh avait servi durant la première Guerre du Golfe. Les conflits nourrissent toujours un sentiment fort de trahison des élites, et celui-ci perdure après la démobilisation. Les difficultés de réinsertion dans la vie civile renforcent même les accusations. L’appartenance aux milices permet aux anciens soldats de reprendre la main sur cet épisode traumatique. Car, depuis le 11 septembre, les guerres en Irak et en Afghanistan ont laissé des cicatrices sur les corps et des séquelles psychologiques sans précédent.

Marqueur de ce malaise, le nombre de suicides a fortement augmenté. La consommation d’opiacés, et les dérives vers des drogues dures, ont été également importantes pour les anciens combattants. Ces pathologies sont la conséquence de la dureté de l’expérience du feu. En raison de la longueur de la guerre, certaines unités militaires y sont allées à plusieurs reprises. Le stress physique et mental sur les soldats a été énorme. De nombreux soldats ont été très gravement blessés, en particulier au cerveau. Si les progrès de la médecine ont permis de les sauver, les troubles post-opératoires et les séquelles post-traumatiques ont été particulièrement aigus. L’accès au système de soins pour celles et ceux qui quittent l’armée est long et chaotique, surtout s’ils vivent dans des zones rurales. Les autorités militaires ont mis beaucoup de temps à reconnaître l’ampleur du désastre sanitaire et mental, laissant à l’abandon des combattants en très grande souffrance. En 2020, le pays en compte 18 millions.

Indéniablement, leur forte présence sur le territoire nourrit les groupuscules de plus en plus nombreux dans le pays. D’après le Southern Poverty Law Center, qui les recense, ceux-ci sont désormais 940. À plus d’un titre, la présidence Trump leur a donné une visibilité et une légitimité nouvelle. Au lendemain des tragiques évènements de Charlottesville en 2017 ou au cours d’un débat présidentiel à l’automne 2020, le président leur a ostensiblement accordé son soutien. C’est après l’avoir entendu le 6 janvier 2021 qu’ils sont allés occuper le Congrès. Avec fierté, les tatouages, bien visibles sur les corps, ont rendu un hommage à leurs illustres prédécesseurs. Ceux de Jake Angeli, militant de QAnon, font référence au wotanisme, forgé par David Lane avant sa mort. Bien loin de l’Idaho ou de l’Oklahoma, c’est désormais au cœur même du pouvoir à Washington D.C. que ces militants viennent défendre leur vision apocalyptique de la démocratie américaine. Comme ils l’ont fait hier à Bagdad, Koweït City ou Peshawar. Comme ils l’ont fait encore à Denver, Ruby Ridge ou Oklahoma City. Les mains, toujours, à la droite du diable.


Romain Huret

Historien, Directeur d’études à l’EHESS

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