Le Conseil de Défense : dérive autoritaire ou régime de nécessité ?
Il y a une scène dans le film Titanic où l’on peut voir de manière saisissante ce que signifient quelques malheureuses secondes dans la gestion d’une catastrophe imminente. On se souvient de la séquence : elle commence par les deux marins qui occupent le poste de vigie et qui aperçoivent en premier l’iceberg, elle se poursuit avec le second commandant du bateau qui prend le relais de l’alerte (le capitaine étant absent) et avec un autre marin qui tient le gouvernail et tente de dévier la trajectoire du bateau, elle continue encore avec plusieurs autres maillons de la chaîne d’exécution qui se trouvent dans la salle des machines et tentent d’appliquer tant bien que mal l’ordre « Arrière toute ! » ; elle se termine par le capitaine qui survient enfin mais un peu tard. Tout au long de ces enchaînements, un temps précieux a été perdu : le Titanic évite le choc frontal mais pas la cassure de la coque qui a heurté l’iceberg par la tangente. La suite, on la connaît…
Ces quelques secondes de perdues (que l’on peut retranscrire en semaines voire en jours dans la pandémie actuelle), le gouvernement français tente de les éviter par le recours à un organe qui est devenu central dans sa stratégie contre la Covid-19 : le Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN). Le syndrome est le même que pour le Titanic : il faut raccourcir la chaîne de commandement, gagner du temps, améliorer le processus de décision et d’exécution. Pour cela, le Conseil réunit autour du président de la République aussi bien les « officiers » (le Premier ministre et les ministres concernés) que les « chefs machinistes » (certains hauts fonctionnaires). Il se veut ainsi un accélérateur du « decision-making ».
Avec l’unité de temps, de lieu et d’action, tout est fait pour éviter de se perdre dans une cascade de réunions interministérielles, de subir les remontées chaotiques de l’information ou l’accumulation d’intermédiaires administratifs. À la limite, le premier souci du Président entouré de son Conseil n’est pas de prendre de « bonnes » décisions mais de créer une capacité de décision qui lui soit propre. Il s’agit de faire renaître du « régalien » là où existe un risque d’ankylose de la machinerie générale de l’État.
Le Conseil de défense est ainsi destiné à recréer une capacité du pouvoir politique vis-à-vis du pouvoir administratif. Avant même de gouverner le pays, il s’agit de gouverner l’administration. Et cela n’a rien d’évident quand on reconstitue l’affaire des masques du début de la pandémie ou que l’on constate aujourd’hui le retard pris par la première vague de vaccination. L’enjeu est donc de poser un gouvernail au cœur de l’Elysée puis espérer qu’une filière de décision nouvelle, rapide et efficace, vienne se substituer aux lourdeurs des filières étatiques.
Un tel organe présente donc une nature très particulière. Il déroge à la marche normale des pouvoirs traditionnels qui sont fondés sur la concertation et la délibération comme le sont notamment les assemblées parlementaires. Sa filière n’est pas celle qu’empruntent les réformes par la voie classique de la législation et de la démocratie représentative. En temps normal, un gouvernement a le temps pour lui : il peut procéder à un constat, à un audit, un « retour d’expérience », une expertise par une commission qui prend le temps de rédiger un rapport. Il peut en déduire l’ajustement nécessaire et améliorer ainsi son processus de décision.
Avec la Covid, le facteur temps s’est retrouvé bouleversé et bouleverse à son tour les procédures de décision, d’autant que ce temps n’est pas seulement accéléré mais séquencé en forme de zig-zag (le virus apparaît, disparaît, réapparaît, mute, etc.). Le Conseil de défense est donc chargé de produire des décisions qui, par définition, seront placées sous le régime de la nécessité, de l’agilité et de la rapidité, et donc aussi d’une certaine mise en sommeil des mécanismes de contrôle.
Le Conseil de défense actuel est l’héritier de la très délicate imbrication du pouvoir civil et du pouvoir militaire .
Compte tenu de toutes ces caractéristiques, il n’est donc pas étonnant que le Conseil ait pu soulever, au minimum, des inquiétudes et, au maximum, de virulentes critiques. Jean-Luc Mélenchon et Arnaud Montebourg ont, tous les deux, souligné que le Conseil se substituait à l’organe du Conseil des ministres. Ils ont critiqué le secret-défense qui s’impose aux discussions. Ils ont surtout insisté sur le fait qu’aucun contre-pouvoir ne pouvait obliger les participants du Conseil à rendre compte des décisions prises. Bref, le Conseil comme « conseil secret » est hors norme et peut apparaître comme une menace qui pèse sur le bon fonctionnement des institutions républicaines.
Comme telles, et prises dans leur logique propre, on peut considérer ces critiques légitimes. Le recours au Conseil de défense joue en effet un rôle de multiplicateur de force en faveur du Président. Plus que jamais, celui-ci apparaît comme un « hyperprésident » ce qui souligne, s’il en était encore besoin, la pente présidentielle de la Cinquième République. La première conséquence du Conseil de défense est donc de permettre au Président de reprendre la main sur les autres pôles du gouvernement, aussi bien Matignon que les différents ministères, que les directions centrales de ces derniers ainsi que les agences de l’État (comme la HAS, la Haute autorité de santé).
Le Conseil de défense redonne toute sa place au Président à la fois par la logique de lieu (l’Elysée avec le PC « Jupiter », puis maintenant le salon Murat) et par la méthode de travail. Les discussions, aussi approfondies soient-elles (ce qui n’est pas possible au Conseil des ministres), donnent toujours le « final cut » au Président. Avec un tel Conseil, l’Elysée abrite un organe de production de la décision alors que pour ces mesures de type logistique et administrative, c’est plutôt Matignon qui, historiquement, faisait figure de chef de file (via la production réglementaire notamment).
Si du strict point de vue de la technique de la prise de décision, il n’est donc pas faux de parler d’une extrême concentration de l’autorité en faveur du Président, faut-il pour autant parler de « dérive autoritaire » ? Le Conseil de défense et la multiplication de ses séances (réuni plus de quarante fois dans la seule année 2020, contre dix fois cinq ans plus tôt) sont-ils le symbole d’une « dictature sanitaire » ? Pour répondre à une telle question, il faut nous semble-t-il choisir l’angle de vue le plus large possible. Il faut rappeler la longue histoire de ce Conseil qui compte un grand nombre de prédécesseurs dont le premier remonte même à 1906 (le Conseil supérieur de la défense nationale).
Or, tous ces conseils ont appliqué une méthodologie directement inspirée du militaire à la matière du politique : c’est là leur spécificité. Le Conseil de défense actuel (créé en 2009) est donc l’héritier de la très délicate imbrication du pouvoir civil et du pouvoir militaire dont la tradition républicaine française s’était longtemps méfiée. La Première Guerre mondiale avait marqué une première étape lorsque le gouvernement civil sous Aristide Briand (son War cabinet imité des Anglais), puis sous Georges Clemenceau, avait dû organiser une nouvelle méthode de décision. Il s’agissait de reprendre la main vis-à-vis du commandement militaire tout en s’inspirant de ses méthodes.
Le gouvernement était ainsi doté d’une capacité de décision directe à effet immédiat (remplacer des généraux défaillants par exemple, organiser par décrets la mobilisation industrielle etc.). Déjà, un tel organe de nature politico-militaire court-circuitait le Conseil des ministres. Déjà aussi, il prenait de vitesse les débats du Parlement. De Gaulle apporte une deuxième étape au processus, encore plus décisive. La nature même de son « gouvernement de guerre » entre 1940 et 1944 réussit l’imbrication du politique et du militaire et, cette fois, de manière pérenne. La conjonction des deux fait la force du chef de la France libre ; elle devient la clef de voute de la nouvelle Constitution en 1958, elle n’est plus seulement une solution ad hoc du temps de guerre. Depuis lors, il est dans la nature de la fonction présidentielle de détenir un rôle de commandement dont l’ADN diffère de celui d’arbitre des réformes et de la législation.
Aussi, la difficulté à accepter le recours au Conseil de défense pourrait bien être la marque d’une difficulté plus générale et typiquement « républicaine » à accepter la dimension du militaire dans le politique. Ce que fait le gouvernement autour du Président dans un tel procédé de décision avec le CDSN, c’est d’insérer au cœur du pouvoir un mode d’organisation comparable à celui d’un état-major, au sens militaire du terme.
C’est un type de prise de décision directement opérationnel, un pouvoir qui bien loin d’être « exécutif » se présente comme un pouvoir d’initiative et d’action, en partie sans contrôle, et bien différent dans sa nature d’un pouvoir de législation. C’est un pouvoir quasi en temps réel qui offre des ressources politiques spécifiques au Président (aussi bien pour son image que pour la réalité de son rôle) en ce sens que, comme chef de l’État, il n’est plus condamné à agir de manière indirecte, par une loi ou par le long circuit d’une politique publique semé de toutes les embuches possibles.
En appliquant au Conseil de défense les critiques classiques qui s’inspirent de la démocratie représentative, on risque de manquer la cible.
Dans la crise de la Covid, le Conseil de défense est donc destiné à réactiver les atouts d’une forme politico-militaire de prise de décision : l’agilité dans l’urgence, la confidentialité et surtout l’opérationnalité. Si une décision est prise à l’issue d’une réunion du Conseil, et même si elle prend la forme d’un décret qui devra passer par la case d’un Conseil des ministres, elle est faite pour une application immédiate. La décision du premier confinement en mars ou celle plus récente du couvre-feu en sont des bons exemples.
Quand le président Macron avait prononcé la formule « nous sommes en guerre » (allocution du 16 mars 2020), il n’avait pas tort de ce point de vue-là : c’était une manière d’annoncer le recours à une nouvelle filière de gouvernement directement inspirée par un modèle de décision militaire fondé sur le triptyque : recours à un organe d’état-major (le CDSN), unité de commandement (le Président tranche toute discussion du Conseil), opérationnalité de la décision (et caractère performatif des discours télévisés).
Aussi, en appliquant au Conseil de défense les critiques classiques qui s’inspirent de la démocratie représentative, on risque de manquer la cible. Dans le sens long et souvent lent du circuit de la législation, les contre-pouvoirs trouvent normalement la possibilité de jouer leur rôle. Cela va du travail parlementaire jusqu’à l’intervention du Conseil constitutionnel. Ici, avec le Conseil de défense, le gouvernement est amené à faire un « métier » différent de celui qu’il fait dans le temps de paix et en époque de normalité : il ne fait plus de la législation (les projets de réforme sont d’ailleurs presque tous à l’arrêt), il ne peut plus se permettre de faire de la prospective ou de la programmation (le virus a démontré plusieurs fois sa capacité à déjouer les anticipations émises par le pouvoir). Il fait de l’action par une chaîne de décision et d’exécution si possible raccourcie.
Le recours au Conseil de défense se place donc non seulement dans la logique de la Cinquième République mais aussi dans l’héritage d’une mutation des démocraties modernes qui sont devenues tout au long du XXe siècle de moins en moins parlementaires et de plus en plus « exécutives », du fait de la nécessité même de gagner les guerres. Cela a concerné des régimes aussi différents au départ que la Grande-Bretagne (de Lloyd George à Churchill) et les États-Unis (création sous Roosevelt de l’Executive Office of the President en 1939). En « vieux » républicain, on peut déplorer une telle évolution et regretter la faiblesse des contre-pouvoirs, mais on ne peut pas ignorer l’évolution de plus d’un siècle.
Gouverner par le Conseil de défense n’est donc pas contraire à une évolution déjà ancienne. Ce n’est pas une surprise. En fait, le vrai point de préoccupation démocratique ne devrait pas porter sur l’existence en tant que telle du Conseil de défense mais sur le risque de voir cette « recette » de production décisionnelle s’étendre à d’autres domaines. Ce serait de voir ce mode de décision venue des nécessités de l’histoire politico-militaire se transposer dans le domaine de la législation des temps normaux. Puisque la recette fonctionne face à la pandémie (rapidité, concentration des moyens, opérationnalité), pourquoi ne pas l’utiliser pour des politiques publiques qui n’ont cessé de trainer des pieds ou d’être retardées pour différentes raisons ; aussi bien les réformes de l’État social que les plans d’action pour la politique écologique.
La tentation « technique » est donc forte puisque dans une telle filière de la décision, le pouvoir gouvernemental bénéficie de la suspension des obstacles que lui opposent dans l’ordinaire de la démocratie, le temps de la délibération parlementaire, le moment juridictionnel du Conseil constitutionnel et les séquences fréquentes de mouvement social.
L’erreur d’un tel « transfert de technologie » serait cependant immense : les mesures prises par la « fast track » du Conseil de défense ne rencontrent du consensus (relatif) et de l’acceptation sociale que dans la stricte perspective de leur caractère exceptionnel et temporaire ; parce qu’elles ne sont pas créatrices de normes nouvelles, parce qu’elles ne créent pas de nouveaux dispositifs sociaux, parce que les citoyens en comprennent globalement la nécessité.
Le régime de légitimité des mesures prises contre la Covid depuis près d’un an est donc en tout point exceptionnel : d’un côté, l’obéissance des citoyens est finalement très remarquable, mais, de l’autre, l’acceptation reste évidemment conditionnelle et donc éphémère. Tout autre est la législation classique comme on l’a vu dans l’exemple de la réforme des retraites et comme on le verra encore dans le futur. Une telle réforme entraîne des modifications qui touchent profondément et durablement le sort économique des Français ainsi que de nombreux statuts acquis, que cela soit par l’âge de départ ou par le montant des pensions.
Dans un tel cas, le retour à la démocratie délibérative, à la co-construction législative, à la recherche lente et difficile d’une acceptation sociale redevient inévitable et indispensable. Là, il sera urgent non pas d’attendre mais de construire le temps selon un dosage subtil de légitimité et d’efficacité ; et non pas de risquer de ruiner la première au nom de la seconde. Ce sera le retour à la politique normale, et donc, à un tout autre art de gouverner que l’art de mener une guerre.
Aussi, pérenniser le « régime » de production de décisions tel que le Conseil de défense l’expérimente depuis bientôt une année serait, pour le coup, le début d’une véritable dérive autoritaire. Il sera légitime alors d’écrire l’expression sans guillemets.