Union européenne

Migration et pacte européen : à qui profite le statu quo ?

Sociologue politique

Depuis le 1er janvier, de nouveaux garde-côtes et garde-frontières européens ont été déployés. C’est le premier effet visible du nouveau Pacte européen sur la migration et l’asile présenté en septembre par la Commission et discuté par le Conseil européen en décembre. Mais ce renforcement du contrôle des frontières, qui inquiète Human Rights Watch dans son Rapport annuel 2021 tout juste paru, laisse en suspend les détails du nouveau principe de solidarité qui doit lier les États membres, ainsi que la nécessaire réforme du règlement de Dublin. Malgré l’urgence, et les annonces en trompe-l’œil, c’est le statu quo qui persiste.

Avant le Conseil européen réuni les 10 et 11 décembre 2020 sous présidence allemande, le Président français avait déclaré vouloir mettre à l’agenda le renforcement des contrôles aux frontières extérieures, et envoyé une note d’une dizaine de pages à ses homologues. Déjà lors d’un déplacement le 5 novembre au col du Perthus, il avait annoncé le doublement des effectifs chargés de surveiller des frontières françaises, cinq ans après que la France a rétabli les contrôles, selon une disposition de l’accord de Schengen de 1990. Le Président avait réitéré son ambition de « remettre à plat » cet accord comme il l’avait fait en mai 2019, avec une certaine nostalgie du club plus restreint qui en avait dessiné les contours trente ans plus tôt.

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Si les conclusions du Conseil n’ont pas retenu l’idée d’une refonte de Schengen, elles font indirectement allusion à l’auteur de l’attentat de Nice venu de Tunisie en notant « qu’il importait de veiller à ce que toutes les personnes franchissant les frontières extérieures de l’UE fassent l’objet de vérifications dans les bases de données pertinentes » et de renforcer le mandat d’Europol. Le développement de bases de données et surtout leur « interopérabilité » est une priorité des institutions de l’UE déjà dotée d’une agence peu connue du grand public, l’EU LISA, chargée entre autres d’en gérer les systèmes informatiques intégrés (SIS, VIS, Eurodac).

Le Conseil a néanmoins discuté du contrôle aux frontières extérieures mais en insistant sur les pays d’origine et de transit au Sud de la Méditerranée dans une section assez longue qui insiste sur l’importance de la coopération pour « relever le défi de la mobilité et des migrations ». Mais surtout, les dirigeants veulent que l’UE soutienne « les garde-côtes libyens au moyen de formations et d’un suivi ainsi que par la fourniture d’équipements et de navires, conformément au droit international ».

En réalité, empêcher les personnes de quitter la Libye, avec l’aide de l’agence européenne Frontex et les moyens des États membres ne peut être conforme au droit international. La Libye est un pays en guerre civile où de nombreux migrants sont rançonnés ou vendus, incarcérés dans des conditions dégradantes : les empêcher de fuir ce pays est contraire notamment aux articles 13 et 14 de la Déclaration universelle de 1948 de l’ONU, à la Convention de Genève, et à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Sans surprise, le Conseil européen a réitéré une vision des frontières qui ambitionne en amont de dissuader les départs vers l’Europe, « quoi qu’il en coûte » en moyens militaires, diplomatiques et technologiques, quitte à déprécier les « valeurs européennes », ces principes qui incluent le respect de l’État de droit et des libertés, pourtant si souvent brandi dans les débats récents au sein des institutions de l’UE. C’est un consensus a minima qui, par définition, élude les questions qui fâchent, celles qui concernent le traitement des personnes qui arrivent malgré tout en Europe hors des voies légales – qu’elles soient entassées dans des camps au Sud de l’Europe ou continuent leur parcours au sein de l’espace Schengen et au gré de l’application du règlement de Dublin sur le pays responsable d’examiner les demandes d’asile.

Décembre 2020. Cinq ans après l’année qui avait vu l’arrivée de plus d’un million de personnes, des Syriens pour la plupart, et exacerbé les tensions entre États membres, les pays du Sud appelant à la solidarité, tandis que d’autres au Nord fermaient leurs frontières intérieures et, à l’Est, les dirigeants populistes refusaient d’accueillir les candidats à l’asile. Quelles solutions émanent de l’institution européenne chargée de faire des propositions [1] justement au Conseil comme au Parlement : la Commission européenne ?

Quid novi ? Le pacte européen sur la migration et l’asile : « Sauver la face » dans une Europe dysfonctionnelle

La Commission européenne a présenté le 23 septembre 2020 son « nouveau pacte sur la migration et l’asile ». Ce terme « pacte », un peu grandiloquent, recouvre un ensemble de textes de quelques centaines de pages : une Communication de la Commission, plusieurs propositions législatives visant à réviser certaines directives européennes, un long vade-mecum pour les fonctionnaires européens qui seraient amenés à justifier leur feuille de route, une liste de questions-réponses à destination des médias, un tableau de bord énumérant sur quatre feuillets les diverses actions prévues pour les années qui viennent. Rien dans ce qui est proposé ne correspond aux éléments de langage d’Ursula von der Leyen racontant vouloir « abolir Dublin », ou de la Commissaire Ylva Johansson affirmant « je ne veux plus de Moria [2] ».

Depuis une première Communication en 2000, la Commission a publié à chaque mandat des feuilles de route assorties de « paquets » législatifs. La façon dont sont définis les problèmes et les solutions apportées dans le Pacte de 2020 s’inscrivent dans une continuité. On en retrouve les grandes lignes des Conclusions du sommet européen de Tampere rédigé par les hauts fonctionnaires du Secrétariat du Conseil européen en octobre 1999.

Mais il a été présenté dans un contexte particulier en septembre, quinze jours après l’incendie qui a détruit le camp de Moria, hotspot européen, alors que plus de 10 000 personnes survivaient dans des tentes de fortune arrimées à même le sol au gré des vents de l’île de Lesbos, dans un nouveau camp fermé à Kara Tepe aux conditions sanitaires encore plus précaires que celles de Moria. Qu’allait proposer la Commission qui changerait la vie des personnes qui traversent la Méditerranée et de celles qui vivent parfois des années dans des camps de transit permanents en Grèce ?

Il est bien question d’elles mais dans un langage bureaucratico-managérial qui a vocation à déshumaniser et à dé-réaliser les situations qu’ils doivent affronter. Il n’y a pas de personnes qui arrivent en Europe, il y a des « traversées » irrégulières (« irregular crossings ») [3] ; pas de personnes renvoyées dans un autre pays de l’Union mais des « transferts Dublin » ; il n’y a pas de personnes expulsées vers leur pays d’origine mais des « retours » non volontaires (« non-assisted returns »). On apprend ainsi que les pays qui ne voudront pas accueillir de demandeurs d’asile pourront « parrainer des retours », c’est-à-dire en payer le coût. Mais ce sont bien des individus, des sujets de droit, qui sont concernés et le Pacte indique d’ailleurs que les pays « parrains » pourront les choisir en fonction de leur nationalité.

La présidente de la Commission nous a donné les clés pour comprendre l’enjeu de ce Pacte. Ursula von der Leyen a ainsi déclaré vouloir : « rétablir la confiance entre les États et… restaurer la confiance des citoyens dans notre capacité, en tant qu’Union, à gérer la migration. » Pour cette fille d’eurocrate, c’est bien l’institution qu’il faut sauver, en montrant sa volonté – à défaut de démontrer sa capacité – à produire des compromis. L’enjeu n’est donc pas la migration ou les migrants. Il est autoréférentiel. Comme pour le plan de relance lié à la Covid-19 où il fallait faire mieux qu’en 2008, convaincre les « frugaux » du Nord et apaiser le groupe de Visegrad, ce Pacte fait le pari de faire fonctionner une Europe à 27 avec les « récalcitrants » de l’Est.

C’est souvent sur la question de la migration et de l’asile que les pays de Visegrad se sont distingués en bloquant des réformes, notamment celle du règlement de Dublin, mais aussi en enfreignant le droit européen [4]. En outre, les gouvernements populistes, dans toute l’Europe, et non seulement à l’Est, sont à la fois anti-migrants et anti-UE. Ils ont politisé de façon routinière les sommets européens pour continuer à polariser leurs opinions nationales [5]. Faire « comme si » l’UE d’aujourd’hui était celle d’hier, avant la montée des populismes eurosceptiques, suppose de cajoler tous les États membres sur les enjeux de migration et d’asile. Mais également d’essayer de re-techniciser cette politique : « Il faut dédramatiser la politique migratoire », selon les mots de la Commissaire européenne chargée des Affaires intérieures, Ylva Johansson.

Une solution logistique à un problème politique

Tout en reconnaissant que les procédures actuelles ne fonctionnent pas, la Commission en propose de nouvelles, encore plus complexes et prima facie inapplicables. Prenons d’abord l’exemple du « mécanisme de solidarité obligatoire flexible » pour aider les pays au Sud de l’Europe. Les États membres pourront choisir s’ils veulent accueillir des demandeurs d’asile et être dédommagés de dix mille euros ou participer notamment au financement ou à l’organisation des retours. Dans le détail, là où se cache le diable, un État membre s’engage à payer pour le renvoi d’une personne dans le pays d’entrée mais si, au bout de huit mois, la personne est toujours là, elle sera transférée dans le pays « parrain » qui devra à son retour organiser son expulsion.

On ne peut faire abstraction de la question du calcul du coût d’une expulsion ou des délais choisis qui ne sont ni justifiés ni vraisemblables, de la logistique même du transfert d’un camp en Grèce vers un autre pays de l’Union pour le renvoyer encore ailleurs. Quand bien même cette usine à gaz administrative serait inscrite dans des textes européens, il est peu probable que cette procédure soit mise en œuvre. En effet, un pays qui préfère parrainer des retours plutôt qu’accueillir des demandeurs d’asile rechignera à s’engager s’il risque de devoir in fine prendre en charge des personnes en instance d’expulsion sur son territoire.

Et l’administration du pays de première entrée pourra traîner des pieds, attendre la période de huit mois en gardant la personne dans un camp avant de la transférer dans le pays « parrain ». Dans un climat où il n’y a ni confiance ni solidarité, selon l’aveu même de la Commission, elle propose une sorte de logistique shadokienne qui encourage les velléités administratives des parties concernées. La Commission sait pourtant, notamment en étudiant les transferts dans le cadre du règlement de Dublin, que ce type de procédure est voué à l’échec.

À un problème politique, la Commission a une réponse logistique, inapplicable en pratique et qui ne peut qu’allonger la période d’enfermement et de non-statut des migrants. L’Italie, la Grèce, Malte et l’Espagne ont d’ailleurs dénoncé fin novembre dans une lettre commune un pacte « complexe et vague » qui aboutirait à la mise en place « de grands centres fermés [6] ».

La gouvernance des nombres magiques

Autre exemple de technicisation des enjeux employée par la Commission, le recours à la gouvernance des nombres. Les chercheurs qui travaillent sur le New Public Management dans l’action publique soulignent la façon dont cette dernière est guidée depuis longtemps par la définition d’objectifs chiffrés. C’est le cas dans le Pacte, notamment sur le sort des personnes qui arriveraient hors des voies légales en Europe. Selon la Commission, ces personnes devront être enregistrées et triées en 5 jours (inscription dans le fichier EURODAC, contrôles policiers et sanitaires, et examen du bien-fondé de leur demande). En cinq jours, il faudra décider si une personne est « manifestement éligible » à une demande d’asile ou non, en ayant recours au taux de reconnaissance des demandes d’asile des ressortissants de son pays d’origine.

C’est ce taux de reconnaissance qu’il faut essayer de décrypter. S’agit-il du taux dans le pays d’entrée, ou d’une moyenne européenne, du taux de l’année précédente ou une moyenne lissée sur plusieurs années ? Quel est son sens juridique ? Un taux par nationalité n’indique rien sur le bien-fondé des demandes individuelles, le principe même de l’examen des demandes d’asile depuis la Convention de Genève et qui concerne aujourd’hui par exemple les persécutions liées au genre. Il existe encore d’immenses différences selon les États membres [7]. Enfin, si l’on examine les nationalités qui ont des taux de reconnaissance très bas, les personnes concernées ne sont pas dans les hotspots mais arrivent par voie légale sans avoir besoin d’un visa du Venezuela ou d’Albanie. Trier les personnes éligibles à l’asile suivant un taux est aussi contestable que d’autres notions comme celle de « pays sûr », la magie du chiffre en plus.

Qui bono ? À qui profite l’inertie des politiques européennes ?

Il y a beaucoup de propositions en trompe-l’œil dans le Pacte, soit qu’elles réitèrent de vieilles antiennes comme la coopération avec les pays tiers ou qu’elles prennent acte de pratiques existantes tel le « pool » de pays volontaires pour accueillir des personnes débarquées des bateaux de sauvetage en mer. On est en droit de se demander à qui profite le statu quo ? Il y a bien sûr les nombreuses parties prenantes (ou stakeholders) : agences européennes, think tanks, sociétés privées spécialisées, ONG de service, organisations internationales comme l’IOM, divers acteurs qui participent à ce champ européen de « gestion des frontières ».

Cela n’est pas spécifique aux contrôles des frontières, le développement d’un secteur d’intervention publique crée des clientèles, attire telle une barrière de corail des groupes qui ont intérêt à sa pérennité [8]. Les parties prenantes des politiques européennes agissent principalement dans le cadre d’une délégation, voire d’externalisation de l’action publique, qu’il s’agisse de sous-traiter la procédure de demande des visas Schengen à des sociétés privées, la gestion de hotspots ou l’enrôlement des forces de sécurité dans des pays non européens pour empêcher les départs de migrants vers l’Europe comme en Libye.

Cela rend d’autant plus ardu le contrôle démocratique de la politique des frontières. Le cas le plus flagrant est celui de l’agence Frontex dotée depuis 2018 d’un mandat élargi et d’un budget de plus d’un milliard d’euros. Sommée par la Commission puis le Parlement de s’expliquer sur des push-back illégaux au large de la Grèce, son directeur a tour à tour refusé de s’expliquer et nié en bloc les incidents relatés par un consortium de journalistes et un garde-côte « lanceur d’alerte » suédois. Frontex préférait le 9 décembre vanter ses « industry days », forum des entreprises de sécurité et des nouvelles technologies de surveillance des frontières.

Les vociférations d’un Viktor Orban ou les grandes déclarations d’Emmanuel Macron sur Schengen à destination de leur électorat, bien que plus médiatisées, ne doivent pas nous distraire de ce qui se joue au cœur de l’exécutif et des agences européennes.

 


[1] Jusqu’en 2005, la Commission, tout comme le Parlement et la Cour, ont eu un rôle marginal sur les questions de migration et d’asile, un secteur dominé par les représentants des gouvernements au Conseil décidant à l’unanimité. Mais depuis, ses compétences institutionnelles sont nombreuses. La Commission fait bien plus que proposer des lois ou d’assurer leur mise en œuvre. L’exécutif européen est censé superviser de nombreuses agences opérationnelles comme Frontex ou l’EASO (Bureau européen d’appui en matière d’asile). Elle gère les financements des pays tiers y compris les fonds contestés aux garde-côtes libyens.

[2] À ce propos, voir notamment l’analyse du réseau de juristes européens.

[3] L’essentiel du Pacte présenté par la Commission ou des déclarations du Conseil se concentre sur les 140 000 entrées irrégulières comptabilisées par l’Agence européenne Frontex en 2019, et 87 500 en 2020 un nombre pourtant très bas comparé aux années précédentes (source : Frontex).

[4] La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a jugé le 2 avril 2020 que la Hongrie, la Pologne et la République tchèque avaient enfreint le droit européen en refusant de participer au programme de relocalisation de demandeurs d’asile adopté en 2015. Le 14 mai 2020, la CJUE a estimé que le maintien de plusieurs demandeurs d’asile dans une zone de transit à la frontière hongroise était également contraire au droit.

[5] Les études d’opinion montrent que l’enjeu migratoire est clivant au sein des espaces politiques nationaux et non seulement entre États membres. Voir notamment notre analyse.

[6] La non-réponse de la Commission est ici.

[7] Voir notamment le site du HCR et les données sur le site de l’EASO.

[8] C’est ce qu’on appelle en science politique un policy feedback.

Virginie Guiraudon

Sociologue politique, Directrice de recherche au CNRS, Centre d'études européennes

Rayonnages

Union européenne

Notes

[1] Jusqu’en 2005, la Commission, tout comme le Parlement et la Cour, ont eu un rôle marginal sur les questions de migration et d’asile, un secteur dominé par les représentants des gouvernements au Conseil décidant à l’unanimité. Mais depuis, ses compétences institutionnelles sont nombreuses. La Commission fait bien plus que proposer des lois ou d’assurer leur mise en œuvre. L’exécutif européen est censé superviser de nombreuses agences opérationnelles comme Frontex ou l’EASO (Bureau européen d’appui en matière d’asile). Elle gère les financements des pays tiers y compris les fonds contestés aux garde-côtes libyens.

[2] À ce propos, voir notamment l’analyse du réseau de juristes européens.

[3] L’essentiel du Pacte présenté par la Commission ou des déclarations du Conseil se concentre sur les 140 000 entrées irrégulières comptabilisées par l’Agence européenne Frontex en 2019, et 87 500 en 2020 un nombre pourtant très bas comparé aux années précédentes (source : Frontex).

[4] La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a jugé le 2 avril 2020 que la Hongrie, la Pologne et la République tchèque avaient enfreint le droit européen en refusant de participer au programme de relocalisation de demandeurs d’asile adopté en 2015. Le 14 mai 2020, la CJUE a estimé que le maintien de plusieurs demandeurs d’asile dans une zone de transit à la frontière hongroise était également contraire au droit.

[5] Les études d’opinion montrent que l’enjeu migratoire est clivant au sein des espaces politiques nationaux et non seulement entre États membres. Voir notamment notre analyse.

[6] La non-réponse de la Commission est ici.

[7] Voir notamment le site du HCR et les données sur le site de l’EASO.

[8] C’est ce qu’on appelle en science politique un policy feedback.