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Trois scènes du Capitole : la guerre des images a bien eu lieu

Chercheur en études cinématographiques

En l’espace de deux semaines, le Capitole a été le lieu de trois scènes qui se répondent, et resteront longtemps dans les mémoires : la cérémonie d’investiture de Joe Biden et Kamala Harris le 20 janvier, précédée des images de Washington transformé en zone de guerre, et avant cela bien entendu des images de la tentative d’insurrection menée par les partisans de Donald Trump le 6 janvier. Trois batailles pour une séquence qui montre que les images sont au cœur de la guerre pour la survie des institutions démocratiques, comme de notre capacité à les renouveler.

Les espaces du Capitole à Washington, où s’exerce la branche législative du pouvoir fédéral états-unien, ont été l’objet ces deux dernières semaines de scènes d’action dont la diversité est assurément impressionnante. La plus récente, qui s’est déroulée ce 20 janvier 2021, a été la cérémonie d’investiture de Joe Biden comme président ; pandémie oblige, celle-ci s’est faite devant un public fatalement clairsemé. Pour compenser ce vide légitime d’un point de vue sanitaire, près de 200 000 drapeaux américains avaient été plantés tout au long du « National Mall », là où se rassemblent d’habitude les citoyens venus saluer leur nouveau président, ce « champ de drapeaux » [field of flags] constituant un hommage aux 400 000 Américains morts à ce jour du Covid-19.

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La réalisation télévisuelle de cette cérémonie est restée relativement sobre, alternant des gros plans sur les protagonistes ou les personnalités présentes à la tribune (les anciens présidents, les juges de la Cour suprême, Lady Gaga chantant l’hymne national…), des plans rapprochés sur l’imposante coupole du Capitole, ou encore des plans d’ensemble du panorama urbain de Washington où surgissaient des monuments-clés de la capitale (comme le mémorial de Lincoln). Cet enchaînement de séquences entendait ainsi mettre en lumière la solennité des lieux, et le sentiment de pérennité qui s’en dégage semble aussi là pour rappeler la continuité dans le fonctionnement des institutions.

Une tout autre scène s’est pourtant jouée la semaine qui a précédé l’investiture de Biden, quand les alentours du Capitole se sont littéralement transformés en zone de guerre. Encerclé de barbelés, parsemé de points de contrôle, le bâtiment « sacré » de la République ressemblait à une forteresse assiégée, ou sur le point de l’être. À cela s’ajoute la présence de 25 000 soldats de la garde nationale, appelés en renfort pour assurer la sécurité de l’inauguration du président Biden, ce qui constitue en nombre plus de militaires US que tous ceux actuellement basés en Irak et en Afghanistan.

Il y en avait d’ailleurs tellement que de saisissantes photos de presse nous montrent ces mêmes soldats allongés les uns contre les autres en train de dormir dans les allées du Capitole, dans l’attente d’être redéployés dans les quartiers environnants. Difficile, dans ces conditions martiales, que l’édifice-symbole de la démocratie américaine puisse fonctionner comme sa vitrine politique à un double niveau, national et international.

Une troisième scène hante les deux précédentes, qui a elle aussi rendu méconnaissable le site du Capitole : il s’agit bien entendu de l’attaque dont il a fait l’objet pendant plusieurs heures par des partisans de Donald Trump le 6 janvier 2021. Ce jour-là, les membres du Sénat et de la Chambre des représentants se réunissaient pour valider le vote du collège électoral, lequel avait lui-même validé le 14 décembre 2020 les résultats de l’élection au suffrage universel du 3 novembre. Il s’agissait, autrement dit, d’une formalité institutionnelle qui avait pour but de graver dans le marbre le nom du 46e président des États-Unis.

La suite est connue : en début d’après-midi, dans le prolongement d’un meeting organisé non loin de la Maison-Blanche par le président Trump, un groupe de plusieurs centaines de personnes pénètrent par la force dans le Capitole, interrompant le travail des parlementaires, et laissant dans la stupeur tout un pays et une partie du monde qui découvrent la violence effective d’une fange de l’électorat de Trump, prête à tout pour renverser l’issue finale de l’élection présidentielle.

Ces images sont l’objet d’une bataille périlleuse dont dépend la survie des institutions démocratiques, comme notre capacité à les renouveler.

Certains ont parlé d’une tentative de coup d’État ; d’autres ont tenté un parallèle avec la Nuit de cristal ; en France, c’est la comparaison avec le 6 février 1934 qui est revenue à diverses reprises ; les Américains ont revisité leur histoire, et se sont souvenus que le Capitole n’avait pas fait l’objet d’un assaut depuis la guerre civile en 1812. Il ne s’agit pas de discuter ici le bien-fondé de ces mises en relation, mais de laisser entrevoir que le tropisme comparatiste est au moins le symptôme de ceci : on remonte le passé pour comprendre les tourments du temps présent, l’insoutenable ou l’effroi que ce présent suscite.

Mais cet effroi nécessite à son tour qu’on s’arrête devant ce qui lui sert de vecteur principal, à savoir les images en mouvement enregistrées pendant le siège du 6 janvier. Ces images capturées lors d’une insurrection qui fut en partie armée ne relèvent pas uniquement d’un fonds audiovisuel qui documente de façon tragique ces événements inédits ; elles sont également l’objet d’une bataille périlleuse dont dépend la survie des institutions démocratiques, comme notre capacité à les renouveler.

Dans cette perspective, une étude globale de la production et de la circulation de ces images reste décisive. Il ne s’agit pas simplement de « décrypter » les représentations d’un groupe de manifestants déchaînés à l’intérieur d’une entité gouvernementale dont les membres accomplissent un devoir constitutionnel. Il s’agit de considérer comment ces images s’inscrivent dans un rapport de forces qui affecte véritablement l’action des individus – président, sénateurs, journalistes, citoyens, insurgés… –, soit la façon dont les uns comme les autres peuvent exercer le pouvoir, façonner en temps réel notre perception des situations, ou influencer la manière de rendre compte de cette histoire pour les générations futures.

Dans une singulière vidéo mise en ligne par The New Yorker le 17 janvier 2021, on observe ainsi une poignée de supporteurs de Trump pénétrer dans l’enceinte du Sénat. L’un d’entre eux, casquette rouge sur la tête portant l’indication MAGA [pour Make America Great Again], s’assoit avec nonchalance dans le fauteuil de son président, Mike Pence, qui a dû fuir précipitamment son poste face à l’arrivée des assaillants. Luke Mogelson, le reporter du New Yorker, capture alors une scène déterminante qui révèle l’une des stratégies de ces manifestants d’extrême droite quant à la valeur de l’information audiovisuelle. Un homme en treillis militaire, visiblement protégé d’un gilet par balles, indique en effet qu’il ne s’agit pas pour l’heure de s’emparer du pouvoir (on entend un autre insurgé crier hors-champ : « formons un gouvernement ! »), mais qu’ils sont d’abord là pour mener une « guerre d’OI » : « OI » pour « Opération Information » (« it’s an OI war ! »).

En d’autres termes, il s’agit de rassembler, dans cet instant, le plus grand nombre de documents officiels, lesquels pourront alimenter par la suite les théories conspirationnistes en tout genre – l’un des dangers éminents susceptibles de miner la démocratie américaine de l’intérieur, selon le FBI lui-même. C’est en ce sens que l’on entrevoit dans cette même vidéo d’autres personnes photographier frénétiquement avec leur téléphone portable des feuilles des classeurs qui se trouvent sur les bancs des sénateurs. Les adeptes du complotisme ou du négationnisme ne se contentent pas de détourner les images qui circulent dans nos environnements numériques ; ils ont également vocation à récolter toute une documentation politique, parfois confidentielle, quitte à en tordre le sens pour consolider leur univers farfelu composé de « faits alternatifs ».

Il est significatif de noter la différence de traitement de la journée du 6 janvier par les canaux mainstream d’information

Des vidéos de l’attaque du Capitole ont ainsi surgi dans l’après-coup des événements, certaines formant même un long plan-séquence de plusieurs dizaines de minutes[1]. Elles témoignent du déroulé des événements sur lesquels les historiens du futur pourront revenir, tout en les inscrivant dans une iconographie de l’insurrection qui doit prendre en compte une histoire élargie des images, à la croisée de l’art et du non-art (peinture, photographie, reportage TV, cinéma…).

Certaines de ces vidéos étaient par ailleurs postées en direct sur les réseaux sociaux, comme si, par ce geste, les actrices et acteurs du siège du Capitole devenaient dans le même temps les spectateurs du moment inouï qu’ils étaient en train de vivre. Quelques-unes d’entre elles, à l’avant-poste de l’affrontement avec les forces de l’ordre, documentent l’intensité des heurts en divers lieux du bâtiment. La question se pose bien entendu de leurs usages par les grandes chaînes de télévision, dont les journalistes sont sur place, mais dont les rédactions suivent en parallèle les étapes tumultueuses sur Internet, pour éventuellement les reprendre ensuite à l’antenne.

Il est significatif à cet égard de noter la différence de traitement de la journée du 6 janvier par les canaux mainstream d’information. Si l’on compare en effet les retransmissions de CNN et d’Al Jazeera, on a pu constater sur le moment que la chaîne qatarienne montrait en direct des images beaucoup plus violentes que celles de son homologue américain. Au plus fort des affrontements, Al Jazeera passait en boucle des fragments de vidéos postées par les anonymes de groupes extrémistes en train de s’en prendre physiquement à la police.

Tandis que CNN a plutôt privilégié des images de la foule massée à l’extérieur de l’édifice du Congrès, comme d’autres où l’on percevait des manifestants traverser plus ou moins tranquillement, presque hagards, la rotonde du Capitole, cette même rotonde que le président Biden a parcourue hier avant de prendre ses quartiers à la Maison-Blanche. Même si CNN montrera en soirée les images des insurgés cassant les fenêtres ou fracassant les portes du Capitole, elle le fera une fois que le bâtiment sera déclaré sécurisé.

Ce choix éditorial qui vise à ne pas montrer en direct la violence des assaillants nous dit sans doute quelque chose du geste impulsif consistant à enregistrer en temps réel les événements auxquels ceux-ci participent simultanément : c’est que les images de la violence peuvent susciter d’autres violences encore, comme si elles possédaient un potentiel de contagiosité qu’il serait en effet sage de ne pas négliger, surtout quand cette violence est désirée pour elle-même, dans une tentative de destruction des institutions.

Là réside sans doute l’une des distinctions entre cette tentative d’insurrection et un soulèvement réellement populaire : les protagonistes de la première sont animés d’un affect de haine qui témoigne d’une menace existentielle pesant sur leur caractère d’exception supposée (les suprématistes blancs se vivent comme des êtres exceptionnels), tandis que les hommes et les femmes du second se battent au contraire pour une dignité non exclusive, et pour l’établissement d’institutions égalitaires. La bataille des images est également prise dans ces jeux complexes qui engagent l’avenir des démocraties parlementaires.

Trump a toutefois été vite débordé par les événements au regard de la maîtrise du temps médiatique dans laquelle il avait excellé depuis son élection en 2016.

Que faisait d’ailleurs Trump le 6 janvier durant ces émeutes au Congrès, qui ont entraîné à son encontre une seconde procédure d’impeachment pour « incitation à l’insurrection » (c’est là d’ailleurs une quatrième scène que l’on pourrait ajouter aux précédentes, puisque la Chambre des représentants qui a « empêché » le président sortant s’est réunie au Capitole le 13 janvier 2021) ? Sans surprise, il était devant sa télévision en train de suivre les événements depuis la Maison-Blanche, située à trois kilomètres de là. De proches collaborateurs du président ont indiqué qu’il n’était pas mécontent de ce spectacle insurrectionnel, estimant que les manifestants l’ayant écouté peu avant durant son meeting combattaient en fait pour lui, comme pour laver l’affront d’une élection qu’on lui aurait volée.

N’avait-il pas demandé à ses partisans de « se battre comme en enfer » (« Fight like hell ! »), affirmation guerrière que ceux-ci ont ensuite mis en pratique en criant dans l’enceinte du Capitole « We fight for Trump » ? La satisfaction de Trump, dont la violence symbolique contre les institutions du pays s’incarnait cette fois réellement devant son poste, trouvait sans doute sa cause dans l’un de ses slogans politiques préférés – « des faits, pas des mots » –, tandis ses déclarations prenaient justement corps devant lui et en mondovision, quelle que soit la gravité de ces faits.

Trump a toutefois été vite débordé par les événements, non pas du point de vue d’une perte du contrôle de la vie institutionnelle, qui l’a globalement peu intéressée durant son mandat, même au niveau des alliances plus ou moins machiavéliques qu’il pouvait nouer avec ses alliés républicains, mais au regard de la maîtrise du temps médiatique dans laquelle il avait excellé depuis son élection en 2016. Et le coup de grâce est venu de son premier adversaire, le président-élu Biden. Tous les commentateurs se demandaient en effet à la télévision pourquoi Trump n’intervenait pas pour demander l’arrêt des violences ; au lieu de cela, Trump a envoyé deux tweets indulgents demandant à ses défenseurs de rester « pacifiques », entre 14h et 15h heure locale.

À 16h06, Biden prend la parole en direct sur les chaînes d’information, et il exhorte solennellement Trump à faire un appel afin que cesse le siège du Capitole. À 16h19, celui-ci poste sur son compte Twitter une vidéo d’une minute où il demande aux insurgés de « rentrer chez eux », en ajoutant toutefois que « nous [les] aimons, [ils] sont très spéciaux » (« We love you, you’re very special »). La messe était dite : en prenant la parole dans la foulée de Biden, en semblant même obéir à l’exhortation de son opposant, Trump apparaissait comme n’ayant plus de prise sur le temps médiatique qu’il avait su si bien dominer jusque-là. L’absence de réactions fracassantes de sa part suite à la suspension de son compte Twitter le lendemain n’est que le signe de cette défaite dans sa fabrique de l’information, que celle-ci soit alternative ou pas.

Au matin du 20 janvier, Trump a quitté la Maison-Blanche avec sa femme Melania ; il est monté pour la dernière fois dans Marine One, l’hélicoptère présidentiel, pour se rendre à la base aérienne d’Andrews dans le Maryland, avant de rejoindre sa résidence de Mar-a-Lago en Floride. Devant la petite centaine de supporteurs réunis pour l’occasion, il a déclaré : « We love you, you’re very special ». C’est fini, il n’est plus président. Le Capitole est encore debout. Mais il est probable que les images de son siège continueront de hanter la mémoire des Américains pendant longtemps. Dans le souvenir d’un autocrate qui a presque réussi le pari de renverser par la force une élection, là où d’autres, dans divers pays, continuent de le faire sans vergogne.

NDLR : Dork Zabunyan vient de publier Fictions de Trump – Puissances des images et exercices du pouvoir, Le Point du Jour.


[1] Comme par exemple la vidéo d’un certain Jayden X.

Dork Zabunyan

Chercheur en études cinématographiques, Professeur à l'Université Paris 8

Notes

[1] Comme par exemple la vidéo d’un certain Jayden X.