Sciences sociales

La ministre, la science et l’idéologie

Philosophe

En demandant au CNRS une enquête sur l’« islamo-gauchisme » à l’université, ce sont les sciences sociales que vise Frédérique Vidal, sous prétexte qu’elles seraient gangrénées par des idéologies. Mais faut-il rappeler qu’il y a des sciences sociales parce qu’il y a des idéologies ? Et que, si les sciences sociales ne se réduisent pas à un écho des idéologies, elles n’auraient à vrai dire aucun sens si elle ne se rapportaient pas à elles. En effet, il y a des sciences sociales parce qu’il y a des problèmes sociaux, et que ceux-ci sont traversés par des positionnements idéologiques.

Depuis quelques mois, et plus intensément depuis quelques jours, les sciences sociales sont attaquées. Le gouvernement les soupçonne de ne pas parvenir à se réguler par elles-mêmes, intérieurement, de se laisser gangréner au cœur de leur mission par des idéologies. En face, on rétorque que l’attaque est elle-même idéologiquement orientée, visant la mise au pas de savoirs dits « critiques », parce que produits de façon autonomes, à l’abri des injonctions des pouvoirs quels qu’ils soient. Cette ingérence, ajoute-t-on, est guidée par une conception erronée de la mission spécifique des sciences sociales, c’est-à-dire par un préjugé scientiste. S’y exprime un réflexe issu des sciences dures, ou naturelles (la ministre est biologiste de formation), compatible avec la reprise en main autoritaire et la sanction des supposées déviations.

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Du côté du pouvoir, on réplique : le danger est réel dans ce genre de savoir, les sciences sociales n’ont-elles pas démontré, dans un passé récent, leur disposition à l’enrôlement dans les idéologies les plus meurtrières du XXe siècle ? Séparer science et idéologie est un impératif, ici comme ailleurs – ou plutôt ici plus encore qu’ailleurs. Du côté des sciences sociales, on répond à nouveau : vous ne savez pas ce que nous sommes, votre scientisme vous condamne à ne rien comprendre à ce que nous faisons, et à endosser à votre tour l’habit de l’oppresseur, exactement comme les idéologies au pouvoir dont vous brandissez le spectre.

Des deux côtés, le précipice habituel des polémiques sur ce genre de sujet n’est pas évité : la reductio ad hitlerum, point d’orgue des argumentations qui n’en sont pas, parce qu’elles n’ont en vérité même pas commencé.

Dans ce débat, la réponse des sciences sociales est juste. Le scientisme est pour elles une dénaturation. Mais sait-on vraiment pourquoi ? Rien n’est moins sûr, à entendre la façon abstraite et répétitive dont sont invoquées l’autonomie de la science, la libre recherche, la neutralité axiologique comme garantie d’objectivité, etc. Mieux vaudrait commencer par admettre que la distinction entre science et idéologie n’a pas, pour les sciences sociales, la simplicité qu’on voudrait. Si elle est une opération constituante, c’est précisément parce que le lien entre les deux n’est jamais rompu, et qu’il est essentiel au genre de connaissance qu’on entend produire. C’est pourquoi répondre à l’accusation « nous n’idéologisons pas » est à la fois vrai et faux. Il y a des sciences sociales parce qu’il y a des idéologies. Et si les sciences sociales ne se réduisent pas à un écho des idéologies, elles n’auraient à vrai dire aucun sens si elle ne se rapportaient pas à elles.

Le point essentiel, c’est qu’il y a des sciences sociales parce qu’il y a des problèmes sociaux, et que ces problèmes sociaux sont tels, dans les sociétés complexes que nous formons, qu’ils se ramènent nécessairement à des conflits sociaux traversés par des positionnements idéologiques. C’est dans cette mesure que les sciences sociales intéressent tout le monde, dans la modernité tout au moins, c’est-à-dire à cette époque où nous nous situons, marquée par une forte différenciation des sphères d’activités, des appartenances et des individualités, et qui engendre constamment de nouvelles situations problématiques et de nouveaux conflits, appelant un nouvel effort de régulation collective.

Le genre de connaissance que produisent les sciences sociales est en cela le canal dominant des lumières publiques, dont tout le monde, politiques, éducateurs, journalistes, militants, syndicalistes, et plus généralement individus réfléchissant leur propre socialisation depuis la position qu’ils occupent dans leur société, est traversé, et appelé à s’emparer. Disons que c’est le caractère démocratique de ce genre de savoir, qui fait aussi que tout le monde se croit autorisé à dire ce qu’il est et ce qu’il doit être. C’est là à coup sûr une grande source d’erreurs. Mais ces erreurs sont inévitables, puisqu’elles découlent de la disponibilité intrinsèque de ce savoir, elle-même impliquée par son objet.

Il n’y a pas à se plaindre que la ministre se trompe. Car il est plus important et significatif encore qu’elle se sente dans l’obligation de dire quelque chose à ce sujet. Dans d’autres sociétés, moins réflexives, il se trouve que ce n’est pas le cas. Est-ce un mérite particulier de cette ministre ? Certainement pas. Car elle est emportée dans un processus qui la dépasse, et qu’elle est loin de maîtriser, comme l’atteste de fait son intervention. Simplement, elle « ne peut pas ne pas », comme on dit, dans la société où elle se trouve. Qu’elle s’égare est une autre question, justifiant qu’on veuille la corriger.

Les positions idéologiques des acteurs sociaux n’ont pas à être corrigées, rectifiées, déniées : elles ont à être replacées dans le champ des conflits où elles prennent sens.

Si la tâche des sciences sociales est de comprendre, de restituer et d’expliciter le plus complètement possible les conflits qui traversent nos sociétés contemporaines, alors il faut admettre qu’elles ne peuvent pas, sous peine de s’auto-abolir, juger, condamner ou rendre invisibles des courants idéologiques et politiques qui traversent ces sociétés. La distinction science/idéologie est bel et bien pertinente pour les sciences sociales ; mais elle l’est sur un tout autre mode que celui qu’on présuppose quand on raisonne spontanément à partir des sciences de la nature (et cela bien que celles-ci, à leur tour, soient susceptibles d’une reprise en termes de sciences sociales, et que leurs progrès mêmes, aujourd’hui, en dépendent de plus en plus).

Les positions idéologiques des acteurs sociaux n’ont pas à être corrigées, rectifiées, déniées : elles ont à être replacées dans le champ des conflits où elles prennent sens. Ce qui suppose trois opérations fondamentales : les ressaisir en relation les unes aux autres, déterminer le ou les problèmes sociaux exacts autour desquels elles tournent (les objets du conflit qui les suscite), et restituer en chacune son rapport à la société prise comme un tout, et donc les idéaux sociaux qui s’y expriment, depuis une position et des intérêts à chaque fois spécifiques.

Les sciences sociales travaillent dans le champ des idéologies, réarticulé de ces trois manières : relations, problèmes, idéaux. Leur mission réside là. Elles éclairent ainsi toutes les parties de la société. Elles engrainent une réflexivité de niveau supérieur sur un premier niveau de réflexivité déjà à l’œuvre au plan des idéologies et des conflits qu’elles soutiennent, portant de cette manière la situation à un degré d’élucidation des positions et des enjeux qui la reconfigure. C’est dans cette mesure que les études postcoloniales, les études de genre ou de race font partie intégrante des sciences sociales. Ce ne sont pas elles qui inventent des conflits ou produisent des fractures : elles en font état, les réfléchissent et les reconduisent à leurs causes et raisons sociales. Lorsqu’elles sont correctement pratiquées, ces études entendent traiter des conflits sociaux de cette manière, ce qui revient à les rendre traitables par toutes les parties impliquées, à l’aide d’une lumière qui n’est pas projetée de l’extérieur dans l’espace de la lutte (ici se loge le préjugé scientiste) mais qui est produite par cette lutte, du moment qu’elle se recompose dans l’espace du savoir. Du moment, donc, que les idéologies sont prises au sérieux et respectées.

La ministre voulait un critère de distinction et de hiérarchisation qualitative dans ce domaine de recherches : le voilà. Mais alors, il faut aussi lui signifier que l’idéologie, les idéologies, y acquièrent nécessairement droit de cité. Il n’y a aucun sens à les en expulser. Elles doivent être légitimées en un certain sens, car c’est la seule méthode pour que puisse être comprise leur participation à la réflexion de la société sur elle-même que les sciences sociales amplifient et promeuvent. À travers ce circuit s’élabore la contribution de cette forme de savoir à l’action commune – dont les politiques, mais aussi bien d’autres acteurs, situés à d’autres niveaux de la société, peuvent alors bénéficier.

Se pose toutefois, à ce stade, la bonne question soulevée, bien malgré elle, par la ministre, une question qu’elle n’a pas formulée comme telle, et qu’elle ne peut pas formuler compte tenu de ses prémisses, mais que son intervention ne laisse pas de susciter, comme une question que les sciences sociales doivent cette fois se poser à elles-mêmes – en toute autonomie, si l’on veut, mais en sachant que cette autonomie est paradoxalement conditionnée par leur immersion réflexive dans l’espace des conflits sociaux.

Les sciences sociales font-elles aujourd’hui ce travail dans et sur les idéologies ? Sont-elles vraiment à la hauteur de l’enjeu qui consiste à traiter les conflits sociaux comme des conflits idéologiques, sur ce mode relationnel, problématisant et attentif aux idéaux qu’on a brièvement décrits ?

Certaines positions sont légitimées et restituées, et pas d’autres, exclues ou discréditées, ce qui correspond à la faute par excellence du travail dans l’idéologie. C’est cet unilatéralisme qu’il faut combattre.

Pour que ce soit le cas, il faudrait que la symétrisation des positions y soit réellement à l’œuvre. Il faudrait que l’attention aux pratiques et aux discours les rapporte aux dynamiques de la société globale, aux problèmes qui s’y posent et aux conflits qu’ils engendrent. Il faudrait que ces conflits soient perçus comme des conflits d’idéaux, étant entendu que trancher de manière fondée ne peut se faire que sur la base de leur déploiement le plus complet possible.

Pour que tout cela ait lieu, il est nécessaire qu’aucune position, libérale ou néo-libérale, réactionnaire et conservatrice, sociale-démocrate ou révolutionnaire activiste, ne soit négligée, discréditée par avance et traitée comme non pertinente par les sciences sociales. Il ne s’agit pas ici de pluralisme, de tolérance et d’ouverture au débat, lieux communs qui ne veulent rien dire s’ils ne désignent qu’une courtoisie teintée de bons sentiments. Le problème est scientifique. Il s’agit des conditions d’un régime de savoir particulier, appliqué aux conflits sociaux dans leur réalité. Dans cette configuration, il existe une faute de principe, sur laquelle il faut être toujours vigilant : l’a priori quant à la légitimité exclusive d’une position sur toutes les autres, l’exclusivisme idéologique projeté dans la pratique savante. Car dans ce cas, le circuit du savoir est bloqué. En fait, il ne peut même pas s’enclencher.

C’est muni de cette question qu’un diagnostic s’impose aujourd’hui sur les sciences sociales, considérées en elles-mêmes, et au regard de leur place et de leur fonction dans la cité. Le circuit qu’on a décrit est lui-même un portrait idéal, dont on s’approche avec plus ou moins de réussite. On peut soutenir que sa perfection n’est jamais atteinte, mais qu’il est décisif de se placer dans son horizon, et que l’éthique professionnelle en dépend. Or c’est là que le bât blesse. Bien souvent aujourd’hui, il est grippé dès le départ, empêché par des présupposés d’arrière-plan qui triomphent facilement, non pas tant parce qu’ils sont puissants, mais parce qu’on est devenu faible. C’est-à-dire parce que le geste, par une paresse ou un renoncement qu’il faudrait analyser, n’est pas fait.

L’intervention de la ministre n’est ni un diagnostic ni une solution de traitement, il faut en convenir. Néanmoins, elle fait partie de la longue liste des symptômes de ce qu’il faut bien appeler une crise. Ces symptômes sont trop récurrents pour qu’on puisse continuer à se dire que rien ne se passe, que tous les maux sont inventés par un pouvoir aux abois, et qu’il suffit de poursuivre ce qu’on fait déjà en gardant sa conscience pour soi. Ni la réponse de la CPU, ni celle du CNRS, ni celles des différents organes internes et institutions ne consentent à aborder de front cette déficience d’auto-régulation, et c’est un tort. C’est que la crise vient de ce que l’effort constituant n’est plus exercé comme il devrait l’être dans l’ensemble de cette corporation professionnelle. On ne s’astreint plus à revenir au principe de ces savoirs, pour mesurer à cette aune, sans fléchir sur les critères qu’on a rappelés, la grande masse de la production standard. Seule reste alors l’option du raidissement défensif face à l’attaque mal conduite. On ne se saisit pas de l’occasion qui nous est présentée de réfléchir à soi-même et à ce qu’on fait effectivement.

Il est temps de s’en apercevoir et de réagir. La réalité des sciences sociales actuelles n’est pas au niveau d’exigence de leur nature de savoir au travail dans et sur les idéologies. Certaines positions sont légitimées et restituées, et pas d’autres, exclues ou discréditées, ce qui correspond à la faute par excellence du travail dans l’idéologie. C’est cet unilatéralisme qu’il faut combattre. C’est ce rétrécissement du regard et des intérêts de la recherche qui est le signe le mieux attesté d’une dégradation. Une fois compris en quoi la crise consiste, il faudrait évidemment faire le pas suivant : passer aux raisons du rétrécissement, et au fait qu’il se fasse systématiquement dans le même sens, indice d’une tendance puissante sur laquelle on n’est pas au clair. Ces raisons, elles-aussi, sont justiciables d’une explication sociale et historique qu’il serait important de conduire.

Mais pour l’instant, contentons-nous de la première prise de conscience, qui est déjà beaucoup. Et reconnaissons que telle eût été la bonne manière de nous mettre à la question de la part d’une ministre plus informée de ce que font réellement les savoirs dont elle parle. Ce qui serait alors touché de façon plus lucide, c’est un danger interne aux sciences sociales, qui n’a rien d’imaginaire. Il résulte, non pas tant de leur porosité aux courants idéologiques, que de leur inconséquence sociale et politique sur le sens de leur pratique savante, dans son lien intrinsèque et nécessaire à ces courants. Et cela correspond, non pas à leur surpolitisation comme on le croit, mais, paradoxalement, à leur dépolitisation.

Dans toute cette discussion, la focalisation sur l’islamo-gauchisme, les discussions oiseuses sur le fait de déterminer s’il s’agit d’une catégorie saisissant un contenu ou d’un mot de comptoir à fonction d’invective (les mots de l’idéologie sont évidemment plus que des mots de comptoir, ce qui n’en fait pour cela des concepts), nous détourne de la tâche de l’heure. Elle consiste à mieux définir ce que les sciences sociales impliquent politiquement, quelle est leur justification à la fois en termes de connaissance et de politique. Que l’on commence par admettre que les deux sont liés, et que l’on s’efforce de dire en quoi et comment ils le sont. On sera alors en position de répondre correctement à la ministre : car on verra qu’ils le sont, non pour le malheur, mais pour le salut de nos démocraties.


Bruno Karsenti

Philosophe, Directeur d’études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS)