Racisme d’État, « cancel culture » et le problème « A vs. a »
Avec l’islamogauchisme, le khmerverisme, ou le confusionnisme, la récemment nommée « cancel culture » fait partie de ces labels dont l’usage est réservé à la polémique, sans que personne ne puisse avec fierté le revendiquer pour lui-même. De fait, cancel culture signifie un usage systématique de la censure en vue de défendre des minorités supposément oppressées ; or, tout comme le harcèlement ou le waterboarding, la censure a généralement mauvaise presse. Comment se fait-il alors que certains en toute bonne conscience censurent ou tentent de censurer des conférences, des spectacles ou même des défilés de mode ?
La « cancel culture » et toutes ses manifestations ont, je le crains, un intérêt faible et j’ai déjà dit ce que j’en pensais. Néanmoins la polémique à son propos manifeste une structure de controverse très générale, et la mettre au jour n’est pas sans intérêt d’autant que, ce faisant, on comprend vite pourquoi en cette affaire toute conciliation est sans espoir.
Je soutiendrai donc ici que la polémique autour de ladite cancel culture est similaire à d’autres polémiques sur le racisme, la violence ou autrefois la liberté, en ce qu’à chaque fois il est question d’un désaccord majeur entre une acception large d’un concept « a » (notée ici A), et une acception étroite du même concept (notée ici a). Logiquement parlant, certaines controverses qui font la une de l’actualité idéologique ou politique, comme d’autres, plus traditionnelles (et plus intéressantes, ou moins navrantes…) et discutées à longueur de pages par divers philosophes ou savants, concernent la légitimité d’adopter plutôt A ou plutôt a sur une question donnée. Je voudrais donc indiquer ici que de très nombreuses polémiques sont de la forme « A versus a » ; que la coexistence pacifique entre ces deux acceptions est souvent impossible, aussi curieux que cela puisse paraître ; et que, dans ces cas conflictuels, on ne saurait en rester au purement théorique, le versant politique ou moral étant consubstantiel au débat.
« A vs a »
La cancel culture nomme la propension à annuler (cancel, en anglais) des événements — représentations, cours, conférences — impliquant des personnes dont les déclarations ou les faits sont supposés offensants pour une catégorie de personnes : en France le blackface des Suppliantes, des philosophes dont les prises de parole avaient contesté la légitimité du mariage pour tous ou l’authentique féminité des transgenres. Cette pratique, effectivement fréquente dans les campus américains, s’amplifie en France, au point que des responsables politiques ont appelé à sa restriction [1].
On notera que les exemples mentionnés plus haut sont ceux qui sont toujours donnés lorsqu’on veut dénoncer la cancel culture en France. Il n’y en a pas des tonnes et il est difficile de ne pas éprouver une impression de radotage à écouter cette littérature. On soulignera aussi qu’en régime US comme l’a noté Nathalie Heinich, le droit de la liberté d’expression n’est pas le même qu’en France, et qu’appeler à annuler des manifestations nazies se comprend là-bas très bien car elles y sont permises, alors qu’ici la chose nazie serait illégale [2].
Et il faudrait avant tout rappeler que la censure est essentiellement une affaire d’État, que la liberté d’expression s’est conçue dans ce contexte, tandis que les phénomènes cités sont surtout l’occasion de voir en acte le capitalisme, à savoir le fait qu’une entreprise peut virer quelqu’un si ses perspectives de la rendre plus riche sur le marché s’avèrent d’un coup faible : autrement dit, voilà autre chose que de la censure. Après tout, les cas de la chercheuse Timnit Gebru, responsable de l’éthique de l’IA chez Google et licenciée pour ses recherches sur la diversité, et d’Alain Finkielkraut, remercié sur LCI après des propos douteux sur l’inceste [3], seraient de ce point de vue équivalents, même si les protagonistes vivent sur des planètes opposées. Le client est roi, donc la firme est souveraine. Ainsi, de nombreux cas de supposée « cancel culture » peuvent au final se comprendre comme des manifestations d’une culture marchande clientéliste, qui englobe aujourd’hui ces biens de moins en moins communs que sont la connaissance et l’art.
Là où le client n’est pas content, on s’adapte et on « déplateforme », pour user du néologisme anglais en usage, et il se trouve que les clients sont davantage que jadis féminisés, queerisés et racisés ; de même que là où il y a des clients à draguer, on y va — ainsi, par exemple de l’usage des universités pour organiser des défilés de mode ou des soi-disant séminaires de formation continue à l’inscription fort onéreuse, aux protagonistes fort bien rémunérés, et au contenu fort vide. D’autres cas étiquetés CC constituent simplement de l’autodéfense des institutions académiques (et je connais bien la chose, pour y avoir participé, ou en avoir lancé le processus) — même si cela ne suffit peut-être pas à épuiser le phénomène de ladite cancel culture et ce n’est pas ici mon propos.
Quoi qu’il en soit, si on les prend au mot, les partisans de l’annulation de certaines conférences revendiquent le droit de répondre à une culture qui est déjà, en elle-même, annulante pour eux. Finkielkraut comme Sylviane Agacinsky, lesquels en ont fait les frais, sont après tout des hétérosexuels blancs et vieux à l’audience assurée dans toutes sortes de panels possibles. Les jeunes homosexuels, racisés ou queer qui contestent leur venue, eux, ne sont pas dominants dans notre système de prise de parole ; au contraire, quelle que soit l’étendue de leurs travaux académiques il est peu probable qu’ils arrivent au niveau de l’estrade publique sur laquelle peuvent se tenir les deux auteurs cités et ceci en raison d’une multiplicité de filtres de parole et particulièrement de parole publique — bien différents des filtres portant sur le discours académique — dont la logique n’est à mon sens pas uniquement raciale ou genrée. L’annulation (suite à de larges protestations publiques) est donc une arme que ces groupes emploient, à défaut de disposer d’un levier autrement plus puissant, à savoir la programmation de la radio publique, de la télévision ou des conférences des universités. Elle rétablit en quelque sorte un équilibre.
En filigrane, donc, l’argument des partisans de l’annulation est le suivant : la parole publique est intrinsèquement déséquilibrée ; ces dissymétries reflètent des rapports de pouvoir. « Nous censurons, certes, diraient-ils, mais c’est parce que, nous sommes-nous même a priori censurés du fait de notre non-représentation dans ces lieux de discours où nos adversaires se pavanent — de sorte que leur parole sans cesse reconduite conforte et renforce notre oppression. »
Autrement dit, l’enjeu de cette dispute entre « cancelleurs » et « cancellés », proche de rejouer une énième version de la querelle des Anciens et des Modernes, est bien la définition même de ce que signifie la censure. Pour les annulés, elle est simplement l’action de faire pression pour interdire une parole. Pour les annuleurs, elle consiste en amont, dans une dissymétrie ou un biais affectant la distribution de la parole légitime et ultimement généré par des dominations, selon des modalités bien plus subtiles que la simple interdiction. Le queer ou la racisée, pas besoin de les interdire de parler parce que, du fait d’une pléthore de mécanismes de domination, il ou elle n’arrive pas là où il serait question de l’interdire.
On voit donc là l’affrontement de deux compréhensions, inflationniste ou déflationniste, ou bien étroit ou large, du concept de censure (ou plus généralement de régulation du discours public). Or la plupart des polémiques concernant cette question de la défense des groupes dits minoritaires (femmes, homosexuels, racisés, etc.) obéit à la même grammaire, comme je vais l’expliquer maintenant.
Prenons en effet « racisme systémique », ou « racisme d’État », un terme usuel dans nombre d’analyses sociologiques de la discrimination raciale, et brocardé par d’autres comme étant non-scientifique. Ici, les locuteurs — à supposer qu’ils soient de bonne foi, et pas totalement stupides, deux clauses de charité herméneutique que j’adopte d’entrée de jeu, et que l’on peut me reprocher…. — parlent de deux choses différentes. Pour le contempteur de l’idée de racisme systémique, le racisme est une opinion, éventuellement traduite en actes (délictueux), au sujet de l’infériorité supposée d’un ou plusieurs groupes ethniques (peu importe que biologiquement la définition de cette notion soit très vague). Mais lorsqu’on parle de racisme d’État on désigne autre chose — un système qui, quelles que soient les opinions des agents, produit de manière régulièrement biaisée un certain type de distribution des biens, des accès aux compétences, des charges et des sanctions — en général, pour dire vite, des destins sociaux.
Voir que les Noirs ont, à âge égal, plus de chances d’être au chômage ou en prison que les Blancs, et moins de chances d’avoir un emploi correctement rémunéré, indique ce type de discrimination que l’on peut effectivement taxer de raciste, puisque la discrimination ici est fondée sur la « race » (les guillemets indiquent que le terme n’a pas de consistance scientifique). La force de ce racisme, c’est justement que même si les agents sont dépourvus de préjugés racistes, la discrimination au bout du compte fonctionne très bien. Racism without racists, le titre d’un ouvrage important de sociologie par Eduardo Bonilla-Silva (2003), résume bien ce dont il est question.
J’avais expliqué une chose analogue quant au sexisme, en désignant par « sexisme » l’opinion ou le préjugé défavorable aux femmes et « discrimination » le système qui régulièrement les traite plus mal que les hommes. On peut si on veut appeler ce second terme « sexisme systémique »; dans ce cas, effectivement on aura un concept étroit et un concept large de sexisme, et les débats reposeront souvent sur l’usage simultané de ces deux concepts par les deux parties. Au passage l’épineuse question du supposé « racisme anti-blanc » se résout facilement. Au sens a, le racisme comme « opinion », il y a surement des racistes anti-blancs. Au sens A, soit le racisme systémique, le racisme anti-blanc ne peut pas exister. On voit ici par l’exemple en quoi distinguer A et a est important pour dissiper les polémiques stériles.
Ce que j’appelle problème « A vs a », soit l’alternative entre le sens large et le sens étroit d’un concept « a », s’avère encore plus général que cela. Prenons certaines des discussions houleuses sur la violence. Des jeunes brûlent des voitures, cassent des abribus, des manifestants black blocs ou même gilets jaunes dévastent une avenue du 8e arrondissement de Paris. Sensible dans les médias, la réaction première est une condamnation unanime — personne n’aime avoir son magasin ou sa voiture désagrégés, et, par empathie avec ces malheureuses victimes, on peut trouver que les coupables méritent la prison puisque la violence est moralement haïssable ; elle est d’ailleurs au cours des millénaires devenue marginale dans la civilisation, et toute recrudescence nous semble terrifiante.
Néanmoins, certains, plus rares, diront que la violence a commencé bien avant ces caillassages et ces blocs noirs ; que ceux qui sont violents ne font que rendre ou répercuter une violence qu’ils subissent depuis toujours : violence de ne pas pouvoir choisir son destin, violence plus généralement de ne pas pouvoir sortir d’un destin relativement fixe, car fixé par les déterminants sociaux initiaux. Après tout Aristote ne disait-il pas « violent » le mouvement imposé à un corps contre sa tendance « naturelle » ? En un sens très large et lointainement aristotélicien du terme « violence », il n’est pas absurde de diagnostiquer aujourd’hui une apposition plus ou moins violente de structures de destin à des agents naissant dans des configurations plus ou moins difficiles.
La violence est-elle donc l’agression de l’intégrité physique ou éventuellement mentale de l’autre par un agent (sens étroit, a) ? Ou bien est-elle une contrainte imposée par un système pas forcément personnalisé à des agents dont la réponse comprend un très faible nombre de degrés de libertés (sens large A) ?
L’alternative « A vs a » ne se restreint pas à des questions aujourd’hui vivement controversées. Dans la grande tradition politique occidentale, elle est au cœur de ce qu’on a appelé la critique marxiste des libertés formelles. Marx en effet n’était pas convaincu par les idées démocratiques des théories du contrat social issues (très diversement) de Hobbes, Locke ou Rousseau et fondatrices de nos démocraties. La liberté du citoyen, protégé par divers dispositifs des incursions des pouvoirs sur son corps ou ses idées, ne serait qu’une liberté « formelle » et non réelle ; si l’État ne m’empêche pas, par exemple, d’être un journaliste anarchiste ou un entrepreneur promoteur d’une nouvelle croyance, suis-je pour autant libre de le faire lorsque je n’ai aucun revenu ni perspective d’en avoir, pour cause de mécanismes élémentaires du capitalisme ? Les libertés formelles ne sont-elles pas vides, et la vraie liberté n’est-elle pas celle dont les conditions matérielles de réalisation sont satisfaites par le régime sociopolitique où vit l’agent ?
À ceux qui égalent liberté (au moins politique) et démocratie, les marxistes et certains de leurs héritiers répondent donc que nul n’est libre de choisir sa vie quand il est membre d’un groupe soumis à l’oppression d’un autre. Ici encore : liberté au sens étroit — définie par des garanties constitutionnelles sur les libertés — vs liberté au sens large, comme accès matériellement garanti une large gamme de possibilités, et donc « réelle » plutôt que seulement formelle.
Traiter le problème? La forme de la controverse
On pourrait penser que le problème n’est pas bien grave : A est un concept plus général que a, tout simplement, de même que « canidé » est plus général que « chien », mais que Fido est bien simultanément un chien et un canidé sans que cela ne gêne personne. Mais les choses sont plus délicates, car dans les cas qui nous concernent employer a plutôt que A conduit à des jugements contraires. Ainsi, au sens étroit, le jeune qui casse une cabine téléphonique est avant tout violent ; au sens large il est avant tout victime de violence. Au sens étroit, le cancelleur est un censeur, au sens large il est avant tout un censuré. Voilà pourquoi polémiquent ceux qui emploient les concepts dans des acceptions inégales.
Une controverse de type « A vs a » n’est que rarement un pur exercice de sémantique, au terme duquel la solution la plus élégante ferait l’objet d’une convention entre participants. Elle engage une argumentation quant à ce qui est réellement le cas, et comment il est légitime de le concevoir, autrement dit, comment l’on doit entendre « a ». La grammaire de cette argumentation instantie souvent la forme suivante :
(i), « « a » doit vouloir dire « A » », parce que sinon, « a » ne veut rien dire du tout à force de tout dire : ainsi, tout rapport social est violent, toute distribution de la parole est par elle-même censure puisque cette distribution est toujours hétérogène, de sorte que si tout est violence ou censure, rien ne l’est vraiment. Ou bien inversement, la liberté réelle n’existe nulle part car dans aucun État l’homme n’est, comme le pensait Marx de l’homme des sociétés sans classes, autorisé à être professionnellement pêcheur le matin, chasseur à midi et « critique critique » le soir — à quoi bon alors parler de cette chose qui ne saurait exister ?
Une variante moins radicale consiste à dire qu’il faut par « a » entendre a et non A parce que le caractère trop général du concept large fait qu’il est impossible de déterminer des bonnes conditions d’application de A, à l’inverse de ce qu’il en est pour a. Comment vraiment savoir si la liberté réelle a lieu dans un État ? Inversement, la liberté formelle est, elle, assurée par un certain nombre de clauses juridiques et constitutionnelles (séparation des pouvoirs, absence de censure d’État, protection de la vie privée, liberté d’expression et d’opinion, etc.) faciles à vérifier.
(ii) Au contraire l’argument pro-A s’énoncerait ainsi : « « a » doit vouloir dire « A » », sinon on traite différemment des cas au fond identiques (car ce sont tous deux des violences ou des censures) ou bien on traite identiquement des cas différents (car deux individus de classe, race ou genre différents ne sont pas pareillement libres alors qu’ils ont la même liberté formelle). Selon la métaphore célèbre de Platon, employer a plutôt que A ne permettrait pas de « découper le monde à ses jointures », autrement dit, de représenter (puis expliquer) ensemble ce qui est le même et différemment ce qui est différent, en sorte que les grandes catégories décrivant le réel correspondraient aux articulations (aux « jointures ») du monde.
Cet argument-ci relèverait de la fiabilité ontologique ou, dit moins philosophiquement, de l’exactitude descriptive. Une raison différente de privilégier A contre a, quoique liée serait toutefois d’ordre étiologique : là où le sens a décrit en quelque sorte des effets, le sens A saisit les causes profondes. La liberté formelle, la violence contre les cabines téléphoniques sont en quelque sorte épiphénoménales, seules sont explicatives la liberté (ou son absence) réelle, la violence — économique, épistémique et symbolique — de la domination, la distribution biaisée de l’accès à la parole ; elle seules engendrent les traits des gens et des sociétés que l’on qualifiera ensuite de a ou de non-a.
On ne voit pas toutefois qu’un de ces arguments l’emporterait de manière générale sur tous les autres. Il ne semble pas qu’il y ait donc un « vrai » sens des concepts « a ». Localement, A et a peuvent donc en général coexister légitimement. Contre (i), il peut dans une certaine situation exister des conditions pour déterminer si A est applicable; après tout, une bonne part de la sociologie s’emploie à objectiver les formes existantes de domination ; et à l’inverse, contre (ii), lorsqu’un cas X tombe sous le concept étroit a, on peut arguer qu’il est assez spécifique et donc pour une part différent d’un autre cas Y, lequel tomberait sous A mais pas sous a, de sorte qu’il est justifié dans certains contextes de traiter X à part (et donc d’employer a plutôt que A).
Mais dans tous les cas, les faits ne tranchent pas la question, puisqu’avant de savoir si les faits tombent sous « a » il faut avoir décidé si « a » signifie a ou A [4]. Entendons-nous bien : les faits — biais systématiques contre Noirs et maghrébins lors de l’embauche ou de la recherche de logement, violences policières asymétriquement dirigées, indicateurs de type santé ou espérance de vie, différences dans les prononcés de jugement — sont tels qu’on peut parler de « racisme d’État », si la chose dont on parle sous ce terme est bien du racisme. C’est pourquoi montrer les faits ne suffit pas à résoudre cette seconde question (à savoir, s’il s’agit bien là de racisme), c’est pourquoi aussi ceux à qui on met les faits de racisme d’État sous les yeux persistent à croire qu’il n’y a pas de racisme ici. En résumé, il n’y a pas de règlement général, principiel, de « A vs a ». Dans chaque cas, pour chaque « a », le désaccord de fond porte sur les conditions sous lesquelles on doit employer A plutôt que a, et non pas sur les faits susceptibles de tomber sous a ou A.
Coexistence pacifique ou belliqueuse entre A et a
La coexistence entre A et a semble donc là pour durer, et ne pas être sans raison : mais elle ne donnerait pas forcément matière à polémiquer. Après tout, il existe des situations où cette coexistence s’avère pacifique, et où l’on se résout à ce que ni (i) ni (ii) ne soient concluants.
Pour le voir, considérons le concept de raison, assez fondamental pour la philosophie comme l’économie ou la psychologie. On sait que l’économie classique considère dans ses modèles ce qu’elle appelle un agent rationnel. Celui-ci ordonne les états du monde selon ses préférences, fait correspondre à son échelle de préférences une valeur dite d’utilité, et choisit ses actions selon le principe de la maximisation de l’utilité. De nombreuses variantes existent (utilité marginale, expected utility etc.) mais reste toujours le principe de la rationalité comme principe de maximisation permettant de prédire ou d’expliquer les choix et les actions des agents, de manière absolument générale [5].
Cette rationalité, on l’a souvent remarqué, se tient au niveau même du choix, elle spécifie pour l’agent ce qu’il faut faire étant donné certaines préférences et certaines croyances sur le monde, explique ce qu’il a fait ou prédit ce qu’il fera. Elle n’évalue pas les préférences elles-mêmes, à tel point qu’il existe des modèles économiques rationnels de comportement que beaucoup considéreraient comme irrationnels, tels que la consommation de drogue, ainsi que l’ont développé dans les années 1990 Gary Becker et ses successeurs. Dans tous les cas, si les préférences de l’agent sont disposées d’une certaine manière, alors il est rationnel de faire telle ou telle chose.
En ce sens, la rationalité des économistes (ou des théories classiques d’économie) contraste avec d’autres concepts de rationalité selon lesquels, précisément, se droguer est irrationnel et, plus généralement, les préférences elles-mêmes devraient être évaluées par la raison. Cette raison-ci diffère de la raison économique quant à ce qu’il est rationnel de faire dans un certain nombre de contextes. Pareille raison des philosophes, dont traitent les rationalistes classiques, Descartes ou Leibniz, comme les épistémologues ou éthiciens contemporains, inclut l’estimation des valeurs et de buts – des préférences, donc — en vue desquels on agit.
Il y a donc au moins deux concepts de raison, en économie et en philosophie morale. Et à côté de cela, un sens usuel de la raison concerne l’évaluation des croyances, indépendamment de toute visée pratique. Les philosophes en ont fait abondamment usage, et aujourd’hui les cognitivistes. On voit donc que selon les usages, « raison » peut vouloir dire différentes choses.
Certes, on pourrait dire qu’il existe un seul sens de raison, et toutes les acceptions ici mentionnées en sont des déclinaisons. Mais intégrer, ou pas, l’estimation des préférences dans la notion de raison conduit à des jugements différents sur ce qui est, ou non, rationnel, de sorte qu’englober tous les sens de raison dans une signification unique ne semble pas si évident. En la matière, on a apparemment les mêmes difficultés que lorsque je traitais des concepts de « violence » ou de « liberté ».
Néanmoins ici, les champs d’usage sont relativement bien délimités. Les philosophes s’entendent souvent pour laisser aux économistes la raison de l’agent rationnel, tandis qu’ils s’interrogent après Kant sur une « faculté de principes » qui serait aussi bien théorique que pratique. Les psychologues étudient la rationalité d‘adoption ou de changement des croyances. Une coexistence pacifique pourrait avoir lieu dans l’apaisement des frontières disciplinaires.
Reste que de nombreuses controverses apparaissent toujours quant à la légitimité de certains emplois du terme. Pour certains la rationalité des économistes n’est pas « la raison », au fond elle constitue une simple procédure de calcul; l’authentique sens de « raison » serait la faculté des valeurs, l’évaluation des préférences, la « faculté des fins » pour parler un langage kantien. D’autres, soucieux de généralisations, feraient valoir que la raison a toujours à voir avec un certain impératif d’optimisation : maximisation de l’utilité pour ce qui est de l’action, maximisation de l’adéquation de la croyance avec les preuves matérielles (evidence en anglais) qui la soutiennent, pour la raison théorique.
Mais qu’on souscrive ou pas à cette vision englobante, on pourrait toujours distinguer raison pratique, raison théorique, et raison technique ou instrumentale – la 3ème étant justement celle des économistes – et discuter de leurs relations de dépendance ou de subordination. La question du rapport entre raison théorique et raison pratique est un topos majeur de la philosophie depuis Kant (qui pensait avoir démontré le primat de la seconde) et l’idéalisme allemand. Il y a là un problème philosophique compact et balisé ; très récemment, dans son Manuel rationaliste de survie (Paris, Agône, 2020), Pascal Engel a proposé une justification, antikantienne, du primat de la raison théorique. De fait, on distingue parfois raisonnable et rationnel, pour isoler la raison pratique (liée au premier) de la raison instrumentale ou théorique (liée au second).
Plutôt que de coexistence pacifique entre concepts de raison, en considérant ce balisage réalisé par des siècles de discussion philosophique, on doit donc parler ici de conflictualité normée. Les problèmes types comme les choix lexicaux font partie de ces normes.
Alors si dans ce cas le problème « A vs a » semble s’apaiser, qu’en est-il dans ceux que j’exposais du départ ?
Dans certains des cas présentés initialement, on ne veut pas de l’acception A du concept « a » — racisme d’État, censure a priori, etc. Or, lorsqu’il en va de la raison, personne ne dirait que la « raison économique », minimaliste, n’est carrément pas rationnelle ; la controverse porte seulement sur sa place dans une certaine idée plus générale de raison. Tout le monde au fond admet que la raison économique est sinon une partie, du moins une dimension de la rationalité. De même, lorsqu’on débat liberté, nul ne contesterait que la liberté formelle définit au moins une partie de la liberté — le désaccord concerne sa suffisance à définir un concept de liberté politique, exactement comme les philosophes débattant de la raison peuvent soutenir que la raison économique n’est pas la raison « authentique », ou essentielle, même si elle relève bien de la rationalité.
Pourquoi alors, lorsqu’il en va de racisme ou de violence, ne s’en tient-on pas à ce pluralisme (certes éventuellement tendu) qui caractérise les débats sur la raison ou même la liberté ?
Valence morale et intractabilité théorique
Pour reprendre une utile terminologie philosophique, concernant racisme ou violence et le problème « A vs a » on trouve en effet des positions éliminativistes, selon lesquelles le concept A, large, n’est pas instantié ou est mal construit. À côté de cela, on trouve des réductionnistes selon lesquels le sens A peut être réduit au sens a (ou éventuellement l’inverse, quoique plus rarement).
Concernant le racisme ou la violence, un réductionniste dirait que toute violence ou tout racisme se réduit à une violence physique ou à un racisme d’opinion. Ce réductionnisme peut être structurel — toutes les instances de A sont en réalité des instances de a — ou généalogique — toutes les instances de A sont causées par des instances de a.
Notons que dans le cas du racisme, l’adhésion au réductionnisme est orthogonale à une position antiraciste. Un réductionniste structurel pourrait dire que le racisme d’État est en réalité constitué par des croyances racistes universellement distribuées, celles-ci étant souvent inconscientes. Cette thèse est parfois au fondement de l’utilisation de tests dits de détection des biais implicites (Implicit Association Tests), couramment utilisés aujourd’hui dans de nombreux contextes institutionnels aux USA. Ces tests entendent débusquer des croyances racistes inconscientes en évaluant des associations d’idées en réponse à diverses questions ou images.
Fort discutés maintenant, ils représentent bien une approche réductionniste du racisme systémique (au sens d’une réduction du politique vers le psychologique) [6]. Celle-ci partage curieusement un accent sur le psychologique et l’individuel avec l’éliminativisme qui, lui, dénie le racisme systémique et n’accorde crédit qu’aux attestations de racisme d’opinion (prises de paroles, actes délictueux etc.). Cependant, l’antiraciste peut lui aussi souscrire au réductionnisme généalogique en arguant que les propos et opinions racistes sont permis et même produits par un système social pour lequel la discrimination envers un certain groupe de personnes est constitutive.
Mais qu’ont donc de particulier dans ces cas si conflictuels les débats autour de l‘éliminativisme ou du réductionnisme quant à A par rapport à a ? Il me semble que l’enjeu recouvre ce fait presque trivial que les concepts en question, racisme, violence, censure et quelques autres, sont dotés d’une valence morale négative, à la différence de ce qu’il en est pour la raison ou la liberté. Il est en effet rarement bien vu d’en appeler à la censure, au racisme, à la violence, et peu s’en glorifient pour eux-mêmes
C’est pourquoi, quant au racisme ou à la violence, on peut se demander si ce qui tombe sous le concept au sens large A est « pire » que ce qui tombe sous le concept au sens étroit a, ou énoncer un jugement dans l’un ou l’autre sens : certains diront que la violence physique est toujours beaucoup plus grave que la violence symbolique, d’autres qu’une agression raciste (chose heureusement assez rare pour ne pas être systématique, et rarement commanditée par l’État) ne saurait être mise sur le même plan que la discrimination au logement, fort systématique comme cela a été amplement montré. Tandis qu’on pourra parler du primat de la raison pratique, mais on ne dira pas pour autant que la raison théorique est « plus grave » ou « plus mauvaise » que la raison pratique.
Cette valence morale négative donne sa forme si spécifique au problème « A vs a » dans les cas qui m’occupaient — racisme, violence, censure. Elle implique deux conséquences majeures que pour finir j’expliciterai, parce qu’elles expliquent pourquoi le problème « A vs a » est parfois théoriquement insoluble, de sorte que les discussions ne sauraient être tranchées ni empiriquement ni conceptuellement — et parfois si polémique qu’aucune solution même justifiée ne saurait convaincre les éliminativistes.
La première conséquence relève de ce qu’on appelle parfois l’épistémologie du point de vue (standpoint epistemology, en anglais), à savoir le fait qu’avoir telle ou telle expérience influe sur – sinon les conditions de légitimité — du moins le contenu d’un discours concernant l’objet de cette expérience. Ceci est d’autant plus important que l’objet en question est un tort ou une injustice. Si je récuse la thèse forte selon laquelle seul celui qui a subi un tort a légitimité pour en parler, la thèse plus faible selon laquelle pour deux sujets parlant d’un tort (injustice, discrimination, etc), il existe une dissymétrie quant à leurs discours si l’un a l’expérience de ce tort tandis que l’autre ne l’a pas, me semble recevable. Elle concerne alors directement toute prise de positon concernant le problème « A vs a » lorsqu’il est sous « a » question du racisme, de la violence, de la censure ou d’autres objets connexes.
La seconde conséquence est assez radicale : du fait de la valence morale des concepts en question, tout jugement sur « A vs a » est intrinsèquement un jugement moral. Ainsi, dire que « le racisme » est le racisme au sens étroit dénie toute valeur morale à des critiques éthiques ou politiques de certains structures institutionnelles ou états de faits sociaux qui y dénonceraient un racisme au sens large : c’est donc un jugement moral. Il en va de même des prises de position pour a vs A en ce qui concerne la violence ou la censure.
Il est aisé de voir que de ces deux conséquences découle la proposition suivante : dans les cas où « a » possède une valence morale négative, le problème « A vs a » engage directement des considérations morales et politiques, et se retrouve légitimement sensible aux différences épistémiques de points de vue. Il est donc parfois possible que ce problème ne puisse être tranché de manière purement théorique ; et dans tous les cas, il est certain que sa résolution ne saurait être acceptée par ceux pour lesquels les jugements moraux contreviennent aux conséquences morales d’une telle solution.
Si des polémiques récentes ont pu dénoncer l’intervention de logiques militantes dans la « science» on doit toutefois reconnaître que le problème « A vs a », qui structure un certain nombre de discussions sur le racisme, la censure ou la violence ne saurait être résolu sans engager des positions politiques et des jugements moraux. C’est pourquoi le lien avec le militantisme [7] est difficilement sécable dès lors qu’on traite de ces questions [8]. Cela n’autorise pas à résoudre le problème « a vs A » par des positions militantes ; mais cela n’invalide pas non plus les considérations militantes qui s’y expriment.
Tout ceci mobilisait peut-être beaucoup de mots pour ne pas dire grand chose, mais on y gagne du moins un scepticisme rassérénant quant à la possibilité qu’un jour se règlent de tels conflits dans la calme clameur de la disputatio scientifique.