Économie

« Homo Faber » : ce qu’un patron ne peut pas faire

Politiste

La révocation le 14 mars du PDG de Danone, Emmanuel Faber, peut s’interpréter comme l’acmé d’un conflit entre managers « réformateurs » et actionnaires. Mais elle témoigne également d’un monde capitaliste traversé par des transformations plus larges. L’histoire présente d’Emmanuel Faber, c’est l’histoire d’un patron atypique qui voulait faire de la politique et changer sa société et la société en se servant, disent ses détracteurs, du fanion et de la tribune Danone pour détourner les finalités de son entreprise et au-delà des entreprises.

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« Et puis, des patrons dans cette entreprise, il y en a eu avant nous, et de plus grands que nous, et il y en aura encore d’autres. Nous ne sommes que de passage et de service.
Patron pour certains, cela donne plus le devoir de se taire que le droit de s’exprimer.
Par bien des côtés je les comprends. »
Emmanuel Faber, 2011.

L’éviction d’Emmanuel Faber de la direction de Danone peut être lue de manières contrastées. Pour comprendre cette « affaire », il convient de faire un détour et revenir sur la trajectoire personnelle d’Emmanuel Faber, avant de retracer les péripéties de son congédiement, pour comprendre comment ces événements peuvent être construits et interprétés. Au-delà du cas Faber se joue la question des marges de manœuvre des « réformateurs » des grandes entreprises, qui, au nom des « raisons d’être », entendent aussi faire de la politique, autrement.

Une trajectoire entrepreneuriale particulière

Danone tout le monde connaît. Peut-être pas le détail de toutes les marques, mais les yaourts oui. Emmanuel Faber, son ancien PDG récemment limogé, lui, est très connu dans l’actualité et fort peu connu personnellement. Il a fait de sa méconnaissance une protection et un label. Il n’est pas dans le Who’s Who et, pour construire sa biographie, il faut se contenter de bribes glanées dans de rares faux portraits publiés lors de son accession à la tête de Danone, quand il a remplacé Franck Riboud, fils d’Antoine Riboud, fondateur de Danone, en octobre 2014. Un manager, sans droits de propriété sur l’entreprise, sinon des actions.

Le guide des États-majors le résume ainsi :
Date de naissance – situation familiale : Né le 1er janvier 1964.
Formation : École des hautes études commerciales – HEC (1986).
Parcours professionnel : En poste au sein du cabinet Bain & Company puis chez Baring Brothers. Directeur administratif et financier (1993-97) puis directeur général (1997) de Legris industries. Directeur du développement et de la stratégie (1997-99), membre du comité exécutif (depuis 2000), directeur général des affaires financières (2000-05), directeur général Asie-Pacifique (depuis 2005), directeur général délégué (2008), directeur général (depuis 2014), PDG (à compter du 1er novembre 2017) du groupe Danone.

Un parcours classique mais déjà bordé de nombreuses lectures romanesques et philosophiques. Des études managériales (HEC, Finance) – décevantes selon lui – comme ont accompli de plus en plus les grands patrons français. Un passage dans la finance (il dit y découvrir les pratiques peu « reluisantes de leurs décisions au plus haut niveau »). Un livre fera état de ces critiques virulentes (1992), une première expérience industrielle, puis une entrée à 33 ans à un poste souvent clé dans certaines grandes entreprises françaises, et une ascension interne au fil de postes diversifiés.

On sait par ailleurs qu’il est né à Grenoble, qu’il a 3 enfants, qu’il est profondément mystique (il réalise fréquemment des retraites méditatives, notamment auprès « des plus démunis »), qu’il joue du piano, et qu’il pratique avec beaucoup de compulsion l’escalade, qu’il aurait vécu à l’âge de 15 ans en Algérie et aurait découvert le Maroc, qu’il aurait soutenu la Manif pour Tous…

On sait aussi qu’il a renoncé à sa retraite chapeau et qu’il a accepté les fortes rémunérations fixes et variables afférentes à sa fonction pour être à la « hauteur » des rémunérations des PDG du CAC 40 mais qu’il en aurait versé une large part à une Fondation. On lui connaît des proches, des amis, Martin Hirsch, aussi Muhammad Yunus, Chico Whitaker, Pierre Rabhi et des membres de la nébuleuse réformatrice patronale, Antoine Frérot, Jean-Marc Borello… avec qui il a signé récemment des appels pour un capitalisme différent, plus inclusif, plus responsable, plus durable.

La coalition 10% avec des signataires universitaires, syndicalistes, politiques et patronaux. La tribune « Treize entreprises en faveur d’une économie “plus inclusive” ». Mais il signe aussi dans des coalitions plus restreintes ou plus hétéroclites comme le « Business for inclusive growth » (B4IG), 34 sociétés multinationales, ou « Mettons l’environnement au cœur de la reprise économique » (90 dirigeants sur l’initiative de Jean-Laurent Bonnafé, DG de BNP-Paribas). Peu présent dans les grands think tanks patronaux que sont l’Institut Montaigne, l’Institut de l’Entreprise ou l’AFEP (Association Française des Entreprises Privées à laquelle Danone n’a adhéré que tardivement), il préfère être franc-tireur et choisir ses modes d’intervention.

On sait qu’il a prononcé plusieurs discours personnels et professionnels notamment à HEC, lors de la cérémonie des remises des diplômes en 2016, dans lequel il parle de son frère décédé, schizophrène, jardinier guitariste, et des rapports qu’il a eus avec lui et avec ses amis SDF. Il y répète les propos des Riboud, notamment d’Antoine, lors des Assises du CNPF… en 1972 : « L’enjeu de l’économie, c’est la justice sociale. » Et il termine ainsi son discours :
« J’ai donc une question à vous poser, avec laquelle je vous laisserai, chacun d’entre vous : qui est votre frère ? Qui est ce petit frère, cette petite sœur, qui habite en vous et qui vous connaît mieux que vous-même et qui vous aime plus que vous ne vous aimez vous-même ? C’est cette petite voix, qui parle de vous étant plus grand encore que vous ne pensez l’être.
Qui sont-elles ? Elles vous apporteront cette voix, cette musique interne, cette mélodie qui est véritablement la vôtre. Votre mélodie transformera la symphonie du monde qui vous entoure, qu’elle soit grande ou petite, elle le changera ! Le monde en a besoin et vous méritez cela. Trouvez votre frère, trouvez votre petite sœur et quand vous les rencontrerez dites-leur bonjour de ma part, nous sommes amis ! Portez-vous bien. » (La Croix, 29/6/2016)

Ou à Berlin en 2017, devant le Consumers Goods Forum :
« Nourrir les hommes ne peut être considéré comme une activité économique au sens classique du terme. L’alimentation n’est pas une marchandise ni un bien de consommation anodin : c’est bien plus que cela. Elle est un bien précieux. L’alimentation fait partie des droits de l’homme, tels que définis par les Nations Unies. »

On peut rappeler aussi sa conclusion lors de l’Assemblée générale triomphale de Danone où il obtient 99,4 % des suffrages des actionnaires pour la transformation de Danone en entreprise à mission :
« Nous venons de déboulonner une statue de Milton Friedman. Que ceux que cela inquiète se rassurent, il en reste beaucoup ! »

Chemins de traverse

C’est aussi un auteur de livres, comme un certain nombre de patrons – pas tous loin de là – et ses livres sont très spécifiques : Main basse sur la Cité, Éthique et Entreprise (Hachette Pluriel, 1992), Chemins de traverse (Albin Michel, 2011) et en collaboration, Quand la fragilité change tout (Collectif de l’Arche, Albin Michel, 2013).

Lorsque j’écrivais Ce qu’un Patron peut faire, j’ai sollicité plusieurs fois un entretien avec lui ; à chaque fois son assistante m’a fait savoir qu’il était indisponible car il avait une assemblée générale à préparer, une fusion-acquisition en cours, ou un agenda très chargé. J’ai dû me rabattre sur cet étonnant Chemins de Traverse. Vivre l’économie autrement, qui était très en porte à faux par rapport à la littérature patronale livresque habituelle qui bien souvent tourne à l’histoire d’une réussite hagiographique, assez fréquemment mise en musique par une plume rétribuée, et ne s’attardant guère sur les états d’âme patronaux, quels qu’il puissent être.

Alors que lui revendique ses doutes. Il s’agit en effet d’un style très intimiste et littéraire, mêlant expressions de soi, descriptions de paysages de montagne, citations littéraires, philosophiques et parfois sociologiques (Viviana Zelizer par exemple), méditations religieuses, promotion du social business, tentatives d’objectivation engagée du monde des affaires et notations ethnographiques sur la domination (dans un taxi durant son stage post-HEC, son patron d’équipe intime au chauffeur d’éteindre la radio, puis dit à Emmanuel Faber : « Les chauffeurs doivent comprendre que tu n’es pas du même monde », p. 20).

Il faudrait rester plus longtemps sur ce livre singulier, mais j’ai choisi de revenir sur un extrait qui n’est pas dans la même tonalité, méditative, empathique, ambivalente, que l’ensemble de l’ouvrage : la chronique de la cession en 1998 de l’activité de verre d’emballage de Danone. Les grands patrons acceptent parfois de revenir sur la « destruction créatrice » à la Schumpeter pour illustrer la nécessité des licenciements, mais rares sont leurs témoignages sur ces sujets. L’auteur place sa réflexion sous l’enseigne de « l’ombre lorsque la force devient violence » (p. 124) et entre dans les détails de la préparation de la vente : négociation avec des fonds d’investissement, rapports de due diligence sur la situation de l’entreprise.

La réunion avec les banquiers et les investisseurs a lieu. Il se décrit négociant : « J’interromps chaque tentative d’argumentation. Je ne veux qu’un chiffre. » Après une proposition de ses interlocuteurs à 6,5 milliards de francs, il lève la séance au bout de dix minutes. Une semaine plus tard, il raccroche le téléphone au nez de son correspondant qui le rappelle et à qui il crie : « C’est maintenant ou jamais ! » L’accord se fait à 7,4 milliards (alors que « nous n’avions aucune alternative sérieuse ») : « Nous aurons gagné beaucoup d’argent dans cette vente. » « Qu’est-ce qui se joue en moi dans ces moments-là ? Testostérone. Parties de poker nocturnes d’étudiants. Cet instinct qui pousse à aller jusqu’au bout, à l’extrême limite. Ne rien laisser sur la table. Sur la ligne de crête. Quelque chose se réveille. Je sens que je cède les commandes à un joueur en moi. Je le laisse jouer et je le contrôle. […] Quelle est cette ombre qui veut sa part ? » (p. 129) Et il ajoute : « Les conséquences collatérales sortent de mon champ de conscience. L’impact sur les personnes, les organisations, immédiat ou dans la durée, ici ou ailleurs, tout cela s’efface du discernement. »

La méditation se poursuit. Kant et Levinas sont appelés à la rescousse réflexive, l’acceptation de la peur et de l’ombre et le refus de la bonne conscience concluent en pointillé ce passage, parenthèse étrange en contrepoint et en porte-à-faux avec le reste du livre. Ultime pirouette en fin de chapitre : Emmanuel Faber cite un échange partiel de correspondance. Une négociation a eu lieu avec son interlocuteur. Insultes, excuses, témoignages d’amitié et citations du Petit Prince : « Tout nous sépare. Sauf une étoile, qu’au plus sombre de notre affrontement nous avons osé deviner dans le regard de l’autre » (p. 136). Et le chapitre s’achève sur le Monte Subasio et par une phrase de Ruth Bebermeyer, poétesse israélienne.

On pourrait ricaner sur le mode ordinaire anti-patronal en stigmatisant une bonne conscience assise sur une puissance et une jouissance considérables, qui tente de contrecarrer des formes d’inconfort moral plus ou moins hypocrites. Une belle âme patronale est toujours soupçonnée de double jeu, voire de triple jeu, surtout lorsqu’elle parle d’argent sans en parler (qu’a rapporté ce deal réussi à Emmanuel Faber dans l’immédiat et à long terme ? Passe-t-il là un test aux yeux de sa hiérarchie ?) tout en jouant deux autres jeux, celui de la citation littéraire, de la mise en scène d’une proximité avec les pauvres et celui de l’angoisse existentielle. Revendiquer l’unité du moi, c’est risquer de devoir rendre des comptes sur l’ensemble de ses actes.

On est bien loin de la manière dont la plupart des grands patrons endossent et agissent leur rôle. Certains d’ailleurs ne s’occupent que de leur entreprise et de leur secteur d’activité, se souciant peu ou bien ne disant rien du monde tel qu’il est. Comme Carlos Tavares désormais dirigeant de Stellantis, qui parle essentiellement de l’entreprise, du secteur automobile, des rallyes auxquels il participe, et de sa famille nichée près de Rambouillet ou en vacances au Portugal.

L’affaire Faber

Barack Obama raconte dans ses Mémoires que lorsqu’il travaillait dans les communautés, il demandait aux personnes qu’il aidait de décrire le monde tel qu’il était et tel qu’elles aimeraient qu’il soit. Bref faire de la politique. Et, il y a deux sortes de faire de la politique : considérer le monde tel qu’il est comme allant de soi ou chercher à le réfléchir voire à le changer.

Dans le rapport annuel de Danone sur 2019, les principaux objectifs fixés par le PDG sont déclarés atteints à plus de 100 %. C’est après, durant l’année 2020 que les problèmes apparaissent aux yeux de certains membres du conseil d’administration. L’action Danone reste à un niveau bas, les ventes de certains produits pâtissent de la fermeture des hôtels et des restaurants et de la mise sous cloche de la plupart des événements et rassemblements.

Une restructuration annoncée brouille les habitudes des archipels de marques : désormais c’est par pays et non par secteur d’activité que les responsabilités seront réparties. Cela implique quelque 2000 suppressions d’emplois. Et le taux de marge opérationnelle courante de 14% (mais de 15,2 % en 2019), assez confortable, peut faire pâle figure eu égard aux centaines de millions qui sont en jeu face à ceux des entreprises comparables (17,7 % pour Nestlé ou 18,5 % pour Unilever). De plus le « malaise dans le management » est pointé en relevant le départ récent de plusieurs cadres dirigeants.

Des représentants d’actionnaires très minoritaires (deux fonds, un britannique et un états-unien, par ailleurs signataires des Principles for Responsible Investisment, une charte pour l’investissement responsable sous l’égide de l’ONU) ont engagé la controverse, sont arrivés à rallier la majorité du conseil d’administration en procédant d’abord à la destitution d’Emmanuel Faber comme DG puis en le privant de son poste de Président.

Dans Le Monde (27 février 2021) Francesco Trapani et Nicolas Ceron de Bluebell Capital expliquent :
« Danone délivre des résultats plus faibles que ceux de ses grands concurrents. »
« Depuis que M. Faber est directeur général, le rendement global de l’action Danone est de 29 %, contre 72 % pour Unilever et 79 % pour Nestlé. »
« Nous voulons investir dans des entreprises soucieuses de leur responsabilité environnementale et sociale. Mais ces objectifs n’empêchent pas de bien gérer l’entreprise. »
« Nous sommes des investisseurs à long terme et nous voulons que ce fleuron français aille mieux. »

Les derniers articles de presse ont détaillé la manière dont l’intéressé souhaitait investir le rôle de Président, laissant entendre qu’il ne comptait pas abandonner ses prérogatives et qu’il n’engagerait le processus de nomination d’un DG que quelques mois plus tard, après que les réformes envisagées auraient été mises en œuvre. Ses soutiens les plus proches dont son mentor Franck Riboud l’ont alors lâché.

Le débat médiatique a fait ressortir un ensemble de qualificatifs pour étiqueter le PDG de Danone : visionnaire, autoritaire, social, solitaire, irritant, inhabituel, rude, hyper-exigeant. Les réactions à son départ ont été d’abord feutrées, et sans doute plus souvent privées. Le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, a salué de manière minimaliste le sortant : « Je voudrais rendre hommage à Emmanuel Faber qui a fait avancer tout le monde, il était peut-être en pointe et il a été un bon patron de Danone. »

Cependant les messages de soutien se multiplient actuellement sur les réseaux sociaux  sur LinkedIn (plus de 2000), sur Facebook et Twitter, notamment celui de l’ancien patron d’Unilever, Paul Polman, lui aussi limogé il y a deux ans, ou de  l’ancienne PDG de Patagonia, Rose Marcario : «  Le capitalisme multipartite gagnera, malgré la cupidité des actionnaires activistes », ou d’Arnaud Montebourg. Il faudra regarder de plus près si ces soutiens sortent de la liste des usual suspects des coalitions réformatrices du capitalisme « responsable ».

Cette levée sélective de boucliers patronaux pour soutenir un des leurs, ne doit pas faire oublier cette vérité souvent ignorée, que les grands patrons sont aussi susceptibles d’être limogés, quand ils ne sont que des managers et non des propriétaires patrimoniaux. Leur pouvoir repose sur une chaîne d’interdépendances complexes et sur les équilibres qu’ils peuvent plus ou moins contrôler entre les actionnaires et les investisseurs.

Il y a plusieurs manières de construire cette affaire et d’en faire le récit. Il peut être question d’un patron chassé par son CA pour mauvaise gestion et lâché par ses soutiens pour avoir gouverné de manière trop solitaire et trop peu lisible un grand groupe. Il peut s’agir d’un patron débarqué par des fonds activistes, avides de rentabilité court-termiste, pour s’être occupé plus de projets de société que de rentabilité, un patron visionnaire croyant qu’en s’appuyant sur les mobilisations les plus diverses (notamment environnementales mais aussi financières, la « finance responsable et durable ») il était possible de réaliser un certain nombre d’avancées et d’enclencher le cercle vertueux d’un autre capitalisme.

Cette idée d’un capitalisme rénové, réinitialisé fait sourire, voire bondir les plus militants des anti-capitalistes : soit naïveté, soit perversité (la récupération de la critique écologique comme ont été récupérées les critiques sociale et artiste, cf. Luc Boltanski et Eve Chiapello), ou sur le mode sarcastique en 30 versets : « Je suis l’anachorète du capital et je dirige Danone. J’ai trouvé la formule qui résout les contraires. L’assemblage d’idées qui met Milton à terre. Je vous dirai ici comment je suis distant et proche, pour et contre. Dans et hors le capitalisme. Un stylite. » (Sandra Lucbert, normalienne et essayiste auteure de Personne ne sort les fusils sur le procès de France Télécom, « Emmanuel et Faber, Saint-Patron », Blog du Monde Diplo)

Réformer la raison d’être du capitalisme ?

On peut aussi envisager une quatrième façon de raconter cette histoire, si l’on accepte de considérer que les réformateurs à l’intérieur d’un système économique et social, ce sont des positions objectivables, comme l’a montré Christian Topalov en parlant d’une nébuleuse réformatrice à la fin du XIXe siècle. Il y a dans le capitalisme français actuel des « réformateurs » dont on peut penser que leurs raisons d’agir sont plurielles qui raisonnent dans un monde tel qu’il est en tentant (ou rêvant) de concilier la rentabilité avec d’autres manières d’agir, en se servant de la direction d’une grande entreprise pour promouvoir une autre manière de faire, qui implique de faire de la politique par l’entreprise.

Ce qui peut se concevoir de deux manières : élargir les prétentions à agir des entreprises qui seraient, selon certains, les seules institutions qui tiennent encore le coup dans le champ de ruines qu’ils perçoivent et construisent dans la société actuelle. Donc élargir encore le périmètre de l’intervention du secteur privé dans la société, suppléer, au profit du « bien commun », l’impuissance de l’État.

Ce peut être aussi ou au contraire, une façon d’autolimiter le périmètre marchand des grandes entreprises, en mettant en avant une « raison d’être » qui ne soit pas seulement financière (en termes de gestion, « il faut délivrer », on en termes plus crus « il faut que ça crache »). Un œil plus vigilant sur ces plaques tectoniques patronales peut permettre de comprendre ces raisons d’être en action (et en inaction) et les raisons d’agir des protagonistes, qui vont de la digestion et de la rentabilisation de la critique environnementale du capitalisme, au souci d’ouvrir de larges et fragiles autres possibles.

On se soucie sans doute trop peu parmi les chercheurs en sciences sociales, et aussi dans nombre de partis politiques, des débats actuels, très généraux et très précis autour de la question de « l’entreprise », depuis plus d’une décennie. Il faudrait plutôt parler des grandes entreprises tant les questions qui se posent dans les espaces patronaux sont très différentes selon la taille, le type et les activités de ces organisations.

La loi Pacte de 2019, précédée du rapport Notat-Senard, a été l’occasion d’un débat limité mais réel autour de ces questions. Certes, on était loin des controverses des années 60-70 autour de la « réforme de l’entreprise », ou de la gestion démocratique et de l’autogestion. Une des mesures sur lesquelles s’est focalisée l’attention est la question de la « raison d’être » des entreprises et de la révision de l’article 1833 du Code Civil qui a nourri des débats et des polémiques, dont on trouve la trace partielle dans la revue Sociétal (publiée par l’Institut de l’Entreprise) de mars 2021.

Pour aller vite, la raison d’être d’une entreprise selon Friedman : « The Social Responsibility of Business Is to Increase Its Profits. » (NYT, 13/9/1970) Cela a été plaidé de diverses façons lors des controverses autour de la modification de l’article 1833 du Code Civil :
« À l’origine de cette lutte post-marxiste, écrivait dans un long texte Jean-Charles Simon, consultant et essayiste, il y a la recherche d’une critique alternative du capitalisme, qui ne passe plus par la remise en cause de la propriété privée des moyens de production, mais par la limitation de ses degrés de liberté. »

Ou de manière plus cursive chez Pierre Gattaz : « une entreprise n’appartient pas à ses salariés » mais à celui qui y a « mis de l’argent ».

Désormais l’article 1833 est rédigé ainsi : « Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés. La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. »

La seconde grande innovation de la loi est la « raison d’être » qui comporte plusieurs étages et peut être plus ou moins contraignante juridiquement et judiciairement et peut déboucher sur le statut d’entreprise à mission. La raison d’être implique un certain nombre « d’auto-obligations » qui ont pu être prises comme autant d’opportunités, puisque la concurrence des raisons d’être peut devenir un élément de distinction et de démarcation vis-à-vis des autres groupes agissant sur le marché. Danone de ce point de vue avait depuis 2005 stylisé ses objectifs : « Apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre. » C’est désormais sa raison d’être.

Depuis 2019 une partie des grandes entreprises (60% des entreprises du CAC 40) et un certain nombre de PME ont rédigé des raisons d’être. Il peut s’agir de courtes phrases et/ou de nouvelles chartes démontrant la bonne volonté éthique et sociétale de leurs auteurs, et leur capacité à décliner dans des mots, les intentions et les prétentions des voix entrepreneuriales à revendiquer toute leur place dans la « vie de la Cité », à faire « de la politique dans le sens noble du terme » et à mettre en exergue les contributions d’entreprises au « bien commun ».

On peut imaginer, en fonction des orientations de leurs dirigeants, que cet exercice a pu prendre des contours très contrastés, entre le petit texte par lequel on se conforme à l’air du temps, la commande qui est passée à un cabinet publicitaire, jusqu’à la mobilisation de compétences internes et externes, jouant dans la rédaction même du texte une sorte de symphonie des parties prenantes (encore faut-il définir leur périmètre, les collectivités territoriales, l’État, en font-ils partie au même titre que les salariés, les actionnaires, les clients et consommateurs, les fournisseurs et les « porte-parole » de la planète ?) ; en réalisant ainsi, pas seulement un coup publicitaire, une opération de frontispice ou un purpose washing, mais prenant le prétexte d’une mise en mots identitaire pour s’ausculter et confronter leurs visions et leurs pratiques au sein de séminaires de remises en question. Afficher une raison d’être, ce peut donc être un simple tour de passe-passe communicationnel ou une réflexion identitaire, à vocation performative.

La raison d’être peut être déclarative ; au second étage elle est insérée dans les statuts et devient dès lors juridiquement opposable.

Le troisième étage est l’entreprise à mission, désormais statut de Danone, seule entreprise du CAC 40 à l’avoir adopté, à la quasi-unanimité lors de l’AG de 2020. Être entreprise à mission implique des obligations supplémentaires : « Une vérification sera effectuée par un organisme tiers indépendant sur l’exécution par la société à mission des objectifs sociaux et environnementaux mentionnés dans les statuts. » (voir le décret du 20/1/2020)

Faire de la politique autrement

Le quatrième étage était en préparation chez Danone, la certification B Corp devait être atteinte pour 2025. Il s’agit d’une certification privée assez opaque, comprenant un ensemble de mesures très exigeantes, considérées comme le sommet actuel de l’éthique d’entreprise. Certaines marques de Danone comme « Les Deux Vaches » ont obtenu cette certification.

Comme en témoigne Mathias Vicherat (énarque, ancien directeur de cabinet de Bertrand Delanoë puis d’Anne Hidalgo), secrétaire général de Danone, dans le dernier numéro de Sociétal, ces questions ont occupé une partie du temps des dirigeants de l’entreprise, sur un temps long. Cela a impliqué des cessions d’actifs jugés contraires à la raison d’être, des procédures de certification, sociales, environnementales, sociétales, la mise sur pied d’indicateurs de gouvernance, de qualité et d’origine des produits, des labels, de nombreuses consultations. Une complexification de la machine entrepreneuriale qui n’a plus seulement des comptes financiers à rendre, et qui tente d’intégrer l’ensemble de ces critères dans les systèmes de rémunération des plus hauts dirigeants.

Cette panoplie vaut bien sûr pour la France mais aussi pour l’étranger où travaillent 90% des salariés de Danone. Cela entraîne la création d’instances nouvelles comme ce comité des parties prenantes (représentant des salariés et experts internationaux), la participation à des coalitions « en mode action tank »), nous l’avons vu, et l’engagement dans la Communauté des entreprises à mission regroupant une centaine d’entreprises (« Vers un modèle d’entreprise qui contribue activement au bien commun » où se côtoient des entrepreneurs notamment les PDG de la CAMIF et de la MAIF, des consultants et des investisseurs « responsables », des entrepreneurs de l’économie sociale et solidaire, et des chercheurs de l’École des Mines qui ont publié depuis plus d’une décennie sur les questions de l’entreprise).

On peut ne pas être dupe, et, comme souvent en pareilles circonstances, penser que cette « réinvention » du capitalisme pour « éviter l’effondrement » par la raison d’être et la mission, n’est qu’une opération de pure communication, un ensemble de rustines sur les flancs du vieux monde, et que les usines à gaz des mesures, indicateurs, chartes ne sont qu’une autre manière de faire des affaires, ou comme le disent certaines fractions du groupe réformateur, le durable doit être rentable, sinon le marché rattrapera les rêveurs ou les cyniques au tournant du réalisme. Mais, ces initiatives, si elles sont saluées comme généreuses par certains, sont aussi considérées comme potentiellement dangereuses et l’assaut activiste contre les entreprises à mission pourrait constituer une réponse des fonds spéculatifs.

Si l’on consacre une partie de son temps et de son énergie à faire autre chose que des profits, la rentabilité s’en ressentira et la comparaison des taux de marge entre les entreprises à mission et les autres pourra être un signal désignant des cibles dans lesquelles des fonds activistes chercheront à rentrer.

*

On n’aura garde de conclure précipitamment. La sociologie est la science des grandes mais aussi des petites différences sociales. Il faudrait donc enquêter sur tout ce mouvement et ne pas attendre cent ans pour objectiver cette « réforme » en marche. Ni irénisme, ni dénonciation. Ici comme ailleurs, aller sur le terrain longtemps et à plusieurs, pour comprendre comme écrivait Erving Goffman « What is going on here ? ». Il faudrait d’ailleurs être bien plus nombreux à travailler en sociologues et en politistes sur ces terrains considérés comme mineurs voire minés. Et pourtant les transformations « du capitalisme » et des « capitalistes », ce n’est pas rien. Les sociologues ont leur(s) mot(s) à dire sur ces terrains.

Il y a des patrons qui veulent changer leur monde voire changer le monde, et qui ont décidé de faire de la politique, d’une certaine manière. Pascal Demurger, DG de la MAIF, une mutuelle, mais engagée sur le marché des assurances, a publié il y a deux ans un livre qu’il faudrait lui aussi investiguer dans ses moindres détails pour proclamer « l’entreprise du XXIe siècle sera politique ou elle ne sera pas », l’un des rares chefs d’entreprise à s’exprimer sur l’éviction d’Emmanuel Faber (Le Monde, 22/2/2021).

L’histoire présente d’Emmanuel Faber, c’est l’histoire d’un patron atypique qui voulait faire de la politique et changer sa société et la société en se servant, disent ses détracteurs du fanion et de la tribune Danone, « une cathédrale de Chartres » industrielle française pour détourner les finalités de son entreprise et au-delà des entreprises.

Désormais quel sera le poids politique et social d’Emmanuel Faber ? Et que sera le poids de Danone sans Emmanuel Faber ? Une parenthèse après les figures statufiées des deux Riboud, Antoine et Franck ? Comme pour les partis politiques, les entreprises économiques, c’est la rencontre de capitaux collectifs (une marque, des ressources…) et de capitaux individuels (celui qui incarne et fait vivre temporairement la marque).

Emmanuel Faber a voulu s’approprier cette marque en y insérant son histoire et sa trajectoire personnelle assez détonante dans le monde patronal français. Cette affaire, c’est aussi un rappel à l’ordre vis-à-vis de ces patrons qui pourraient penser pouvoir prendre des « Chemins de traverse », par rapport au monde tel qu’il est. Comme le rappelait Bertille Bayart dans le Figaro du 17 mars, « la création de valeur est, dans le monde de l’entreprise, la meilleure arme pour défendre des valeurs. »

NDRL : Michel Offerlé a récemment publié Ce qu’un patron peut faire. Une sociologie politique des patronats, Nrf Essais, Gallimard, 2021. 


 

Michel Offerlé

Politiste, Professeur émérite à l’École normale supérieure

Notes