État d’urgence, moment démocratique
L’état d’urgence, parce qu’il pose crûment la question des exceptions aux règles publiques ordinaires, est notoirement difficile à appréhender. À l’heure de la défiance et de l’exaspération générales, l’effort n’en est pourtant que plus nécessaire. Il pourrait répondre, en outre, au sentiment confus que nous sommes peut-être à un instant décisif, qu’il nous appartient de saisir, et dont nous nous demandons (ce qui est sans doute, précisément, le propre de l’urgence) s’il n’est pas déjà trop tard pour l’avoir saisi.
Mais pour ce faire il faut se garder de deux confusions symétriques, l’une qui rabat l’urgence sur le tempo économique de l’accélération, l’autre qui l’absolutise en la renvoyant à des autorités transcendantes. Cependant, appréhender la portée démocratique de l’urgence doit plutôt conduire à redéfinir les contours de la communauté politique.
Urgence versus accélération
Il y a bien sûr un paradoxe un peu provocateur à émettre l’idée que l’état d’urgence sanitaire, qu’on sait si défavorable aux libertés publiques, puisse constituer un moment démocratique. Or de fait, la formule « état d’urgence sanitaire » a de quoi désorienter, ne serait-ce que parce que le confinement qu’il a servi à déclencher a d’abord constitué un gigantesque ralentissement de nos activités. En outre, loin d’avoir été vécu comme une grande pause, ce confinement a suscité une fébrilité inouïe, à tous les niveaux de la société, comme de la part des responsables politiques et administratifs. Et enfin, si la confusion mentale n’était pas déjà à son comble, elle a encore été aggravée par le déni, toujours persistant, de la gravité de la situation.
S’il est difficile de définir l’urgence en général, c’est aussi que celle-ci n’est pas dans les choses, mais dans le regard que nous posons sur elles. Dire que des mesures d’urgence doivent être prises pour limiter le réchauffement climatique et l’érosion de la biodiversité, ce n’est pas dire que ce sont le Tétras lyre ou l’atmosphère qui l’exigent : en réalité, l’urgence nous renvoie essentiellement à nous-même.
Elle constitue une obligation brusque et immédiate : une obligation, car elle s’adresse à nos volontés ; brusque, car elle répond à une sollicitation extérieure, non voulue ; immédiate, parce qu’elle impose de s’en préoccuper sans délai. Par conséquent, elle nous impose également de réordonner nos priorités, ce qui lui confère, en outre, un caractère absolu (elle nous fait relativiser tout ce que nous avions prévu).
Pour comprendre la teneur politique de l’état d’urgence actuel, la question est donc de savoir en quoi la diffusion actuelle du nouveau coronavirus nous impose effectivement une telle obligation, et en quoi ce « nous » en question peut encore être appelé une communauté politique libre de ses choix.
Une première méprise consisterait à assimiler l’urgence à un phénomène désormais bien connu, et qu’on peut appeler, avec Hartmut Rosa, « l’accélération [1] ». Ces deux obligations ressemblantes n’ont en réalité ni la même cause, ni les mêmes effets. Pour Hartmut Rosa, l’accélération repose sur les infrastructures socio-techniques de la société moderne, et principalement les infrastructures de transport et de communication. Elle est mue par la recherche de la productivité et le désir d’une vie intense, dans un mouvement qui acquiert peu à peu une relative autonomie.
Toutefois, au contraire de l’urgence, l’accélération ne modifie pas l’ordre des priorités, mais ne consiste qu’à accélérer indéfiniment la cadence de leur réalisation, dans une course vers l’augmentation de la productivité et l’intensification des expériences de la vie qui est comme l’esprit général de notre temps.
Il y a ainsi actuellement un désir très perceptible, au sommet de l’État, d’en finir en quelque sorte avec l’urgence et son temps suspendu, pour en revenir aux bienfaits supposés de l’accélération. Cela est manifeste dans la manière dont les pouvoirs publics font face à la situation sanitaire, qui ne fait que poursuivre la façon dont la transformation de l’action publique a été pensée depuis maintenant plusieurs années.
Sur le plan de ce que Rosa nommerait les représentations culturelles, le mouvement de réforme managériale de l’administration publique paraît, de fait, largement inspiré par l’idée que le rythme des agents publics doit être celui, soumis à une accélération constante, de l’activité économique.
On peut penser en particulier au développement de modes d’évaluation quantitative de l’action administrative, visant à augmenter l’efficacité et l’efficience des fonctionnaires, qui se déploie sans véritable interruption depuis 2007 au moins. On sait désormais à quel point, du soignant au chercheur en passant par le magistrat, tous les agents publics ont été amenés à intégrer l’idée qu’ils coûtent a priori plus qu’ils ne devraient à la collectivité. S’en est suivie une mise sous tension de leur action, comme s’ils avaient les mêmes contraintes économiques que les travailleurs du secteur privé.
Cependant, cette tension est d’autant plus forte que cette contrainte pseudo-marchande est venue s’ajouter, dans leurs cas, à leurs obligations statutaires d’agents publics, rendant leurs contraintes infiniment plus lourdes (sinon tout simplement contradictoires entre elles).
Or cette immersion de l’administration dans un régime de concurrence est très loin d’avoir cessé à l’occasion de la crise sanitaire. En témoigne la dévolution de la planification de crise à des cabinets de conseil privés, qui contribue paradoxalement à la perte de compétence de l’administration, qu’un tel recours est censé pallier [2]. Mais si l’on se place dans une perspective temporelle, ce rythme imposé aux agents publics entre en contradiction avec une caractéristique fondamentale de l’État, qui est sa perpétuité.
L’assimilation, contre l’évidence, de la dette publique à la dette privée est un autre exemple de cette contradiction temporelle (l’État se voyant dénié le caractère perpétuel de sa dette et les implications que cela comporte sur le plan de son financement notamment [3]). Dès lors, ce n’est donc pas que l’urgence se distingue de l’accélération : en réalité, elle s’y oppose frontalement.
L’urgence, nouvel absolu politique
En les confondant, pourtant, on s’expose à un second malentendu essentiel, et qui en est comme le corrélat inverse, à savoir que, pour faire droit au caractère absolu et suspensif de l’urgence, il faudrait considérer qu’elle relève d’une essence transcendante, éternelle. Cette idée a été théorisée principalement par Carl Schmitt.
Celui-ci soutenait que la décision de la situation d’exception, en tant que prérogative du souverain, constituait par essence le lieu propre du politique, et permettait donc de penser le primat de celui-ci sur l’ensemble des institutions sociales, comme l’économie et le droit. Dans cette perspective, ce n’est donc pas la règle qui tolère l’exception, mais au contraire l’exception qui décide de la règle. La décision est souveraine, et se passe ainsi de toute justification : elle est transcendante à l’ordre juridique.
Schmitt opère ainsi une véritable mythification de l’exception, inséparable d’une violence essentielle faite à l’ordre juridique. En ces temps où l’autoritarisme retrouve des couleurs un peu partout, l’ancien nazi conserve, de fait, de nombreux admirateurs. En l’occurrence, cela peut pourtant étonner, quand on voit la responsabilité des régimes et des politiciens autoritaires (Chine, Brésil, et même États-Unis) dans la diffusion du virus.
Mais c’est sa relecture par Giorgio Agamben qui est sans doute pour beaucoup dans sa présence dans le débat public depuis le début de l’épidémie. En élargissant considérablement la conception schmittienne de l’exception, celui-ci a tenté en effet d’en faire un instrument de compréhension de la manière même dont le pouvoir s’exerce dans nos sociétés modernes, et qu’il caractérise du terme, emprunté à Michel Foucault, de « biopolitique ».
Chez ce dernier, cependant, la notion permettait de décrire un ensemble d’appareils de production de savoir et de contrôle de la population à partir du moment où il ne s’agissait plus d’augmenter la puissance du monarque, mais la puissance productive de la nation, et donc, in fine, sa santé.
La biopolitique, alors, est donc indissociable de ce basculement dans l’ère d’un gouvernement par la normalisation, qui impose aux individus une nouvelle forme de contrainte, beaucoup plus insidieuse dès lors qu’elle opère de manière latérale par rapport à l’appareil disciplinaire traditionnellement associé à l’appareil d’État (que Foucault nomme parfois, un peu rapidement, le « vieux droit de la souveraineté »).
Mais chez Agamben, la notion a un sens très différent. D’une part, il en fait une caractéristique absolument générale et transhistorique. D’autre part, il soutient qu’il s’agit en fait d’un pouvoir qui isole, dans l’existence de ceux qui y sont soumis, la part la plus dénuée de toute élaboration culturelle ou symbolique, et qui ne consiste plus justement que dans le pur et simple fait de rester en vie : ce qu’il appelle la « vie nue ». Et surtout, ce déploiement généralisé de la politique actuelle de la vie nue provient selon lui de son articulation (et non son opposition, comme chez Foucault) au droit de la souveraineté.
Tout l’affairement contemporain autour de la productivité ne viendrait donc que de l’abandon du sens de la liberté au profit d’un pouvoir souverain éternel. L’urgence ne s’opposerait à l’accélération, en théorie, que pour la reconduire indéfiniment en pratique. Et Agamben ne cherche guère les moyens de limiter le déploiement de la logique biopolitique qu’il décrit.
Son diagnostic, au fond, ne nous laisse guère le choix : à moins d’affronter bravement la mort en refusant les aides de la santé publique moderne, nous n’avons rien à faire de mieux que déplorer notre misérable condition (ou plutôt, peut-être, nous complaire de notre supposée lucidité face à celle-ci).
Dès lors, pour ceux qui ne sont convaincus ni par la mythologisation schmittienne du politique, ni par le néo-messianisme agambenien, demeure la question initiale, celle d’une possible dimension démocratique de l’urgence. Pour ce faire, il faut penser cette dernière autrement que par une opposition tranchée entre le temps de la vie ordinaire et celui d’une éternité transcendante. Il faut simplement comprendre en quoi l’urgence peut être considérée comme politiquement légitime et juste.
L’urgence comme temps révolutionnaire
À sa façon, Jean-Paul Sartre a donné des indications en ce sens. En relisant sa Critique de la raison dialectique, on peut comprendre que, si l’urgence a un caractère absolu, c’est qu’elle instaure une rupture dans la temporalité sociale, dont l’idée remonterait à la Révolution.
Pour Sartre, notre vie sociale est contrainte par des déterminations matérielles qui nous ramènent au statut de choses. Les hommes ne sont ainsi que des « individus » dans des « séries » : des entités plus ou moins interchangeables dans des ensembles où, tels dans la file d’attente d’un autobus, nous nous trouvons disposés extérieurement les uns aux autres.
Pour que nos relations deviennent humaines, et non plus matérielles, il faut passer brusquement à un autre état des relations sociales, que Sartre appelle le « groupe en fusion ». Alors, chacun d’entre nous est comme le représentant du groupe tout entier aux yeux des autres. Le collectif, qui s’institue en chacun, s’intègre dans la série des individus, et la fait exploser : alors nous existons comme groupe unifié. Dans ce groupe, il n’y a pas de hiérarchie stable justifiée par des principes transcendants. Personne n’est en position de commander :
« Je cours, de la course de tous, je crie : “Arrêtez !” tout le monde s’arrête ; quelqu’un crie : “Repartez !” ou bien : “À gauche ! À droite ! À la Bastille !” Tout le monde repart, suit le tiers régulateur, l’entoure, le dépasse, le groupe le reprend dès qu’un autre tiers par un “mot d’ordre” ou une conduite visible de tous se constitue un instant comme régulateur. Mais le mot d’ordre n’est pas obéi. Qui obéirait ? et à qui ? [4] »
Il est grisant en effet de s’apercevoir soudain membre d’une totalité. On a pu entendre, dans des vidéos de manifestations de gilets jaunes, ce cri de supporter : « C’est énorme ! ». Il y avait bien, à vrai dire, une « énormité », au sens où la logique collective bouleverse profondément la normalité des séries individualisantes et rationalisatrices, et rend la situation radicalement imprévisible. Cette expérience rare et instable, Sartre la nomme, d’après Malraux, « l’Apocalypse » – une apocalypse non eschatologique, qui se borne à « révéler » le groupe à lui-même. Le rideau se déchire, et les individus se découvrent former un véritable sujet collectif.
Cependant, cette sublimation de la structure sociale en groupe humain vivant ne peut en fait s’opérer qu’à l’occasion de la perception, par les individus, d’un danger. C’est le cas, paradigmatique, de l’insurrection du 14 juillet 1789 : pour Sartre, la colère, l’indignation, convertirent soudain la peur face au danger en une résolution collective et émancipatrice. C’est ici que l’urgence entre en scène : l’ennemi pouvant arriver à chaque minute, « l’opération se définit à chacun comme la découverte urgente d’une terrible liberté commune ».
L’urgence est donc l’opératrice de la fusion : le temps de la réaction face au danger doit être le plus court possible. On sait qu’on ne compte plus le temps comme d’habitude dans les moments de fièvre : toute l’énergie est comme jetée dans la fournaise de l’action et c’est le groupe lui-même, et non les choses (horloge ou calendrier), qui donne la véritable mesure de l’action. Il y a bien là le modèle d’un véritable sentiment d’urgence collective, et – du moins, possiblement – démocratique.
Car cette formule, précisément, montre l’ambiguïté « terrible » de cette révélation. La liberté est terrible, d’abord car ne prend sens que dans la lutte, mais surtout parce que cette lutte est en fait une lutte contre soi-même : chacun sait au fond qu’il ne tient qu’à peu de choses pour que l’énergie collective retombe, et que la vie matérielle reprenne ses droits contre l’instant fragile de la fusion. D’où la nécessité du serment de fidélité collective.
Celui-ci est à la fois une garantie du groupe contre les individus et de chacun contre tous les autres, c’est-à-dire qu’il institue le groupe comme pouvoir de sanction. La fraternité, révèle Sartre, n’est dès lors que la face radieuse de la terreur : « Jurer, c’est dire en tant qu’individu commun : je réclame qu’on me tue si je fais sécession ».
Si donc dans l’urgence le groupe agit à travers chacun, c’est parce que chacun devient, envers tout autre, juge et gardien de ce même groupe. Autrement dit, la fraternité émancipatrice implique la Terreur et la loi des suspects : on ne peut donc distinguer, dans la Révolution, 1789 et 1793. Selon la formule de Clemenceau, « la Révolution française est un bloc [5] ».
On peut sans doute faire l’hypothèse que cette représentation du temps collectif comme temps de l’urgence a durablement marqué notre imaginaire politique [6], ne serait-ce que par son activation à grande échelle sous la forme de la levée en masse face au danger extérieur, qui fit passer des luttes dynastiques aux vastes engagements nationaux.
Si cette hypothèse est correcte, alors cette ambiguïté fondatrice est encore notre héritage. Notre difficulté à penser l’urgence de santé publique, nous la devons, entre autres, au souvenir du Comité de salut public.
Urgence sanitaire et sens de la communauté
Force est pourtant de constater que face au Covid-19, la réactivation de l’imaginaire de la mobilisation en masse, qui a pourtant été tentée par Emmanuel Macron, dans son premier discours, tout empreint d’une rhétorique guerrière et du souvenir de Clemenceau, s’est révélée aussi inadaptée qu’inopérante. De fait, un virus n’est pas une armée étrangère et ne menace pas notre identité collective, ne serait-ce que parce qu’il est totalement dépourvu d’intention. Par contraste, le précédent état d’urgence, voté sous la menace terroriste, avait suscité de véritables réactions d’émotion collective, et même de résurgences de symboles nationalistes qu’on avait pu croire tombés en désuétude.
Or cette fois, le danger n’est pas d’ordre moral, mais purement vital : décalage qui rend incertaine la dynamique de réaction collective, et n’engendre que déni, sidération, ou, au mieux, déploration de la « vie nue [7] ».
Et pourtant, la crise épidémique conserve une capacité mobilisatrice si on désigne correctement l’origine du danger : non dans un simple agent infectieux, mais dans notre propre mode de vie. Beaucoup a été dit sur le lien entre diffusion du virus et infrastructures de transport et d’échange de marchandises (voire, sur le lien entre diffusion par aérosols et pollution de l’air), mais aussi sur la faiblesse des institutions de soin et de lien social, déstabilisées par des années d’austérité et de néo-management autoritaire ; sur les effets de la désindustrialisation occidentale en termes de dépendances aux flux internationaux ; et enfin, sur la vulnérabilité générale où nous place notre rapport prédateur envers la nature.
À cet égard, c’est évidemment l’urgence écologique et climatique qui se dessine derrière l’état d’urgence du Covid-19, avec dans les deux cas une même responsabilité humaine.
L’urgence sanitaire, dans cette perspective, est bel et bien porteuse d’une obligation politique et sociale, celle de se détourner de la frénésie accélératrice dont le rythme vient violemment à contretemps de la réalité du virus. C’est ce qu’a paru reconnaître le président de la République dans son discours du 13 avril 2020, quoique sans guère se soucier, depuis, de joindre véritablement les actes à la parole.
Prendre la mesure de la gravité de la situation implique pourtant de ne pas hésiter à prendre les décisions qui s’imposent, sans donner l’impression de jouer au plus fin avec l’opinion des citoyens, ni à plus forte raison, avec le virus lui-même.
À cet égard, formuler la question du consentement politique aux mesures sanitaires sous la forme de leur seule acceptabilité sociale est, fondamentalement, une triple erreur. D’abord, sur le plan sanitaire, cela conduit à faire des arbitrages dont rien ne dit qu’in fine ils protégeront davantage les ressources économiques de la société ; ensuite, le fait même de la tergiversation incessante prive les citoyens et les acteurs économiques des moyens de se projeter dans un cadre temporel un tant soit peu stable, et donc rassurant ; enfin, cela met de facto les individus dans une position infantilisante, même et surtout si le but affiché est de protéger leur santé psychique – dans une condescendance qui est le fond même de ce qui est reproché actuellement aux « élites » gouvernantes.
Formulée en termes politiques, la question n’est donc pas celle de savoir si les individus ont les ressources psychiques pour affronter les mesures d’urgence, mais si celles-ci leur paraissent nécessaires et justes. Or il ne suffit pas, pour cela, de se payer de mots.
Il faut certes reconnaître que l’opposition simpliste entre libre marché mondialisé et protectionnisme intégral n’aide pas à entrevoir une solution à la hauteur du problème. Pour reprendre les concepts de Sartre, le débat sur le retour de la souveraineté économique paraît révéler une tentative assez confuse de retrouver un moteur du collectif par l’identification d’un danger extérieur (figuré par les délocalisations industrielles, voire, comme l’a suggéré Donald Trump, par les intentions malfaisantes des « Chinois »). De fait, il est plus difficile de susciter une réaction collective devant les dangers impliqués par ses propres actions.
Plutôt que de souhaiter simplement refermer les frontières, on gagnerait ainsi à faire l’hypothèse que la pandémie virale est une occasion de transformer notre représentation du collectif émancipateur, en modifiant leur tracé. Ancrage matériel et symbolique de la collectivité, ces nouvelles frontières dessineraient aussi de nouvelles solidarités. Frontières d’une collectivité transnationale, car la réaction face au virus n’est réellement efficace que si elle est coordonnée au niveau le plus large.
Mais aussi d’une collectivité qui inclut les conditions terrestres d’existence, donc les êtres vivants autres qu’humains, comme parties prenantes d’un processus d’émancipation collective.
L’urgence immédiate nous force ainsi à nous synchroniser sur le temps inquiétant de ce dernier, sachant que personne n’est aujourd’hui capable de savoir quand ni comment sa menace disparaîtra [8]. Au-delà encore, elle nous conduit à nous synchroniser sur celui des conditions de la vie humaine, temporalité d’un tout autre ordre que celle des transactions instantanées et de l’information continue. Cette ambition implique enfin, plus largement, de surmonter la difficulté intrinsèque d’un élargissement de la communauté politique au-delà des êtres humains.
Loin de tout lyrisme facile, il s’agirait surtout, pour ce faire, de comprendre que le danger qui pèse sur les autres êtres vivants est essentiellement le même que celui qui pèse sur nous.
C’est le défi qui semble nous être lancé aujourd’hui par cette urgence d’un type certes nouveau, mais dont on aurait tort de minimiser le caractère encore et toujours fondamentalement politique. Elle conduit, selon toute apparence, à rompre avec la conception commune de la richesse fondée sur la simple valorisation marchande d’une « nature » censément extérieure et indéfiniment disponible, et à trouver d’autres modes de valorisation de la préservation de nos conditions de vie, qui soient susceptibles de contrecarrer la dynamique autodestructrice qui porte actuellement la société de marché.
Ce texte est issu d’une conférence donnée en janvier 2021 à l’École nationale de la magistrature ; je remercie Bertrand Mazabraud de m’avoir donné l’occasion de le rédiger.