Grenelle de l’éducation – le clap de fin de Jean-Michel Blanquer ? (1/2)
Par son ambition affichée, le « Grenelle de l’éducation », lancé le 22 octobre 2020 par Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, a mis à l’ordre du jour une question restée en suspens parmi ses mesures de « réforme » de l’École. Il est en effet précisé que son Grenelle « engage une évolution profonde du système éducatif et des métiers des personnels de l’Éducation nationale ». Une façon de dire que l’Ecole ne peut pas être transformée en profondeur sans que ne soient revues la définition et l’organisation des métiers de tous les personnels. Non seulement les cadres considérés désormais comme des « managers », mais aussi les enseignants et tous les autres.
S’en tenant aux thèmes évoqués dans la communication ministérielle (la revalorisation financière des enseignants débutants, le développement du numérique pour assurer la « continuité pédagogique » par temps de Covid), les commentateurs ne semblent pas avoir pris la mesure de ce que le ministre entendait conduire avec ce Grenelle. Dans l’agenda initial, il était prévu qu’il tire les conclusions de la « consultation » le 3 février 2021. Comme ce rendez-vous a été reporté à une date non fixée, on peut en déduire que l’affaire est plus délicate et plus stratégique qu’il y paraît à première vue et que les intentions du ministre sont bel et bien d’engager « une évolution profonde » et non pas une simple « réflexion » comme l’indique par erreur le Conseil scientifique de l’Éducation nationale (CSEN).
C’est ce que confirme aussi l’annonce, largement passée inaperçue, figurant sur le site du ministère dans le calendrier du Grenelle, selon laquelle le processus doit déboucher au Parlement dès cette année, à la rentrée. Faut-il y voir l’intention d’une sortie en fanfare ou d’un chant du cygne pour Jean-Michel Blanquer juste avant l’élection présidentielle de 2022 ? Y a-t-il dans les tiroirs du ministère une nouvelle loi de refonte « profonde » des métiers de l’enseignement, proposant des mesures allant beaucoup plus loin que toutes celles déjà prises ?
Le « Grenelle » : vers une nouvelle loi pour réformer les métiers ?
Il est surprenant qu’une telle « consultation » sur des aspects aussi déterminants pour l’avenir de l’École intervienne après plus de 1200 jours d’une gouvernance ministérielle déjà marquée par de nombreuses réformes institutionnelles et par un élargissement du portefeuille à la Jeunesse puis aux Sports, et donc du périmètre budgétaire du ministre. Alors qu’en mai 2017, il n’était pas question, pour lui, qu’une loi porte son nom, il a dû se résoudre à y recourir une première fois pour faire passer une série hétéroclite de dispositions dans la « loi pour une École de la confiance » du 28 juillet 2019.
Quel que soit le pouvoir du ministre, pour prendre des mesures qui touchent aux statuts des personnels ou aux collectivités territoriales, le passage au Parlement est nécessaire. On peut certes ironiser sur ce juriste, spécialiste de droit public et grand « réformateur », qui affiche par fausse modestie une telle réticence. Fidèle à sa mentalité de gouvernant assumant toutes les responsabilités, son souci d’efficacité et de pragmatisme le porte à révérer par-dessus tout l’exercice du pouvoir exécutif et à estimer que le détour par le pouvoir législatif est une source de compromis bancal, doublée d’un insupportable ralentissement aux yeux de « l’expert » sûr de sa « science ». Le quinquennat présidentiel laisse peu de temps aux ambitieux qui veulent casser tous les anciens consensus et transformer en profondeur l’État social français et ses services publics hérités d’un passé jugé obsolète.
Mais comme Jean-Michel Blanquer l’a constaté durant ces trois ans et demi de règne[1], le ministre n’a quand même pas la main sur tout. Il peut prendre des arrêtés et des circulaires pour chambouler pas mal de choses dans son domaine de compétence. En restant dans les jeux d’influence au sein de l’exécutif présidentiel et gouvernemental, il peut négocier avec le Premier ministre, ou passer par le Conseil des ministres avec l’aval du Président et du Chef du gouvernement, pour faire promulguer des décrets (qui sont des leviers contraignants plus puissants).
Ainsi, sans passer par le Parlement, il a pu modifier l’organisation des études aux lycées et celle du baccalauréat, fusionner des instances autrefois indépendantes et les rattacher à son cabinet (comme les inspections générales devenu un simple service sous son autorité directe), éjecter des instances consultatives trop indépendantes (comme le CNESCO), ou ne jamais prendre en considération leurs votes (comme ceux du Conseil supérieur de l’éducation systématiquement ignorés), éliminer les syndicats des commissions « paritaires », éditer des prescriptions pédagogiques détaillées portant son contreseing (les « livrets orange »), etc.
Mais pour toucher aux statuts des personnels enseignants (et non enseignants) et pour modifier les instances responsables de leur pilotage pédagogique, il doit sortir du cercle exécutif et exposer devant le Parlement (Assemblée nationale et Sénat aux majorités différentes) les attendus d’une loi, les mesures envisagées, leur impact et leur bien-fondé en termes de « retour sur investissement ».
Le nom même de « Grenelle », en référence aux accords consécutifs à l’explosion sociale de Mai 68, montre qu’au sommet de l’État on a tout à fait conscience des tensions énormes qui ont été créées dans l’Éducation nationale sous le mot d’ordre de la « confiance » et qu’en fait c’est une large défiance qui s’est installée entre le ministre et les personnels. L’utilisation intensive de la com’[2] et la multiplication des effets d’annonce destinés aux médias pour faire pression de l’extérieur sur le monde enseignant et obtenir son « adhésion » a braqué nombre de professeurs qui se sentent pris en otages et montrés du doigt.
Aux premières loges, ils savent mieux que quiconque l’écart existant entre les annonces claironnées et leur réalité sur le terrain et sur leur fiche de paie. La parole du ministre est désormais fortement entachée d’un soupçon de manipulation et de mensonge même si les finalités globales de sa politique ne sont pas toujours discernables. Il a même tout à fait intérêt à les rendre peu lisibles afin d’éviter qu’un front puissant se forme pour s’y opposer.
Les enseignants sont fatigués de constater que les mesures qu’il prend sont toujours enrobées d’envolées hyperboliques sur « les valeurs de la République », « l’égalité des chances », « la politique sociale du quinquennat », etc., qu’elles sont ponctuées d’appels vibrants au consensus et de déclarations d’amour enflammées aux professeurs (qui exercent bien entendu « le plus beau métier du monde »). Mais ils constatent aussi que cette com’ agit en réalité comme un rideau de fumée permettant d’éviter un examen rigoureux des mesures elles-mêmes, toujours techniques et peu lisibles pour les non-initiés.
Poussé dans ses retranchements, Jean-Michel Blanquer a l’art de propulser dans les airs quelques chiffres ronflants en guise d’arguments définitifs ou de lancer des campagnes médiatiques contre des bouc-émissaires nébuleux : auparavant, les « pédagogistes », responsables des mauvais résultats des « élèves fragiles », et, plus récemment, les « islamo-gauchistes », responsables du mauvais climat général et des atteintes à la laïcité.
Au sommet de l’État, on sait pourtant que les promesses de revalorisation dans le cadre de ce Grenelle ne pourront pas être tenues, sinon de façon très sélective, fragmentée, étalée dans le temps, et au prix d’une révision de fond en comble des profils, du recrutement, de l’encadrement et de la gestion des personnels. Confronté aux revendications des professeurs et autres personnels d’éducation, le ministre n’a pas mis en doute le sombre bilan comparatif de leurs rémunérations par rapport à leurs homologues européens. Le pouvait-il ?
C’est pourquoi la seule possibilité qui existe pour redistribuer autrement une masse budgétaire stable ou en réduction, c’est de diminuer sérieusement le nombre des fonctionnaires en compensant de moins en moins les départs à la retraite, en promettant aux fonctionnaires débutants en nombre de plus en plus restreint de meilleures grilles indiciaires et en compensant le déficit par des contractuels et vacataires sans formation, sans grille indiciaire et sans garantie d’emploi. Cette politique ne peut se mettre en place qu’en confiant aux chefs d’établissement le pouvoir de recruter leurs équipes pour court-circuiter le système des concours nationaux de fonctionnaires et, face aux besoins impératifs du terrain, démultiplier les emplois de non-fonctionnaires. À cet égard, parler d’« évolution profonde » n’est donc pas faux !
Une telle stratégie s’intègre parfaitement dans la volonté d’Emmanuel Macron de revoir les fondements de la fonction publique pour réduire le poids des fonctionnaires, pilier de l’État social d’autrefois, et ouvrir en grand les nouveaux recrutements selon les procédures en vigueur dans les grands groupes privés. Selon le même agenda législatif que le Grenelle de Jean-Michel Blanquer, la ministre de la Transformation et de la Fonction publique, Amélie de Montchalin, doit présenter prochainement son « plan d’action » de refonte globale de la fonction publique. De façon symbolique, le président de la République a montré l’exemple de ces changements à venir en procédant à des nominations hétérodoxes.
Les faux réformateurs au nom de la « démocratisation scolaire »
Depuis qu’il a quitté sa carrière universitaire de professeur de droit pour devenir le super manager de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer se présente comme un grand réformateur. Il prétend même laisser une trace dans l’histoire de l’École à l’instar des plus grands.
Se définissant comme un « républicain social », le ministre ne remet pas en cause l’idée selon laquelle la démocratisation du système scolaire serait toujours l’un des axes officiels de l’action publique. Depuis « l’explosion scolaire » (selon l’expression de Louis Cros) de l’après Deuxième Guerre mondiale, la promesse de démocratisation fait partie du « consensus républicain ». Comme tous les observateurs, il déplore que le régime éducatif[3] actuel ne parvienne pas à scolariser de façon paisible et efficace l’ensemble des classes d’âge qui lui sont confiées. Le décrochage de dizaine de milliers d’élèves, pour la plupart dès le collège, est l’une des épines les plus douloureuses.
Pour la grande majorité de ceux qui poursuivent au-delà du collège, c’est-à-dire au-delà de la scolarité obligatoire, les flux se séparent physiquement dès l’entrée au lycée entre la filière générale et technologique d’un côté, et la filière professionnelle de l’autre, prédéterminant déjà, et de façon définitive (particularité française !), des destinées professionnelles et de futures conditions de vie bien distinctes. Pour ceux qui ont accès à l’enseignement supérieur, les flux se subdivisent à nouveau en de nombreuses filières socialement et professionnellement très différenciées. 20 % des effectifs y sont d’ores et déjà pris en charge par des structures payantes de droit privé. Pour le ministre, cette architecture ségrégative n’a pas à être remise en cause.
Ces éléments structurants sont en fait devenus intouchables pour les gouvernants depuis la dernière grande réforme du collège unique des années 1970. Si la généralisation de l’enseignement secondaire, au collège tout d’abord puis jusqu’au bac, a été considérée comme une nécessité dans notre « société libérale avancée », comme la définissait le président Valéry Giscard d’Estaing, c’était que l’investissement éducatif était considéré comme une nécessité absolue pour élever progressivement le niveau de formation et de culture de la population, améliorer l’employabilité suscitée par la révolution scientifique et technique et permettre l’insertion des jeunes dans la société. Mais il n’était pas question de porter atteinte au pouvoir des élites sociales en place et de toucher aux filières élitaires[4] qui permettent leur reproduction.
Les travaux des historiens et des sociologues de l’éducation ont mis en évidence une « massification » scolaire qui a été synonyme de « démocratisation quantitative » mais pas « qualitative ». Les promesses de la démocratisation comme accès égalitaire aux carrières scolaires quelle que soit l’origine sociale et la localisation des élèves ne sont de fait pas tenables dans le cadre d’un système orienté de bout en bout vers la sélection des meilleurs selon les principes d’un « curriculum caché » au plus grand nombre, et par voie de conséquence, vers l’exclusion ou la marginalisation des enfants les plus éloignés des réquisits scolaires traditionnels.
Le système scolaire secondaire a conservé son logiciel de sélection et de fabrication des élites tout en se massifiant. Pour éviter de mélanger les flux minoritaires destinés aux filières « supérieures » et les flux majoritaires destinées aux filières « inférieures », le système a conservé ou réinstallé en son sein des lieux et des couloirs bien séparés en dépit d’une unité de façade. Discrimination sociale et ségrégation spatiale se conjuguent dans un angle mort, connu des seuls initiés. Toutes les politiques d’éducation prioritaire, quelles que soient leur utilité ou leur pertinence, ont montré leurs grandes limites, soulignées régulièrement par les évaluations internationales qui pointent le bas niveau des élèves français les plus faibles (PISA et les autres).
Depuis une quarantaine d’années, le discours politique et institutionnel sur « l’égalité des chances » et sur la « lutte contre l’échec scolaire » a occulté ces réalités structurelles en laissant croire que des mesures de « discrimination positive » permettaient de corriger l’écart existant entre les structures destinées à accueillir les élèves de la future élite et celles, de plus en plus étanches, orientant par tris successifs vers les débouchés exigés par la division sociale du travail.
Tout au long de l’histoire multiséculaire de l’École publique, les authentiques réformateurs n’ont pas hésité à proposer d’importantes modification de l’architecture ségrégative du système scolaire. Ils durent lutter contre les coalitions de tous les conservatismes qui rejetaient les mesures permettant de faire progresser la démocratisation. Les opposants ont toujours considéré que la politique de démocratisation représentait une atteinte à l’excellence et à la culture, par nature « élitiste », un inacceptable nivellement par le bas, une mise en cause de la « France éternelle », etc. Les vrais réformateurs (les Ferdinand Buisson, les Jean Zay, les Gustave Monod, les René Haby…) ont attaqué de front l’ancien régime éducatif dans ses fondements en modifiant les organisations et les dotations, en abattant les barrières qui barraient la route au plus grand nombre, en ouvrant à la culture la plus large les contenus et les pratiques d’enseignement.
Depuis une bonne vingtaine d’années, de faux réformateurs ont pris le pouvoir. Issus majoritairement des partis de droite, ils plagient le discours réformiste pour en dévoyer le sens[5]. Si, selon eux, les promesses de la démocratisation n’ont pas été tenues, ce n’est pas à cause du maintien d’une organisation ségrégative du système scolaire qui assure aux filières élitaires des dotations privilégiées et la perpétuation d’un entre-soi réservé à certains milieux « cultivés ». Ce n’est pas non plus à cause des énormes différences de conditions de vie des familles (les « inégalités sociales ») avec leurs conséquences déterminantes sur le rapport à l’École des milieux « défavorisées ».
Ces faux réformateurs pensent que les phénomènes d’« échec scolaire » sont dus à l’incompétence des professeurs, notamment ceux de l’enseignement primaire, qui seraient incapables d’enseigner correctement aux « élèves fragiles » les fondamentaux nécessaires à la poursuite des études (le fameux « lire-écrire-compter »).
Ce type de discours a l’avantage électoraliste de dissimuler les réalités structurelles du régime éducatif français et de faire porter le chapeau des promesses non tenues aux professeurs. Aux parents-électeurs bénéficiant du régime éducatif élitaire, l’inégalité structurelle est recouverte par les louanges envers le mérite individuel et l’heureuse mobilisation de l’entourage familial. Aux parents-électeurs mécontents, le parcours insatisfaisant de leur enfant ne bénéficiant pas des avantages du régime inégalitaire est rapporté de façon culpabilisatrice au manque d’effort ou de « dons » individuels et d’engagement familial. Il peut aussi être attribué à une forme de perversité des enseignants qui n’auraient pas fait le nécessaire pour accompagner l’élève en échec, alors qu’eux-mêmes bénéficient d’un « délit d’initiés » favorisant leurs enfants dans la grande compétition scolaire.
Pour les faux réformateurs, il s’agit donc d’aménager le système en ravalant certains lotissements mais sans toucher à l’architecture d’ensemble. C’est le programme de Jean-Michel Blanquer qui s’est d’abord attaqué à l’enseignement primaire en imposant ce qu’il estime être des « méthodes efficaces » aux professeurs, totalement encadrés par « la science » et « reformés » selon des méthodes d’évaluation imposées d’en haut. Il s’est ensuite attaqué aux lycées en faisant croire à la fin des filières ségrégatives avec sa réforme du baccalauréat. Avec l’appui de ses stratèges du Conseil scientifique, il prétend qu’on parviendra à juguler l’effet néfaste des facteurs externes d’ordre social ou familial sans qu’il soit nécessaire de s’en préoccuper au-delà du possible.
Parmi les mesures « sociales » revendiquées par les gouvernants actuels au cours de l’actuel quinquennat, figure en bonne place le dédoublement des effectifs des classes au CP et CE1 dans certaines zones de l’éducation prioritaire[6] ou les dispendieux « internats d’excellence » pour extraire de leurs milieux populaires quelques heureux élus. Voilà comment les faux réformateurs entendent répondre à l’impératif de démocratisation !
Dans leur conception scientiste, asociale et a-culturelle de l’École, les enfants, d’où qu’ils viennent et quel que soit l’endroit où ils habitent, sont réduits à leur cerveau qui est censé être le vrai maître de tous les apprentissages. Selon cette conception « neuro », il suffirait que les enseignants sachent mettre en activité les neurones des enfants selon les nouveaux préceptes de la science biomédicale pour que, partant de l’acquisition des « fondamentaux du lire-écrire-compter », ils acquièrent les rudiments nécessaires à la poursuite sans douleur de leur scolarité, chacun pouvant alors, à égalité avec tous les autres, donner la juste mesure de son mérite individuel et de sa « résilience ». La « science » vient ici en renfort pour conforter la fable de la « méritocratie républicaine » et de « l’égalité des chances » !