Externaliser le pilotage pédagogique – le clap de fin de Jean-Michel Blanquer ? (2/2)
Comme on l’a vu, après quatre années marquées sur de nombreux fronts par un flot de réorganisations à l’Éducation nationale, le « Grenelle de l’éducation » lancé le 22 octobre 2020 par Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, annonce une relance de l’agenda des « réformes » dans les délais les plus courts avant l’élection présidentielle de mai 2022. Cette relance de fin de mandat est sans doute motivée par l’idée d’engager in extremis des changements qu’il ne sera pas facile d’annuler pour revenir à la situation antérieure.
L’expérience montre en effet qu’une fois que l’État se décharge de compétences par dévolution aux collectivités territoriales ou à des entités externes, il n’est pas facile de revenir en arrière. De même, après l’annulation de lignes de financement dans le budget de l’État, il est difficile de les restaurer. Jean-Michel Blanquer sait que le nerf de la guerre, ici comme ailleurs, ce sont les moyens qu’il est possible de raboter par des mesures dites de « simplification » pour les mobiliser ailleurs, éventuellement vers des structures « indépendantes », et pourquoi pas cofinancées par le « mécénat » des groupes du CAC40.
Poursuivre le plus loin possible le démantèlement du service public d’éducation au nom des économies à réaliser sur le budget de l’État ou de l’« efficience » selon les canons du Nouveau Management Public, est sans doute une des voies sur laquelle voudrait déboucher ce Grenelle en se focalisant sur la transformation des métiers des personnels de l’éducation.
À cette fin, une mesure titille les faux réformateurs depuis de nombreuses années : l’attribution du pilotage pédagogique des enseignants à une instance « indépendante ». Cette « évolution profonde » est désormais portée par le Conseil scientifique de l’Éducation nationale. Un tel transfert permettrait de confier un budget important aux experts qui partagent la ligne politique du ministre [1] et de contourner ce que Jean-Michel Blanquer et ses stratèges assimilent à d’insupportables résistances internes au sein de l’Éducation nationale, qu’elles proviennent des cadres pédagogiques intermédiaires qui sont révulsés par le bourrage de crâne « neuro » auquel ils ont affaire, des formateurs dans les INSPÉ (idem), ou des collectifs d’enseignants attachés à la liberté pédagogique, qui n’est autre que le nom républicain donné à leur autonomie et responsabilité professionnelles.
Les antécédents du ministre permettent de penser qu’il est conscient de la force des oppositions internes à sa politique. C’est pourquoi il a toujours favorisé les expérimentations pédagogiques sauvages sous le prétexte d’aider les élèves des quartiers défavorisés à acquérir les fameux « fondamentaux ». En dehors des radars des médias et de façon informelle, il a procédé à plusieurs tentatives, au sein même de l’institution, en forçant la main d’enseignants déclarés « volontaires » et en les mettant sous la coupe d’associations « indépendantes ». C’est ainsi qu’il a passé des accords favorisant l’ingérence de structures externes dans les écoles, comme avec l’association Agir pour l’école, émanation de l’Institut Montaigne, think tank influent au sommet de l’État et financé par le groupe AXA.
Cette idée d’une Fondation de l’Éducation « indépendante » n’est pas du tout nouvelle.
Dans le rapport de synthèse que le Conseil scientifique de l’Éducation nationale consacre au thème central du Grenelle, à savoir « l’enseignant du XXIe siècle », le lièvre est enfin levé concernant la façon avec laquelle le ministre et ses stratèges entendent modifier le pilotage et le contrôle des enseignants. Ce rapport porte aux nues le système britannique des teaching schools financées par une fondation privée, l’Education Endowment Foundation : « Créée en 2011 par le Sutton Trust grâce à une subvention de 125 millions de livres sterling versées par le ministère de l’Éducation, cette association caritative (sic !) indépendante (re-sic !) a pour ambition de mieux documenter les méthodes et pratiques pédagogiques ». Dans le cadre du Grenelle, c’est donc le modèle que le Conseil préconise de suivre en France avec l’aval du ministre qui signe l’éditorial du rapport.
En fait, cette idée d’une Fondation de l’Éducation « indépendante » n’est pas du tout nouvelle. Elle est déjà longuement présentée dans un rapport de 2016 de l’Institut Montaigne, rédigé par le Boston Consulting Group et intitulé Le Numérique pour réussir dès l’école primaire [2]. Ce rapport préconisait de :
« Promouvoir la création d’une “Fondation pour l’éducation”, à la gouvernance collégiale, pilotée par des chercheurs. Cette fondation pour la recherche, à but non lucratif, sera en charge de l’expérimentation et de la diffusion de bonnes pratiques labellisées. La création de cette fondation nous paraît être une condition nécessaire pour faire émerger les meilleures méthodes pédagogiques. L’objectif n’est pas de “médicaliser” l’école (sic), mais bien de s’appuyer sur une recherche de haut niveau, conforme aux standards internationaux, qui favorisera in fine la diffusion des meilleures ressources et dispositifs dans les classes. Cette fondation concentrera son action sur l’échec scolaire et sa remédiation par le numérique ainsi que sur le rôle du temps hors école dans les apprentissages, et la place du numérique dans ceux-ci. L’action de cette fondation indépendante, à l’image de l’Institut Pasteur, associera les plus grands chercheurs français et étrangers. Les appels à projets pour expérimentation se fonderont sur les meilleurs standards internationaux afin de promouvoir une R & D rigoureuse et efficace. La mission principale de cette fondation sera de permettre la diffusion d’outils et de dispositifs pédagogiques de qualité ».
Le rapport poursuivait la préfiguration de cette « fondation indépendante » en précisant clairement la manière de la financer :
« Un financement à hauteur de 100 millions d’euros pour démarrer pourra provenir de subventions de l’État, de collectivités locales ou encore de la Caisse des dépôts et consignations, mais s’ouvrira également à la participation d’acteurs privés. Les financements publics pourront en partie provenir du prochain PIA ou de l’Agence nationale de la recherche (ANR) via des partenariats ponctuels. »
On peut s’étonner que les auteurs du CSEN, si sûrs de leurs références, n’aient pas évoqué ce précédent ni la tribune du Monde où son président et co-auteur du rapport revendiquait déjà en 2019 ce modèle [3]. En dépit d’un discours mêlant justifications économistes sur l’utilité de « l’investissement éducatif », profession de foi progressiste exprimée dans un vocabulaire emprunté en partie au courant de l’Éducation nouvelle sans jamais le citer, leur prise de pouvoir a pour objectif de donner un nouvel élan à la politique des faux réformateurs du régime éducatif français.
Elle vise explicitement à mettre la main sur des budgets publics via une structure externe pour développer « en toute indépendance », c’est-à-dire sans partage du pouvoir avec les instances ordinaires de l’Éducation nationale, des programmes d’expérimentation et de labellisation destinés à remplacer les façons de faire qui leur déplaisent. Ou à plagier et à badigeonner d’une couleur « neurocognitive » les meilleures façons de faire issues des connaissances expériencielles de générations d’enseignants et de pédagogues nourris aux sciences humaines. Ceux-ci seraient désormais dépourvues de possibilité de libre création car conditionnée à l’obtention d’un label officiel délivré par des chercheurs de laboratoire tout puissants.
Le rapport continue son plaidoyer en faisant mine que les recherches en sciences humaines et sociales n’auraient jamais jusqu’alors irrigué la réflexion pédagogique, ce qui constitue une confondante « vérité alternative [4] » :
« Dans tous les pays, une idée commence à faire son chemin : la recherche peut jouer un rôle fondamental pour aider à identifier des pratiques efficaces et adaptées aux différents besoins des acteurs de l’éducation (sic). Ce mouvement, appelé “éducation fondée sur des données probantes” ou evidence-based education, se propose notamment d’évaluer par des méthodes rigoureuses les effets de différentes pratiques pédagogiques. Une véritable recherche translationnelle en éducation commence à émerger, à l’interface entre la recherche fondamentale en sociologie, en économie expérimentale et en sciences cognitives, et sa mise en application pratique dans les classes. […] Le terme “translationnel” trouve son origine en médecine, où il indique le mariage de la recherche fondamentale avec celle de terrain : du labo au lit du patient, et du lit du patient au labo [5]. »
L’étatisme ne disparaît pas mais change de nature.
Ainsi le rapport du CSEN dessine un avenir où les méthodes et les ressources utilisées par les professeurs seraient labellisées et sévèrement contrôlées par le pouvoir en place. Mais au lieu d’être effectué, comme au XIXe siècle, avant Jules Ferry et Ferdinand Buisson, par une instance supérieure du ministère de l’Instruction publique [6], ce contrôle en amont serait désormais réalisé par une « fondation indépendante » aux mains des membres du Conseil scientifique désignés par le ministre. Les cadres de l’Éducation nationale et les formateurs dans les instituts de formation seraient tenus de s’en faire les courroies de transmission vers les professeurs et les contrôleurs sur le terrain.
Ce projet de reconfiguration est typique des changements structurels que veulent mettre en place les néolibéraux qui dominent aujourd’hui la politique étatique : réduire l’État à un rôle de « stratège » et financeur au moyen de cahiers des charges, d’appels d’offre et de budgets fléchés, et confier à des instances externes ou prestataires privés la définition des métiers et des méthodes, l’encadrement et le contrôle opérationnel sur les secteurs qui étaient autrefois du ressort de « l’État-Providence ».
Ces « révolutions » sont conçues comme une première étape vers des privatisations plus poussées, la santé et l’éducation étant les deux secteurs les plus importants en termes de volume de populations concernées. Les grands groupes privés rêvent de transformer ces énormes secteurs en marchés comme les autres sur lesquels ils pourront vendre leurs futures offres en lieu et place des anciens services publics. Les seigneurs numériques (GAFAM et BATX) rêvent aussi de les voir transformer en secteurs marchands ouverts à leur solutions « universelles » clés en mains.
Dans les phases de transition entre l’ancien État social et le nouvel État du contrôle social « néolibéral » qui se dessine, l’étatisme ne disparaît pas mais change de nature. Il s’exerce de plus en plus sur les professionnels des services publics par le truchement de structures « indépendantes » qui interviennent auprès d’eux en se présentant comme des « expérimentateurs facilitateurs », des « formateurs », des « secoureurs » ou des « aidants » avant de les supplanter. Ces nouveaux sous-traitants de la puissance publique ont des statuts ambigus (mi-public, mi-privé ; mi-étatique, mi-philanthropique) qui brouillent la perception de leur rôle réel et de leurs liens aussi bien avec les grands groupes privés qu’avec le sommet de l’État.
Ainsi le Grenelle de Jean-Michel Blanquer pourrait bien déboucher sur un coup de force destiné à mettre davantage l’Éducation nationale sous la domination d’experts moitié gourous de la « recherche translationnelle », moitié prétendus philanthropes, à la tête d’une fondation de droit privé, sans but lucratif, financée pour partie par le ministère de l’Éducation nationale et les agences de la recherche publique et pour partie par le « mécénat privé » (que chacun sait, même fiscalement, tout à fait désintéressé !). Cette fondation aurait d’exorbitants pouvoirs au nom de la « science » (en fait une expertise neuro-scientiste dénuée de contre-pouvoir !) pour imposer de l’extérieur aux enseignants et aux parents le monopole de méthodes pédagogiques labellisées, et pour évaluer, en étant juge et partie, les professeurs (et les élèves) avec des protocoles obligatoires issus de la recherche clinique développée par l’industrie pharmaceutique.
Voulons-nous que l’avenir de l’École de la République soit déposé entre les mains de tels guides, inféodés à de troubles intérêts privés qui avancent masqués et prétendent surplomber l’intérêt général ? Faut-il accepter le dépeçage annoncé d’une Éducation nationale qui, certes, doit changer pour tenir les promesses de sa démocratisation mais ne pourra pas le faire en se mettant sous la férule de la finance, des compagnies d’assurance, des seigneurs numériques et de l’industrie biomédicale ?
NDLR : le premier volet de cet article est à lire ici.