Politique

Suppression de l’ENA : effet d’annonce ou annonce suivie d’effets ?

Historien

L’ENA est un parfait bouc émissaire. Tous les politiciens le savent, même si aucun n’a encore réussi à détrôner depuis 1997 Alain Madelin et son « L’Irlande a l’IRA, l’Espagne a l’ETA, l’Italie a la mafia, la France a l’ENA », phrase qui démontre jusqu’où peut aller la démagogie populiste. Il faut dire que l’école y met du sien, persistant à proposer des cursus de formation frisant la nullité. L’annonce récente de sa suppression, par l’un de ses anciens élèves, Emmanuel Macron, sera-t-elle suivie d’effets ?

On ne sait s’il faut se référer à Sun Tzu, Machiavel ou Clausewitz, mais l’effet de surprise a été total. Dévoilés par une radio le jeudi 8 avril 2021 au matin, la suppression de l’ENA et son remplacement par un nouvel établissement – dont on apprenait dans la soirée qu’il porterait le nom, au demeurant peu mobilisateur, d’Institut du Service public – étaient actés par le président de la République lors d’une conférence en ligne devant les 600 plus hauts fonctionnaires du pays.

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« Bien joué », écrivait l’éditorialiste du Monde quelques heures plus tard, traduisant une opinion largement partagée, sinon par le président de l’association des anciens élèves, qu’on ne pouvait imaginer dans un autre registre et par des chefs de l’opposition marris d’un coup politique permettant au « jeune-président-rénovateur-malgré-la-pandémie » de rebondir, au demeurant sur un sujet populaire. Même les lecteurs du Figaro approuvaient à plus de 60% la décision.

Tenu par le devoir de réserve, le directeur de l’ENA était muet. Qu’aurait-il pu dire, sinon qu’il avait joué trop gros en se lançant dans un bras de fer avec sa tutelle ? Les choses pourtant semblaient lui réussir : faisant approuver par son conseil d’administration une réforme des concours puis une réforme de la formation, montrant de l’allant dans la mise en place d’un cinquième concours d’entrée, inspiré de loin par l’Affirmative Action en vogue dans  les universités américaines des années 1970 aux années 1990, il pensait avoir écarté à la fois le spectre du rapport Thiriez, en veilleuse depuis un an, et plus menaçante, l’annonce présidentielle d’avril 2019 annonçant, à l’issue du grand débat national censé éteindre la crise des Gilets jaunes, sa volonté de supprimer l’ENA.

Quelqu’un écrira un jour l’histoire des stratégies mises en œuvre durant ces deux années, et ce sera fort intéressant. On s’y sentira par moment en plein roman-feuilleton, où ne manqueront ni les preux défenseurs de la forteresse assiégée – Édouard Philippe, son directeur du cabinet Benoît Ribadeau-Dumas, le secrétaire général du gouvernement Marc Guillaume, tous trois issus du Conseil d’État, institution à laquelle appartient également le directeur de l’ENA, Patrick Gérard – ni les péripéties : à en croire Le Monde, l’allocution qu’aurait prononcée Emmanuel Macron le 15 avril 2019 si Notre-Dame de Paris n’avait pas brûlé ce jour-là prévoyait de « changer la formation, la sélection, les carrières [des hauts fonctionnaires] en supprimant l’ENA et plusieurs autres structures pour en rebâtir l’organisation profonde« . Sans compter, à partir de l’été 2020, le renvoi sans égard de Marc Guillaume par Jean Castex puis les déboires d’un Sciences Po empêtré dans la double succession d’Olivier Duhamel et de Frédéric Mion. Bref, c’était le moment d’agir, d’autant qu’Édouard Philippe était en embuscade pour occuper le terrain médiatique au moins, politique aussi peut-être.

L’ENA est certes un parfait bouc émissaire. Tous les politiciens le savent, même si aucun n’a encore réussi à détrôner depuis 1997 Alain Madelin et son « L’Irlande a l’IRA, l’Espagne a l’ETA, l’Italie a la mafia, la France a l’ENA », phrase qui démontre jusqu’où peut aller la démagogie populiste. Il faut dire que l’école y met du sien, persistant à proposer des cursus de formation frisant la nullité. Les témoignages ne manquent pas, ne serait-ce que dans la mémoire de la plupart des élèves et, publiés, dans les ouvrages souvent fins d’anciens élèves désabusés : Olivier Saby (Promotion Ubu Roi ; mes 27 mois sur les bancs de l’ENA, Flammarion, 2012) ou Adeline Baldacchino (La ferme des énarques, Michalon, 2015) rejoignent leurs grands anciens, à commencer par le trio Jean-Pierre Chevènement, Alain Gomez et Didier Motchane, cachés en 1968 sous le pseudonyme de Jacques Mandrin pour fustiger L’Énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise.

Ils n’étaient pas les premiers : préfaçant il y a quelques années la livraison des Cahiers pour une histoire de l’ENA consacrée à la promotion Jean Giraudoux (janvier 1950-décembre 1952), j’y notais la convergence des témoignages quant à l’indigence de la formation reçue, un élève estimant que « l’école compensait son manque de réflexion sur son projet pédagogique par un luxe de détail sur les modalités de la notation ». Cette phrase a été écrite dans les années 2000 par un homme né dans les années 1920, au sujet de l’ENA des années 1950 ; n’aurait-elle pas pu, aussi, émaner dans les années 2020 d’un homme né dans les années 1970 au sujet de l’ENA des années 2000, Emmanuel Macron par exemple ?

De cette constance dans la médiocrité, il n’y a pas lieu de s’étonner. L’école remplit en effet, à coût intellectuel faible, la mission qui lui est reconnue dans les faits, sinon dans les textes. Elle n’est que – mais elle est pleinement – la machine à classer destinée à extraire de l’élite la super-élite qui occupera les emplois de direction de l’État, et pour partie, par le canal de l’inspection des finances, ceux de la sphère économico-financière. Comme le disait sans ambages un ancien viceprésident du Conseil d’État à une chercheuse travaillant sur la formation des hauts fonctionnaires : « Vous pouvez leur faire faire du tricot ou de la danse classique, la seule chose qui compte est que nous récupérions les meilleurs. » Aussi, à la différence de la plupart des écoles de service public ayant vocation à rejoindre le futur Institut du service public, l’ENA n’a-t-elle pas, ou pratiquement pas, d’activité de recherche, en tout cas pas d’un niveau lui permettant de prétendre à l’excellence scientifique que nul ne conteste à l’École des Ponts, l’École nationale de la magistrature ou l’École des hautes études de santé publique pour n’en citer que quelques-unes.

Ce travers hypocritement tu ne pouvait que fausser le cours de l’ENA. Il est troublant de constater – à la lecture de l’un de ces Cahiers pour une histoire de l’ENA dont je ne saurai trop souligner l’intérêt – que d’emblée l’accès aux grands corps est perçu comme essentiel, vital même, par quelques élèves. Participant à la fête de sortie de l’une des premières promotions, le directeur Henry Bourdeau de Fontenay déplore le stupide accident venant d’endeuiller l’établissement, un élève sortant étant malencontreusement tombé d’un balcon. Les témoignages recueillis dans le reste de la revue disent, tous, qu’il s’agit non d’un accident mais d’un suicide, venant de quelqu’un ayant raté le haut du classement.

L’histoire, précisément, conduit à estimer que les blocages et les insatisfactions d’aujourd’hui s’analysent plus comme le fruit de travers initiaux que comme la dérive d’un programme tout à la fois ambitieux politiquement – donner enfin corps au second alinéa de l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme – et novateur intellectuellement, la génération issue de la Résistance lisant la montée des fascismes puis la guerre comme preuve de l’échec du libéralisme économique dont Sciences Po était la vigie.

Modernisateur, le projet de 1945 ne l’était en effet que partiellement. Le général de Gaulle était trop conscient de la nécessité de maintenir l’ossature étatique du pays pour modifier de fond en comble le gouvernement des élites administratives, dont il connaissait pourtant mieux que personne l’attitude au cours des années de guerre et d’occupation.

En outre une réforme de la fonction publique aussi complète et aussi radicale que celle mise en place à la Libération ne pouvait se faire sans compromis. Ainsi le ministère des Finances ne se rallia-t-il au projet de corps commun des administrateurs civils qu’à la condition que ceux servant dans ses rangs pussent continuer à bénéficier d’un régime indemnitaire privilégie. De même fallut-il toute la fermeté du ministre socialiste de l’Intérieur Adrien Tixier pour contrer la proposition, faite par un membre du Conseil d’État présent à son cabinet, de sortir les grands corps de l’état du champ de la réforme.

De fait ces derniers surent remarquablement tirer leur épingle du jeu. Soucieux d’éviter un procès en illégitimité au Conseil d’État son vice-président, René Cassin, au départ professeur de droit civil, se montra plus royaliste que le roi pour défendre l’institution – alors même que nombre de ses membres, qui avaient peuplé les cabinets et occupé les postes de commandement de Vichy, n’échappèrent à la répression pénale que par un exil prolongé, en Amérique du sud par exemple. L’inspection des finances mit l’accent sur sa technicité, et sur le faible nombre de juifs exclus de ses rangs ; comme l’écrivit François Bloch-Lainé dans ses souvenirs (Hauts fonctionnaires sous l’Occupation, Odile Jacob, 1996, écrit avec Claude Gruson), la question ne s’y était guère posée dans la mesure où elle avait soigneusement veillé à ne pas recruter de juifs durant l’entre-deux-guerres.

Ce furent ces mêmes grands corps qui parvinrent à créer le dispositif à double détente qui gouverne depuis 1945 la carrière des élèves de l’ENA à l’issue de leur scolarité : aux douze ou quinze premiers des carrières plus rapides, mieux payées à l’inspection générale des finances, au Conseil d’État, à la Cour des comptes, toutes institutions qui ajoutent à leur utile et indéniable rôle dans l’État une fonction reconnue d’agences de placement de haut niveau pour le même État, ses établissements publics et ses sociétés filiales.

Ce sera un sujet de recherche pour les historiens de demain de comprendre comment un pays moderne put si longtemps se gouverner sur le fondement de ces survivances d’un autre âge : celui où les régents de la Banque de France et les messieurs de Norpois recrutaient des candidats en habit et huit-reflets, qu’ils avaient souvent connus enfant tant le népotisme était puissant. Il était temps de jeter ces vieilleries à la rivière, comme promet aujourd’hui de le faire le président de la République.

Y parviendra-t-il ? Un de nos hommes d’État qui connaissait le mieux la fonction publique dont il était issu, Michel Rocard, avait tenu à adresser aux membres de son gouvernement, deux semaines seulement après son arrivé à l’Hôtel Matignon, une « circulaire relative à la méthode de travail du gouvernement ». Il est peu de phrases de ce texte, daté du 25 mai 1988, qui ne restent pertinentes. Celles-ci par exemple : « Je vous demande d’apporter aux questions inévitablement imprécises ou simplificatrices qui vous seront posées les réponses restituant au problème sa dimension réelle et de préférer à la facilité d’une répartie les exigences de la pédagogie. J’ajoute que les « effets d’annonce » se révèlent souvent être des annonces non suivies d’effets. Aussi doit-on toujours préférer le constat de l’action à l’annonce de l’intention. »

Quel sera donc le sort des promesses figurant dans le long, trop long exposé présidentiel du 8 avril ? La réponse, nous assure-t-on, sera connue avant le 1er janvier 2022, date de création du nouvel Institut, lui-même pierre d’angle de l’aggiornamento des politiques de recrutement, formation et carrière des plus hauts serviteurs de la République.

Trois hypothèses sont possibles.

Celle d’abord de la mauvaise foi, qui se traduirait par quelques rafistolages et un coup de badigeon. « Comme je m’y étais engagé, j’ai supprimé l’ENA. » La phrase est brève, adaptée à un débat télévisé : suffirait-elle pour autant à tromper qui que ce soit ? N’étant ni engagé dans les échéances électorales de 2022 ni désireux de dégrader encore le sens de l’engagement politique, je ne la retiens pas ici.

Celle ensuite de la bonne foi que ne viendrait pas étayer une préparation minutieuse du combat. J’ai beau avoir cité les penseurs iconiques de l’art de la guerre – ceux dont on reprocherait à un candidat à l’ENA de ne pas connaître les noms – le domaine ne m’est guère familier. Je veux croire qu’il l’est dans l’entourage présidentiel, qui semble jusqu’ici avoir su analyser les forces en présence, repérer les faiblesses de l’ennemi, dissimuler enfin ses propres intentions.

La bataille n’est certes pas gagnée d’avance, comme en témoignent deux épisodes récents. Voici plus de dix ans, Nicolas Sarkozy, président qui ne manquait pas de volontarisme mais n’était pas issu du sérail, ne fut pas en mesure de déjouer les obstacles de tous ordres mis en place pour l’empêcher de concrétiser sa promesse de supprimer le classement de sortie de l’ENA. Plus révélateur encore : malgré l’appui explicite du président de la République François Hollande, Marylise Lebranchu, ministre de la fonction publique de 2012 à 2016, ne parvint pas à imposer aux trois grands corps précités de n’accueillir que quatre, et non plus cinq, élèves de l’ENA à l’issue de leur scolarité, tant la stratégie de harcèlement mise en œuvre par ces corps se révéla efficace. Quels efforts ne furent pas faits pour sauver ces trois emplois – quand on sait qu’il y a plus de cinq millions d’agents publics en France !

Troisième hypothèse, optimiste : bonne foi, bonne organisation et volonté soutenue. Une telle conjonction n’est ni impossible ni inédite mais, à la différence des moments réformateurs de l’histoire contemporaine – 1936, 1945, 1981 – les circonstances ne sont pas aujourd’hui optimales. Nous sommes à un an d’une élection présidentielle difficile, les dossiers à ouvrir sont multiples et complexes, les experts pourraient être enclins à ne pas faire de zèle, alors même qu’ils sont les seuls à savoir décrypter ce qu’une disposition technique d’apparence anodine peut avoir de décisif.

Rendez-vous dans un an, dans cinq ans, dans cent ans pour savoir si le blitzkrieg a été victorieux…


Marc Olivier Baruch

Historien, Directeur d'études à l'EHESS, ancien élève de l'ENA