Savoirs

Apprendre à faire société avec les non-humains comme avec les humains – un moment latourien (2/4)

Philosophe

Dans le premier article de la série consacrée à Bruno Latour, Patrice Maniglier présentait la théorie latourienne des sciences, en insistant sur son refus de mettre les sciences au-dessus de nos batailles. Dans ce deuxième article, il montre l’importance de sa théorie des existants pour approcher au plus près la situation pandémique, du fait de la version très précise que Latour a donnée à une exigence qui est dans l’air du temps : penser par-delà l’opposition entre nature et culture. Le fait pandémique restera obscur tant qu’on s’obstinera à croire qu’on ne fait société qu’entre humains.

Latour enseignait depuis longtemps que les catégories opposées de nature et de culture, avec tous les couples conceptuels qui les accompagnent (chose/représentation, non-humain/humain, matière/idéalité, réalité/pensée, etc.), ne permettent pas d’appréhender la réalité en général, et encore moins celle qui résulte de ce qu’on appelle la « Modernité ». Si le travail sur les sciences occupait surtout les années 1970 et 1980, on peut dater cette préoccupation théorique de la publication de Nous n’avons jamais été modernes, poursuivie dans Politiques de la Nature, puis Changer de société, refaire de la sociologie [1]. Il trouva plus tard, dans l’irruption de la Terre comme problème politique (notamment du fait du changement climatique), une incitation supplémentaire à construire une pensée qui se passe de cette dichotomie. Mais le virus a donné à cette hypothèse, d’un cadre théorique qui se déploie par-delà nature et culture, une urgence et une évidence toutes particulières auprès d’une opinion publique assez large.

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Il est vrai que le message semblait déjà être passé avant que le SRAS-CoV-2 ne s’invite parmi nous. Les milieux de l’anthropologie contemporaine (Philippe Descola, Eduardo Viveiros de Castro, Tim Ingold, Marylin Strathern, Anna Tsing, etc.) avaient beaucoup fait pour acclimater cette conviction dans le monde intellectuel.

La prise de conscience de la crise écologique globale, et en particulier le bouleversement climatique, a contribué à répandre dans le grand public l’idée que les êtres humains ne sont pas posés dans un environnement passif sur lesquels ils agissent avec plus ou moins bien de succès, mais bien pris dans des boucles d’interaction si intriquées que ce qu’on prend pour le cadre intangible (naturel) d’une action incertaine (humaine) mérite d’être vu comme un acteur à part entière : le bâtiment du théâtre est venu sur la scène à côté des acteurs, la Terre s’est imposée comme un agent de l’histoire plus rapide que la modification des politiques publiques (Latour aime à citer cette phrase du théoricien de la culture marxiste Fredrick Jameson : il est désormais plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme)…

Cependant, il aura fallu la pandémie pour que cette idée, qui semblait aberrante à la plupart des esprits sérieux il y a seulement une ou deux décennies, devienne une évidence massivement partagée. Il en va ici comme du féminisme : certes on n’a pas attendu #MeToo pour que les analyses des relations entre les violences sexuelles et les dominations de genre soient problématisées ; mais ça n’est que très récemment que ces analyses sont devenues des évidences de masse. On pourrait bien sûr dire la même chose pour le réchauffement climatique.

Mais il se trouve aussi que la pandémie de Covid-19 ne se contente pas seulement de rendre presque intuitive l’inutilité de la distinction nature-culture ; elle montre que, parmi les cadres théoriques alternatifs qui se proposent pour penser les existants au-delà de cette distinction, il y a de bonnes raisons de trouver que celui proposé par Latour est un des plus pertinents.

Qu’avons-nous en effet été forcés de constater à l’occasion de cette crise sanitaire ? Tout simplement ceci : un agent non-humain a profondément recomposé les relations entre les humains ; il a « fait » de la politique. Sa présence dans nos postillons modifie directement nos relations sociales : nous mettons des masques, nous nous tenons à distance, nous travaillons autant que possible de notre domicile. Sa circulation confronte les autorités étatiques à de nouvelles épreuves – approvisionner le pays en masques, en tests, en vaccins – épreuves sur lesquelles il sera jugé au sens le plus plat du mot « politique » : lors des prochaines élections.

On peut même dire que non seulement le virus fait de la politique, mais qu’il a eu l’insigne privilège de rétablir dans toute sa force le mot « politique », et cela dans presque chacune des acceptions que la tradition philosophique lui a données. D’abord dans le sens d’un primat de la volonté collective sur les fatalités sociales et historiques : qui aurait imaginé que les sacro-saintes « contraintes budgétaires » pourraient exploser si facilement pour autre chose que pour « sauver l’économie » [2] ?

Mais aussi au sens d’une expérience de notre commune condition : a-t-elle jamais été éprouvée à une telle échelle dans l’histoire humaine ? Y a-t-il rien de plus politique que cette irruption de l’identité de ce qui nous unit dans la vie de chacun et chacune d’entre nous ? Et encore au sens d’une mobilisation de chacun et de chacune dans une action collective de vaste ampleur : avons-nous eu dans notre histoire récente une occasion de nous trouver, chacune et chacun à sa manière et à sa place, en train de contribuer à un bien commun (la « santé publique »), tantôt en restant chez soi, tantôt en allant travailler, tantôt en acceptant de sacrifier des bénéfices ou des moments de plaisir ?

Seules les guerres avaient pu avoir un tel pouvoir de mobilisation et c’est bien le fondement de cette malheureuse métaphore qu’utilisa Emmanuel Macron. Au demeurant, cette expérience du confinement est si évidemment refondatrice du politique qu’elle donne à chaque personne, pour chaque prix payé, un titre pour exiger plus tard de la collectivité quelque chose, rouvrant ainsi le dissensus sur le bien commun qui se trouve être une des définitions de la politique (comme le soutient, entre autres, Jacques Rancière [3]). Elle est politique enfin au sens d’une invitation à repenser les présupposés de base de notre être-ensemble, ce qui s’éprouve dans l’interrogation permanente depuis un an sur ce qui est « essentiel » et ce qui ne l’est pas.

Par toutes ces questions qu’il a posées, le virus est hyper-politique (au sens où non seulement il fait de la politique, mais en plus il rouvre au politique comme tel). Il l’est d’ailleurs en un autre sens encore, qui est aussi plus précisément latourien. Latour soulignait en effet dans son livre sur Pasteur que la révolution pastorienne est politique parce qu’elle ajoute un nouvel agent à la communauté des agents, une nouvelle entité avec laquelle il faut faire ; or cet acte d’ouverture du compte des agents est une des définitions de la politique qu’on pourrait extraire aussi bien de Hannah Arendt et John Dewey que de Jacques Rancière et Alain Badiou… Bref, le virus fait et refait (de) la politique dans presque tous les sens du mot.

Il y a entre action humaine et action des non-humains une relation beaucoup plus circulaire, beaucoup plus intriquée, beaucoup plus embrouillée.

Certes on pourrait dire : « Tout cela, ce ne sont que des manières de parler. Le virus ne fait pas de politique ; il constitue simplement une nouvelle contrainte naturelle qui détermine un nouvel ensemble de choix sociaux que les humains ont à prendre et la politique est précisément située dans ce choix que les êtres humains font entre eux. L’histoire montre d’ailleurs que les êtres humains peuvent réagir très différemment à des pandémies de ce genre : le précédent de la grippe espagnole suffirait à prouver qu’on n’est pas obligé de sacrifier toute une économie face à une épidémie de très grande ampleur. C’est un choix – un choix politique précisément, et le virus comme tel n’y est pour rien. »

Mais cette séparation entre des « données naturelles » d’un côté et des « décisions humaines » de l’autre, bien qu’elle semble à première vue de bon sens, s’avère rapidement contre-productive. Contrairement aux apparences, une pandémie n’est pas un phénomène biologique (le virus se propageant à travers des organismes). Car s’il n’y avait pas des infrastructures de transport déplaçant les corps d’un bout à l’autre de la planète, des idéologies néolibérales favorisant une division du travail mondiale par le biais des échanges, des habitudes culturelles encourageant plus ou moins certaines pratiques sanitaires (porter un masque par exemple – ou pas), une consommation importante de bois et de produits agricoles importés exigeant la déforestation et chassant les chauves-souris de leurs habitats, etc., il n’y aurait pas de microorganismes se baladant d’hôte humain (et non-humain) en hôte humain sur une échelle planétaire.

Au demeurant, s’il n’y avait pas de biologie moléculaire capable de segmenter le génome du virus, de tester, de soigner même, bref des appareils de connaissance et des technologies, il n’y aurait pas non plus de « pandémie » : il y aurait peut-être des virus (encore que, ça se discute), mais certainement pas de pandémie (il y aurait peut-être à la place des châtiments divins).

La « nature » n’est donc pas ce réservoir de fatalités aveugles d’où tombe de temps en temps quelque incident qui contraint de l’extérieur l’action humaine. Il y a entre action humaine et action des non-humains une relation beaucoup plus circulaire, beaucoup plus intriquée, beaucoup plus embrouillée.

Plutôt que la rencontre entre deux plans, celui de la nature où les événements se produisent en fonction de lois aveugles, et celui de la culture où les décisions se négocient entre sujets parlants, on aurait intérêt à voir qu’il y a des interactions entre des entités hétérogènes, qui sont tantôt humaines tantôt non-humaines. Il faut mettre sur le même plan les habitudes de consommation des européens et les mécanismes immunologiques, les fluctuations de la monnaie et de la dette ainsi que les mutations de la protéine Spike du virus, la pyramide des âges d’une société et les mécanismes moléculaires par lesquels les virus colonisent ou non certaines cellules…

Or cette mise à plat est celle pour laquelle Latour n’a cessé de plaider dans son œuvre. Il n’est certes pas le seul. De l’histoire environnementale à la métaphysique, en passant par l’anthropologie et le design, ce dépassement de l’opposition entre nature et culture constitue une des grandes propositions théoriques de notre temps.

Une expression désigne ce refus d’introduire dans l’être des étages ou des règnes : on parle d’ontologie plate. Ontologie plate ne veut pas dire que tous les êtres ont, en tant qu’ils sont et simplement en tant qu’ils sont, quelque chose de commun ; c’est dire au contraire que, quelles que soient les différences substantielles ou essentielles entre les êtres, celles-ci ne les empêchent pas d’entrer en relation directement, de se brancher l’une sur l’autre.

L’ontologie plate signifie que les relations entre des termes ontologiquement hétérogènes peuvent se faire localement et ne supposent pas la médiation par deux plans généraux. Ainsi, les mots ne se rapportent pas d’abord à d’autres mots pour former un plan homogène qui renverrait globalement à un autre plan qui serait celui des choses : certains mots se rapportent à certaines choses et forment des assemblages toujours locaux d’où émerge, sous certaines conditions, le grand partage des mots et des choses [4].

Mais cela signifie aussi que les vrais découpages ne passent jamais entre les plans homogènes, mais entre les différentes compositions d’entités hétérogènes qui se stabilisent ici ou là dans ce que Latour comme son ami Philippe Descola appellent des mondes. Le plan unique n’est donc pas un univers mais un plurivers. L’ontologie plate invite donc à dépasser l’opposition entre une nature et des cultures et à répartir autrement la distribution de l’Un et du Multiple.

Or, là encore la pandémie de Covid-19 constitue un terrain privilégié pour voir l’intérêt analytique très concret de ces discussions qui peuvent paraître abstraites et spéculatives. Car on perdrait beaucoup à parler d’une réaction des humains à un virus ; on a plutôt affaire à différents assemblages qui font comme différentes réalités.

On pourrait parler par exemple d’un assemblage « chinois » (ou asiatique) de technologies de surveillance, de procédures de contrôle (du genre « crédit social ») et de corps maintenus à distance du virus ; d’un assemblage « européen » entre des restrictions plus ou moins mesurées des libertés (de circulation, de commerce, etc.), des frontières relativement ouvertes, une culture de la polémique dans l’espace public et des mécanismes d’immunité collective dans un esprit de sacrifice plus ou moins avoué ; d’un assemblage « africain » (ou indien) entre des populations jeunes, des connexions internes et externes plus lentes, un environnement viral plus riche, et des politiques d’immunité collective – et encore ne sont-ce là que des suggestions d’école, car les vraies découpes du phénomène pandémique traversent probablement ces grands ensembles régionaux et mériteraient des analyses bien plus approfondies.

Il n’en reste pas moins que parler du Virus-en-général face aux Humains-en-général n’a pas de sens, même au niveau biologique : les êtres humains diffèrent considérablement les uns des autres dans leur relation aux virus et tout est bien, ici, affaire de composition.

L’anthropologue des virus Charlotte Brives a bien raison : « De nombreux articles et commentaires, sur les réseaux sociaux ou ailleurs, viennent éclairer la multiplicité du virus. Et il est important en effet d’insister sur le fait que les conséquences de son “intrusion” sont extrêmement variables – selon l’état du système immunitaire de chacun, selon les classes sociales, les politiques de santé et l’état du système de soin, l’expérience différenciée des épidémies selon les pays, etc. : on peut parler de pandémie, mais on pourrait aussi bien parler d’une multiplicité d’épidémies. »

Voilà donc déjà deux caractéristiques de l’ontologie par-delà nature et culture proposée par Latour, qui en font un puissant instrument analytique de notre situation : la « platitude » de la réalité et sa multiplicité interne ou ce qu’on pourrait appeler sa multiversalité.

Mais il ne suffit pas de dire que toute description fine d’un phénomène exige de pouvoir traverser et retraverser sans cesse la frontière supposément infranchissable entre la nature et la culture (ou entre n’importe quel autre grand diviseur) pour saisir des assemblages entre des termes hétérogènes. Il faut aussi spécifier la nature de ces relations et nous dire plus précisément ce qui est assemblé.

Or sur ce point encore, la réponse latourienne paraît singulièrement pertinente pour notre situation actuelle, en particulier telle que la pandémie la révèle : le plan horizontal est peuplé, dit-il en somme, non pas de choses inertes, mais bien d’actants, de « puissances d’agir ».

Une des spécificités en effet de l’ontologie plate latourienne est que, contrairement à d’autres ontologies monistes qui ont circulé, circulent et circuleront encore parmi nous, elle n’aligne pas la culture sur la nature, les sujets sur les choses, les vivants sur la matière (comme le fait par exemple le darwinisme social) ; au contraire, elle « élève » tous les êtres au statut d’acteurs, ou plus précisément d’ « actants », ou encore de ce que Latour appelle, dans ses livres plus récents, des « puissances d’agir ». La Summa Divisio que les scolastiques faisaient entre les choses et les personnes est vaine parce que tous les êtres sont également des sortes de sujets : il n’y a pas lieu de réserver la capacité d’initiative à un type d’être parmi d’autres (les sujets, les personnes, les humains, les vivants).

Or c’est bien de cela dont il est question dans les « assemblages » ou les « mondes » auquel la pandémie nous confronte : non pas de relations entre des choses, mais d’interactions entre des actants. Nous ne nous contentons pas de composer, avec les variétés du virus, des assemblages divers de termes hétérogènes ; nous interagissons, voire interréagissons.

Car si nous réagissons au virus, le virus aussi réagit à nos réactions. En témoignent les fameux « variants ». Et qu’on ne dise pas que ces « réactions » seraient aveugles, alors que les nôtres sont intelligentes. Car toute la théorie de l’évolution est précisément là pour rendre compte des effets de finalité qu’on constate dans l’histoire de la vie (qui permettent de parler de stratégies évolutives) : si les mutations sont aveugles, leur succès ne l’est pas. S’il y a un « variant anglais », c’est qu’il est plus efficace pour contourner nos « gestes-barrières », et peut-être, bientôt, nos vaccins… Et inversement notre « intelligence » ne va pas jusqu’à nous mettre dans la position d’observateurs désimpliqués d’une situation que nous regarderions d’en haut pour choisir froidement la meilleure stratégie : il y a dans la vie des sociétés aussi des sortes de dispositifs réflexes bien plus longs à courber que des séquences d’ARN…

Le plan horizontal est peuplé, non pas de choses inertes, mais bien d’actants, de « puissances d’agir ».

Le genre de problèmes que nous avons avec le virus ressemble donc moins à la relation qu’un alpiniste peut avoir à une falaise à escalader qu’à celle qu’un joueur de tennis peut avoir avec un autre joueur de tennis. Et c’est une des raisons pour lesquelles Latour soutient qu’il constitue un « instructeur » précieux dont nous devrions retenir les « leçons métaphysiques » : il est le modèle des relations réelles que nous avons avec les êtres avec qui nous coexistons et qu’un certain « humanisme » mal pensé nous a empêchés de reconnaître [5].

Horizontalité, multiversalité et agentivité : voilà trois traits caractéristiques des êtres selon Latour qui s’avèrent particulièrement ajustés pour saisir un phénomène comme la pandémie de Covid-19. Mais c’est de manière plus précise encore que l’ontologie par-delà nature et culture propre à Latour trouve dans la pandémie une sorte d’exemplification à l’usage de tout un chacun. Car Latour n’a cessé de récuser l’image de deux acteurs (comme nos joueurs de tennis) inter-réagissant l’un face à l’autre : il insiste au contraire sur des inter-réactions qui brouillent les frontières identitaires de leurs termes. Ce point était au cœur d’un des concepts qui a fait la gloire internationale de Latour, celui d’acteur-réseau [6].

En une phrase, on peut dire que cette « théorie de l’acteur-réseau » signifiait non pas que tout être est un acteur pris dans un réseau (d’acteurs), mais que toute action particulière est une synthèse entre plusieurs actions superposées, au sens où nul ne peut agir sans en même temps faire agir d’autres, c’est-à-dire traduire leurs actions dans la sienne.

Cette notion de traduction avait été développée pour la sociologie des sciences et des techniques. Il s’agissait de soutenir qu’une théorie scientifique n’est pas tant la représentation d’une réalité extérieure qu’une manière de mobiliser certaines entités dans une même action, au prix d’un déplacement de ses finalités comme des leurs. Ainsi Pasteur veut vaincre certains adversaires théoriques et sa théorie est un moyen d’obtenir ce résultat en mobilisant les microbes ; les microbes veulent proliférer et se plient donc aux conditions que Pasteur leur impose, « prouvant » au passage sa théorie en même temps qu’ils l’infléchissent ; les paysans veulent augmenter leur rendement et cet intérêt aussi se voit traduit dans les textes de Pasteur.

Pasteur ne se contente pas cependant de trouver une solution convergente pour des intérêts hétérogènes ; il les redéfinit et se redéfinit en eux (d’où l’idée de traduction). Un énoncé scientifique, donc, comme un objet technique, n’est pas dans une relation de face-à-face avec une réalité muette mais plutôt comme une tentative pour concilier des intérêts hétérogènes (humains et non-humains) en une seule et même formule.

D’une manière générale, toute action inclut d’autres actions, tout actant est déjà une alliance d’actants (comme dans la théorie de la volonté de puissance de Nietzsche, une des grandes inspirations de Latour depuis son jeune âge et certainement une clé pour toute son œuvre) : tout faire est un faire faire. Dès lors il n’est jamais facile, il est même probablement impossible de dire qui est l’agent et qui est le patient dans ces affaires, qui a commencé et qui ne fait que continuer.

On voit que parler d’agentivité pour tous les êtres, ça n’est pas confier à chaque être (humain ou non humain, vivant ou non-vivant) la capacité d’initiative originaire (ex nihilo) que notre tradition (vraisemblablement sous l’effet de son héritage monothéiste) attribue à un sujet. C’est réviser la catégorie de sujet elle-même, en renonçant à l’idée qu’il puisse y avoir un actant absolument originaire, dont l’action surgirait du néant et donc serait à elle-même son propre principe alors que les autres n’en seraient les effets (les créatures). Il y a un enchevêtrement des causes et des effets qui est inextricable.

Or c’est cette notion d’un faire-faire essentiel à tout faire que Latour va réutiliser pour nous aider à appréhender le changement climatique sans avoir recours à l’idée d’un hyper-organisme, la Terre, dont nous troublerions l’harmonie.

Combinant les approches des deux inventeurs de l’hypothèse Gaia, celle de James Lovelock qui insiste sur les aspects de régulation globale du système-Terre, et celle de Lynn Margulis qui insiste plutôt sur les phénomènes d’endosymbiose et la continuité des êtres traversés par les microbes, Latour propose de voir la Terre non pas comme une sorte de très gros vivant dont nous serions les parties fonctionnelles, ni comme une sorte de milieu universel enveloppant tout, mais bien comme la conséquence du fait que les êtres ne cessent d’agir les uns sur les autres pour se faire agir en leur faveur réciproquement.

En effet, cela implique que ce qui apparaît comme un cadre extérieur est plutôt un réseau d’alliances. Il faut en somme remplacer le couple vivant-environnement ou organisme-milieu par l’idée d’une multitude de processus évolutifs par lesquels les acteurs se modifient et modifient les autres afin de les mettre au service de leur propre puissance (de manière plus ou moins réciproque) : « Chaque puissance d’agir modifie ses voisines, fût-ce très légèrement, pour rendre sa propre survie légèrement moins improbable [7]. »

Ainsi, si les relations entre les termes qui composent les mondes sont bien des inter-réactions, ces inter-réactions font des boucles où l’action de l’un ne cesse d’intégrer la réaction de l’autre dans sa propre détermination (dans tous les sens du terme : elle détermine à agir ou à ne pas agir, et elle détermine le type d’action).

Pour reprendre une illustration très simple inspirée de Lovelock, supposons un monde où une espèce de pâquerette se reproduit d’autant mieux à une certaine température, mais où cette température elle-même peut être modifiée par la réflexion de la lumière à la surface (ce qu’on appelle l’albédo) ; supposons aussi que la couleur, plus ou moins noire, de ces pâquerettes varie à l’occasion de mutations aveugles : par l’effet de la sélection, il n’existera bientôt que les pâquerettes qui auront la couleur la plus à même d’infléchir la température de l’environnement vers un niveau optimal pour leur reproduction.

Le changement de couleur est-il donc la cause de la variation de température, ou l’inverse ? L’un est-il un moyen de l’autre ou l’autre un moyen de l’un ? De même, quand la guêpe pollinise l’orchidée, est-ce la fleur qui se reproduit ou l’insecte qui se nourrit ? Et dans les phénomènes d’endosymbiose, est-ce la bactérie qui trouve dans mon intestin un milieu favorable pour se reproduire ou mon organisme qui trouve dans la bactérie un organe de plus pour digérer les aliments dont il serait incapable de profiter sans elle ?

Au lieu donc de nous trouver dans la situation de deux joueurs de tennis l’un face à l’autre, on a plutôt le sentiment qu’il faut décrire les relations entre les actants dans l’ontologie plate comme un jeu où chaque joueur devient pour l’autre un moyen de réaliser son propre coup, comme s’ils passaient alternativement de l’autre côté du filet pour aider l’autre à ajuster sa raquette, mesurer sa force, affiner son effet. Drôle de situation que la notion de boucle de rétroaction ne décrit qu’à moitié, puisque l’étrangeté vient précisément de ceci que ce qui apparaît comme une boucle complète pour l’un (la reproduction d’une espèce) est un arc de cercle pour l’autre (moyen de sa propre reproduction), et inversement ! Comme si chacun était englobé dans ce qu’il englobait lui-même, comme si chaque terme était pour l’autre une partie et un tout à la fois.

On pense à un de ces paradoxes visuels dont le graveur néerlandais M.C. Escher était l’inventeur, ce dessin de deux mains qui se dessinent l’une l’autre – image qui servait à Douglas Hofstader pour illustrer son concept de hiérarchie imbriquée ou tangled hierarchy [8].

Le mot entanglement, enchevêtrement, est de fait le mot qui a été choisi par des autrices telles que Lynn Margulis et Donna Harraway pour décrire ce type de relations qui leur semble caractéristique de la vie [9]. Je préfèrerais parler d’interactions embrouillées ou, plus simplement, d’embrouilles, précisément parce que les frontières des identités y sont brouillées, rendant très difficile de savoir ce qui, dans tel ou tel comportement, est de tel être ou de tel autre.

Nous pouvons donc désormais dire que les choses 1) sont à plat, 2) composées diversement, 3) actives, 4) embrouillées. Et là encore l’expérience de la pandémie s’avère un très bon exemple de l’efficacité de ce cadre analytique pour comprendre ce qui nous arrive. Car penser les virus comme des acteurs qui se contentent de réagir à nos actions de part et d’autre d’un filet risque de nous donner une mauvaise image de la manière dont ils coexistent avec nous.

Les biologistes le disent clairement : il n’y a pas de relation de face à face entre les humains et les virus puisque certains de nos fragments d’ADN et certaines des pièces maîtresses de notre vie biologique viennent précisément de rencontres avec des virus à une date antérieure de l’histoire évolutive. On évalue à 8% la proportion de notre ADN qui serait d’origine virale. Le placenta lui-même, qui définit toute la lignée des mammifères, est dû à un épisode infectieux advenu à une époque très lointaine de l’histoire de la vie [10].

Mais il n’est même pas nécessaire d’aller jusqu’à l’échelle de l’histoire évolutive des espèces pour s’apercevoir que nous sommes avec les virus dans une relation embrouillée. On peut remarquer plus simplement que nous vivons « dans » le virus (le virus nous environne, c’est bien pourquoi on craint de sortir) pour la même raison qui fait que le virus vit « en nous » (nous sommes le milieu du virus, c’est bien pour cela qu’on veut le tenir à distance). Le dedans est aussi le dehors.

On peut appeler les relations de ce type des relations d’imbrication mutuelle (entangled hierarchy) et ce sont ces relations qui constituent l’opérateur formel de l’embrouillement caractéristique des êtres terrestres. C’est bien au demeurant par sa réflexion sur le rôle des microbes, et en particulier des bactéries, que Lynn Margulis a été conduite à formuler sa théorie endosymbiotique [11]. Il est probable que les virus jouent, dans cet embrouillement qui constitue le vivant, un rôle un peu différent de celui des bactéries, mais ils n’en doivent pas moins être pensés dans ce cadre.

Ce qu’on appelle écologie, finalement, étudie ces relations d’enchevêtrements entre des embrouilles.

Pour être tout à fait complet, il faudrait ajouter une autre propriété à cette grammaire des existants par-delà nature et culture que Latour a élaborée et qui trouve un écho singulier dans l’expérience de la pandémie – une propriété qu’on pourrait cette fois appeler correctement l’enchevêtrement. Il ne faut pas confondre le caractère embrouillé des êtres avec leur caractère enchevêtré. Le premier désigne comme on vient de le voir l’impossibilité de distinguer le dedans et le dehors, le soi et l’autre, du fait des boucles de renforcement réciproques dans lesquelles les existants se constituent. Le second désigne le fait que chacune de ces hiérarchies intriquées est elle-même en permanence emmêlée dans d’autres.

Ainsi, la relation des corps humains aux virus ne saurait se comprendre sans être rapportée à d’autres relations, des humains à d’autres choses que des virus et des virus à d’autres choses que des humains. Si les humains n’avaient pas des relations aux avions ils n’auraient pas des relations aux virus non plus ; si les virus n’avaient pas des relations à des chauves-souris ils n’auraient pas de relations aux humains.

Nos embrouilles sont enchevêtrées les unes dans les autres. Ma relation endosymbiotique aux bactéries croise celle qui me lie à ce virus et il en va de même pour la relation des microbes entre eux d’ailleurs : la pandémie de Covid-19 a été un coup dur pour de nombreux virus, notamment grippaux, et pas mal de bactéries ont été les victimes collatérales des défenses que nous avons érigées contre le SRAS-CoV-2.

Notre attachement à nos ordinateurs a peut-être contribué à renforcer l’apparition du virus (du fait de son insertion dans la mondialisation des échanges), mais inversement le virus nous a attachés encore plus solidement à ces ordinateurs qui nous permettent de travailler et prendre des apéritifs à distance (car j’ai avec les objets techniques aussi des relations endosymbiotiques). Le virus nous attache à l’entreprise Pfizer et attache cette entreprise plus fermement à certains investisseurs, qui eux-mêmes vont favoriser notre attachement à tel ou tel autre produit, mode de travail, etc. Ce qu’on appelle écologie, finalement, étudie ces relations d’enchevêtrements entre des embrouilles.

Ainsi, toute relation binaire entre actants est non seulement circulaire, mais encore nécessairement prise dans des chaînes de relations avec d’autres actants, chaque boucle apparaissant à un autre niveau comme un arc de cercle pour d’autres boucles plus longues ou plus courtes, divergentes ou convergentes.

Les mondes ressemblent à des pelotes de relations embrouillées, elles-mêmes enchevêtrées les unes dans les autres. Telle est la complexité du monde dans lequel nous nous trouvons et dont la pandémie nous a obligés à prendre conscience au moins partiellement. Si l’œuvre de Latour résonne avec ce que nous pressentons comprendre dans notre chair à l’occasion de cette épreuve, c’est qu’elle a décrit ce monde avec une précision unique.

Résumons les traits des existants que Latour avait plus ou moins explicitement dégagés (car il faut avouer que nous avons ici introduit des distinctions conceptuelles qui ne sont pas toutes explicites chez Latour, notamment la différence de l’embrouillement et de l’enchevêtrement) et que le virus nous découvre comme s’il tirait une couverture sur un monde que nous avions préféré ne voir jusqu’à présent que sur le mode binaire de la nature et de la culture : horizontalité, multiversité, agentivité, embrouillement, enchevêtrement.

Mais il y a à vrai dire une dernière propriété, qui est sans doute celle à laquelle Latour a consacré le plus d’attention lors des dernières années : les existants ne sont pas seulement embrouillés et enchevêtrés certains avec d’autres ; ils le sont d’une certaine manière tous ensemble.

Il n’y a pas seulement des réseaux, il n’y en a qu’un. Cet « un » est ce qu’on appelle la Terre. Aussi le dernier trait de l’ontologie de Latour, qui peut-être conditionne tous les autres, est-il la terrestrialité des existants : exister, c’est être-en-Terre. Et le virus sur ce point aussi est venu rencontrer un des axes les plus importants de l’enseignement de Latour : il est temps de faire place à la notion de Terre au cœur de toutes nos préoccupations.


[1] Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991 ; Politiques de la Nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999 ; Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2005.

[2] Latour lui-même a insisté sur ce point : cf. « Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020.

[3] Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995.

[4] Cette idée est très proche de celle développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari à travers leurs concepts d’agencement et de machine abstraite (voir notamment Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, et de Deleuze seul, Foucault, Paris, Minuit, 1986).

[5] La métaphore de l’instructeur a été mobilisée par Latour dans un entretien avec Caroline Broué où le virus est présenté comme un pion borné qui nous fait répéter une leçon jusqu’à ce qu’on l’ait apprise (La Grande Table, 2ème Partie, France Culture, 25 janvier 2021).

[6] Latour n’est pas le seul inventeur de ce concept. On ne peut pas ne pas mentionner ici le rôle de Michel Callon, dont l’œuvre entière n’a pas encore été reçue à sa juste mesure.

[7] Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le régime climatique, Paris, La Découverte, 2015, p. 132.

[8] D. Hofstadter, Gödel, Escher, Bach, Les brins d’une guirlande éternelle, Paris, InterÉditions, 1985 ; Je suis une boucle étrange, Paris, Dunod, 2013.

[9] Voir Donna Harraway, Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin, Éditions Mondes à faire, 2020.

[10] Voir Charlotte Brives, « Pluribiose. Vivre avec les virus. Mais comment ? », Terrestres, 1 juin 2020.

[11] Voir par exemple Lynn Margulis et Dorion Sagan, L’Univers bactériel, Paris, Seuil, 1986.

Patrice Maniglier

Philosophe, Membre du comité de rédaction des Temps Modernes

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991 ; Politiques de la Nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999 ; Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2005.

[2] Latour lui-même a insisté sur ce point : cf. « Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020.

[3] Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995.

[4] Cette idée est très proche de celle développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari à travers leurs concepts d’agencement et de machine abstraite (voir notamment Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, et de Deleuze seul, Foucault, Paris, Minuit, 1986).

[5] La métaphore de l’instructeur a été mobilisée par Latour dans un entretien avec Caroline Broué où le virus est présenté comme un pion borné qui nous fait répéter une leçon jusqu’à ce qu’on l’ait apprise (La Grande Table, 2ème Partie, France Culture, 25 janvier 2021).

[6] Latour n’est pas le seul inventeur de ce concept. On ne peut pas ne pas mentionner ici le rôle de Michel Callon, dont l’œuvre entière n’a pas encore été reçue à sa juste mesure.

[7] Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le régime climatique, Paris, La Découverte, 2015, p. 132.

[8] D. Hofstadter, Gödel, Escher, Bach, Les brins d’une guirlande éternelle, Paris, InterÉditions, 1985 ; Je suis une boucle étrange, Paris, Dunod, 2013.

[9] Voir Donna Harraway, Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin, Éditions Mondes à faire, 2020.

[10] Voir Charlotte Brives, « Pluribiose. Vivre avec les virus. Mais comment ? », Terrestres, 1 juin 2020.

[11] Voir par exemple Lynn Margulis et Dorion Sagan, L’Univers bactériel, Paris, Seuil, 1986.