Savoirs

Apprendre à faire société avec les non-humains comme avec les humains – un moment latourien (2/4)

Philosophe

Dans le premier article de la série consacrée à Bruno Latour, Patrice Maniglier présentait la théorie latourienne des sciences, en insistant sur son refus de mettre les sciences au-dessus de nos batailles. Dans ce deuxième article, il montre l’importance de sa théorie des existants pour approcher au plus près la situation pandémique, du fait de la version très précise que Latour a donnée à une exigence qui est dans l’air du temps : penser par-delà l’opposition entre nature et culture. Le fait pandémique restera obscur tant qu’on s’obstinera à croire qu’on ne fait société qu’entre humains.

Latour enseignait depuis longtemps que les catégories opposées de nature et de culture, avec tous les couples conceptuels qui les accompagnent (chose/représentation, non-humain/humain, matière/idéalité, réalité/pensée, etc.), ne permettent pas d’appréhender la réalité en général, et encore moins celle qui résulte de ce qu’on appelle la « Modernité ». Si le travail sur les sciences occupait surtout les années 1970 et 1980, on peut dater cette préoccupation théorique de la publication de Nous n’avons jamais été modernes, poursuivie dans Politiques de la Nature, puis Changer de société, refaire de la sociologie [1]. Il trouva plus tard, dans l’irruption de la Terre comme problème politique (notamment du fait du changement climatique), une incitation supplémentaire à construire une pensée qui se passe de cette dichotomie. Mais le virus a donné à cette hypothèse, d’un cadre théorique qui se déploie par-delà nature et culture, une urgence et une évidence toutes particulières auprès d’une opinion publique assez large.

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Il est vrai que le message semblait déjà être passé avant que le SRAS-CoV-2 ne s’invite parmi nous. Les milieux de l’anthropologie contemporaine (Philippe Descola, Eduardo Viveiros de Castro, Tim Ingold, Marylin Strathern, Anna Tsing, etc.) avaient beaucoup fait pour acclimater cette conviction dans le monde intellectuel.

La prise de conscience de la crise écologique globale, et en particulier le bouleversement climatique, a contribué à répandre dans le grand public l’idée que les êtres humains ne sont pas posés dans un environnement passif sur lesquels ils agissent avec plus ou moins bien de succès, mais bien pris dans des boucles d’interaction si intriquées que ce qu’on prend pour le cadre intangible (naturel) d’une action incertaine (humaine) mérite d’être vu comme un acteur à part entière : le bâtiment du théâtre est venu sur la scène à côté des acteurs, la Terre s’est imposée comme un agent de l’histoire plus rapide que la modification des poli


[1] Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991 ; Politiques de la Nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999 ; Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2005.

[2] Latour lui-même a insisté sur ce point : cf. « Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020.

[3] Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995.

[4] Cette idée est très proche de celle développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari à travers leurs concepts d’agencement et de machine abstraite (voir notamment Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, et de Deleuze seul, Foucault, Paris, Minuit, 1986).

[5] La métaphore de l’instructeur a été mobilisée par Latour dans un entretien avec Caroline Broué où le virus est présenté comme un pion borné qui nous fait répéter une leçon jusqu’à ce qu’on l’ait apprise (La Grande Table, 2ème Partie, France Culture, 25 janvier 2021).

[6] Latour n’est pas le seul inventeur de ce concept. On ne peut pas ne pas mentionner ici le rôle de Michel Callon, dont l’œuvre entière n’a pas encore été reçue à sa juste mesure.

[7] Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le régime climatique, Paris, La Découverte, 2015, p. 132.

[8] D. Hofstadter, Gödel, Escher, Bach, Les brins d’une guirlande éternelle, Paris, InterÉditions, 1985 ; Je suis une boucle étrange, Paris, Dunod, 2013.

[9] Voir Donna Harraway, Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin, Éditions Mondes à faire, 2020.

[10] Voir Charlotte Brives, « Pluribiose. Vivre avec les virus. Mais comment ? », Terrestres, 1 juin 2020.

[11] Voir par exemple Lynn Margulis et Dorion Sagan, L’Univers bactériel, Paris, Seuil, 1986.

Patrice Maniglier

Philosophe, Membre du comité de rédaction des Temps Modernes

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991 ; Politiques de la Nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999 ; Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2005.

[2] Latour lui-même a insisté sur ce point : cf. « Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020.

[3] Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995.

[4] Cette idée est très proche de celle développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari à travers leurs concepts d’agencement et de machine abstraite (voir notamment Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, et de Deleuze seul, Foucault, Paris, Minuit, 1986).

[5] La métaphore de l’instructeur a été mobilisée par Latour dans un entretien avec Caroline Broué où le virus est présenté comme un pion borné qui nous fait répéter une leçon jusqu’à ce qu’on l’ait apprise (La Grande Table, 2ème Partie, France Culture, 25 janvier 2021).

[6] Latour n’est pas le seul inventeur de ce concept. On ne peut pas ne pas mentionner ici le rôle de Michel Callon, dont l’œuvre entière n’a pas encore été reçue à sa juste mesure.

[7] Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le régime climatique, Paris, La Découverte, 2015, p. 132.

[8] D. Hofstadter, Gödel, Escher, Bach, Les brins d’une guirlande éternelle, Paris, InterÉditions, 1985 ; Je suis une boucle étrange, Paris, Dunod, 2013.

[9] Voir Donna Harraway, Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin, Éditions Mondes à faire, 2020.

[10] Voir Charlotte Brives, « Pluribiose. Vivre avec les virus. Mais comment ? », Terrestres, 1 juin 2020.

[11] Voir par exemple Lynn Margulis et Dorion Sagan, L’Univers bactériel, Paris, Seuil, 1986.